Le spectre menaçant/03/05

La bibliothèque libre.
Maison Aubanel père, éditeur (p. 167-171).

V

Les inondés qui avaient dû quitter leurs fermes commençaient à affluer à Chicoutimi, ville industrielle du district. Nombreux étaient les gens en quête d’ouvrage, ne sachant trop comment gagner leur pain quotidien.

Deux solides gaillards se présentèrent un matin à l’usine de Monsieur Drassel pour demander de l’ouvrage, et s’adressèrent au contremaître.

— Le gérant est absent, répondit brusquement celui-ci aux deux jeunes gens.

Monsieur Drassel, ayant entendu la conversation à demi, s’informa de ce qui se passait.

— Ce sont deux jeunes garçons qui demandent de l’ouvrage, dit le chef de bureau. Le contremaître leur a dit que le gérant était absent, pour s’en débarrasser, vu qu’il n’avait pas de place pour eux. Ils ont dit avoir été inondés et obligés de quitter leur terre avec leurs parents.

— Faites-les entrer, pour que je les interroge, dit Monsieur Drassel.

Le chef de bureau conduisit les deux jeunes garçons auprès du patron. Ils étaient endimanchés, mais leur air gauche amusa un peu les employés, quand ils passèrent près d’eux pour se rendre au bureau de Monsieur Drassel.

— Mettez-vous à l’aise, dit bonnement celui-ci en les accueillant ; vous pouvez suspendre vos chapeaux.

Comme ils hésitaient un peu, Monsieur Drassel se leva, alla à eux, prit leurs coiffures et les suspendit au porte-chapeaux. Surpris de tant de cordialité, les deux jeunes hommes se regardaient, en attendant de voir ce qui arriverait. L’industriel ouvrit immédiatement la conversation.

— Vous avez été inondés par l’exhaussement des eaux du Lac ? demanda aussitôt Monsieur Drassel.

— Pas exactement nous, mais notre terre, répondit le plus âgé, très gêné.

— C’est ce que j’ai voulu dire, répondit Monsieur Drassel un peu amusé.

— C’est la terre de notre père, la terre paternelle, comme on dit, qui a été inondée. Nos lots à nous, que nous devions défricher plus tard, et qui sont aussi inondés, sont encore « en bois debout ».

— Et vous aviez l’intention de vous établir près de votre père ?

— Oui, ça toujours été son désir et le nôtre aussi…, mais, à présent !

— Dans quelle région étiez-vous ?

— Nous étions dans la nouvelle paroisse de Sainte-Véronique, sur la Tikuapé.

— Et votre terre a été complètement inondée ?

— Les trois quarts, y compris les bâtiments et la maison.

Le jeune homme raconta en détail leur départ de Verchères, la prise de possession de leur nouvelle terre, le dur labeur qu’ils eurent à essuyer, la belle apparence subséquente de leur propriété, puis, la terrible catastrophe ; enfin, leur sauvetage précipité et la nécessité pour eux de demander de l’ouvrage.

Monsieur Drassel suivait avec le plus grand intérêt le récit du jeune homme qui, s’étant dégêné devant son affabilité, parlait maintenant avec assurance ; accentuant les parties les plus tragiques de son récit, il impressionna fort l’industriel. Celui-ci pressa un bouton et le chef de bureau apparut immédiatement dans la porte.

— Dites au contremaître de prendre ces deux jeunes hommes à l’usine.

— Mais le personnel est au complet, répondit le chef. Le contremaître ne saurait où les placer. Si nous prenons ceux-ci, d’autres solliciteront la même faveur et il ne pourra les satisfaire. Il y a déjà deux cents familles d’inondés à Chicoutimi.

— Vous ai-je demandé conseil ? répondit sèchement Monsieur Drassel. Qu’il prenne ces deux-ci ! nous verrons pour les autres.

Les jeunes Lescault sortirent du bureau de Monsieur Drassel, heureux de s’être si facilement casés et moins convaincus de la méchanceté des riches. Après tout, ils auraient de l’ouvrage, ce qui leur permettrait de subvenir aux besoins de la famille. Leur père étant vieux et fatigué, ils lui épargneraient au moins l’humiliation de travailler à gages, lui qui avait toujours eu la servitude en horreur. Il avait tant et si souvent vanté la belle indépendance du cultivateur et la supériorité de celui-ci sur le journalier, comparant les ouvriers des usines modernes aux mercenaires d’autrefois ! Ne s’était-il même pas imputé la responsabilité du crime d’André à cause de l’instruction qu’il lui avait fait donner et qui avait amené son détachement de la terre ?

Paul et Joseph retournèrent gaiement à la maison, pressés d’annoncer la bonne nouvelle à leur père.

— Deux esclaves de plus aux mains des magnats de la pulpe, fut la décevante appréciation de Pierre Lescault au succès de ses deux fils ; mais quand ceux-ci lui eurent raconté leur entrevue avec Monsieur Drassel, il se radoucit un peu.

— Y a p’t-être encore des riches qui ont du cœur, dit-il. En tout cas, ça nous empêchera de mourir de faim ! Faute d’un gros pain on se contente d’un petit ! J’avais pourtant dit que mes fils ne seraient jamais des esclaves d’usines !

— Nous demandons à Dieu notre pain quotidien, dit Madame Lescault, intervenant dans la conversation ; il nous le donne. Remercions-le plutôt que de maugréer sur la manière qu’il nous le sert ! Nous nous habituerons à la ville ; d’autres s’y sont faits, et qui te dit que beaucoup d’inondés auront la même chance que nous ? Car, pour une chance, c’en est une, d’après l’histoire que nous a racontée Paul.

— Tu as peut-être raison, répondit son mari ; mais, vois-tu, j’ai toujours eu en horreur le travail à la journée. Quant à moi, j’irai défricher une terre plus au nord, là où il n’y a pas d’inondation à craindre.

Le lien qui attachait Pierre Lescault à la terre le faisait présumer de ses forces, car il était encore prêt, à son âge, à s’attaquer de nouveau à la forêt vierge.