Le spectre menaçant/03/10

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Maison Aubanel père, éditeur (p. 186-189).

X

Après un mois de convalescence, le médecin ayant déclaré Agathe complètement rétablie, il lui fut permis de recevoir André. Madame Drassel ne voyait plus d’un aussi mauvais œil ses visites hebdomadaires.

Le commérage, cependant, suivait toujours son cours et Madame Wolfe ne perdait pas une occasion d’essayer de brouiller les amoureux, au profit de son fils. Une occasion favorable devait bientôt se présenter, car Madame Drassel avait décidé que sa fille ferait ses débuts, au cours d’un bal célèbre. Madame Drassel était une fervente catholique, mais un peu victime du respect humain. Afin de cacher ses scrupules au sujet des danses modernes, elle décida intelligemment, sous prétexte de faire revivre les choses du bon vieux temps, de ne permettre que des danses anciennes. Les invités devaient aussi revêtir les costumes d’autrefois. Les danses modernes furent ainsi exclues, sans que personne ne se doute de son stratagème.

Cet événement mondain était attendu avec anxiété par la « Haute » de Chicoutimi, mais l’intérêt que suscita ce bal s’étendit bien au delà des limites de la petite ville.

Le onze novembre, anniversaire de l’armistice, fut le jour fixé pour le bal. La spacieuse résidence des Drassel se prêtait bien à ces sortes de réunions mondaines, quoique la vie plutôt retirée de ses hôtes n’en donnait pas souvent l’occasion. La chaude hospitalité, dont jouissaient ceux qui en étaient favorisés, était cependant bien connue.

Malgré les protestations de Madame Drassel, André fut au nombre des invités.

Une discussion assez vive avait précédé l’invitation d’André au bal. Poussé par Agathe, son père avait ouvert la discussion :

— Je suppose, dit-il à son épouse d’un air de nonchalance simulée, que tu n’as pas oublié le gérant des usines, sur ta liste d’invités ?

— Je m’y attendais, répondit-elle sèchement. Tu n’auras pas voulu me laisser jouir complètement de cet événement !

— Oh ! je croyais que tu donnais ce bal pour Agathe, répondit Monsieur Drassel, feignant l’étonnement. Veux-tu qu’Agathe soit triste ou gaie, joviale, primesautière, ou morne et sans éclat, pour son début dans le monde que tu aimes tant ?

— Voilà une pierre dans mon jardin, que je ne prise guère. J’ai bien le droit d’aimer un peu le monde, et dans l’état de fortune où nous sommes, je n’en abuse pas ; je me plie plutôt à tes goûts casaniers et je ne m’en plains pas.

— Que veux-tu ? On n’a pas tous les mêmes goûts. Moi, j’aime mieux construire des usines, donner du travail aux ouvriers, c’est un peu plus intéressant que la vie mondaine !

— Oui, pour être payé d’ingratitude ! Témoins, ces bruits sourds de grève à propos du travail du dimanche. Je crains fort que tu ne réchauffes des serpents, qui n’attendent que l’occasion favorable pour te mordre au talon.

— Je crois que tu exagères, ma femme. La situation n’est pas aussi désespérée que tu sembles le croire, mais nous sommes loin de notre sujet. Haussant soudain la voix, Monsieur Drassel continua :

— André devra être au nombre des invités ; Agathe le désire, et moi aussi. Tu parles d’ingratitude à ton aise, mais il n’y a pas que celle des petits envers les grands qui compte. Nous avons aussi nos obligations, et il ne convient pas que celui qui a sauvé la vie d’Agathe soit exclu de notre société.

— Toujours l’éternel sauvetage. Pour un stratège habile, c’en est un, il ne perd pas le fruit de ses victoires !

— En voilà assez, répondit sèchement Monsieur Drassel. André sera de la partie ou le bal n’aura pas lieu !

— Dis donc mon gendre, tu en as envie ! répondit ironiquement Madame Drassel.

Monsieur Drassel sourit d’abord à cette petite malice de la part de son épouse, mais ajouta sur un ton plus calme :

— Tu l’annonceras toi-même à Agathe, pour que nos différends n’aillent pas jusqu’à elle.

— Tu me combles, répondit-elle, toujours du même air railleur.