Le stupide XIXe siècle/CHAPITRE PREMIER

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Nouvelle Librairie Nationale (p. 40-80).

CHAPITRE PREMIER

stupidité de l’esprit politique au XIXe siècle français. — révolution et libéralisme. — la presse et son rôle

La politique, c’est le grand art : ars magna. On a proposé d’elle, au cours des âges, bien des définitions. Son rôle est de garantir la cité (et par conséquent le langage, et tout ce qui en découle) contre les dislocations intérieures, résultant des luttes civiles et religieuses, et contre les agressions venant du dehors. Elle est à la fois la philosophie et l’action de l’État. Une politique qui aboutit à l’ébranlement national, aux luttes intestines et à la guerre, qui fait le malheur du pays, sa ruine, le deuil des familles, l’anéantissement des groupes sociaux, professionnels ou provinciaux, est donc une mauvaise politique, une politique dangereuse et fatale. Sauf le court intervalle de la Restauration (qui remplit le programme de son nom) la politique de l’État français, au XIXe siècle, a été une politique exécrable, puisque son premier flot a abouti aux guerres inutiles du premier Empire et à la révolution de 1830 ; son second flot à la révolution de 1848 et à la guerre de 1870-1871 ; son troisième flot à la guerre européenne de 1914. Soit, cinq invasions, en 1792 (le siècle commence en réalité en 1789) en 1814, en 1815, en 1870-1871 et en 1914 (date à laquelle finit en réalité le siècle). Si les choses devaient continuer de ce train-là, un enfant de sept ans, concevant les relations de cause à effet, pourrait annoncer à coup sûr, la fin du pays pour l’an 2014. J’entends, par la fin d’un pays, son passage sans réaction sous une domination étrangère, et le renoncement à son langage. Il y a dix ans, une pareille hypothèse aurait fait hausser les épaules. Il n’en est plus de même aujourd’hui.

L’affaissement politique, au XIXe siècle, quand on regarde les choses de plus près, tient plus encore au libéralisme (qui est la branche femelle de la Réforme) qu’à la Révolution proprement dite, qui en est la branche mâle. Napoléon Ier, Napoléon III, puis Gambetta, puis Ferry, puis Waldeck-Rousseau, marquent la pente de la dégringolade, qui suivit la rupture de la politique monarchique traditionnelle ou mieux, de la politique véritable, de la politique de vie et de durée, cédant à la politique de ruine et de mort. Cette dernière masquée, bien entendu, sous les mots pompeux de liberté, humanité, égalité, fraternité, paix universelle, etc… L’antiphrase est la règle au XIXe siècle, oratoire par excellence, comme tel condamné au retournement de la pensée par la parole, et tout le long duquel les Furies portèrent le nom d’Euménides, ou de Bienveillantes.

Napoléon Ier ou, si vous préférez, Bonaparte, est la combinaison, à parties égales, d’un soldat de génie, d’un aberrant et d’un disciple éperdu de Rousseau, c’est-à-dire d’un imbécile (imbecillis, faible d’esprit). La lecture du Mémorial, qu’il dicta à Sainte-Hélène, est très caractéristique à ce point de vue. Les pages consacrées à l’art militaire donnent l’impression de la sécurité, de la certitude. Elles respirent le plus solide bon sens. Celles consacrées aux motifs de guerre (que l’impérial causeur eût été bien embarrassé de préciser) sont d’une puérilité déconcertante. Celles consacrées aux institutions, aux travaux des jurisconsultes, etc… apparaissent comme d’une rare niaiserie et d’une outrecuidance qui appartient au style de l’époque. Bonaparte y semble un personnage de Rabelais, un Picrochole réalisé. La chose est encore plus sensible chez l’historien contemporain fanatico-maboul Frédéric Masson, qui grossit les insanités de son idole Bonaparte, à la façon d’une boule de jardin. Les ouvrages de Masson, de l’Académie française, constituent, par leur exactitude même, mêlée de latrie napoléonarde, le plus redoutable des réquisitoires. Je n’ai pas connu Bonaparte, autrement que dans les propos de Roederer (qui rendent jusqu’au son de sa voix), mais j’ai bien connu Frédéric Masson, hargneux et falot, avec sa grosse tête sans cervelle, ses moustaches retombantes, sa voussure dorsale, ses humeurs pittoresques de mauvais chien, son incompréhension totale et envieuse de la grandeur vraie, et sa curieuse compréhension de certaines tares et de certains maux. Il a écrit, dans son style affreux de cantonnier ramasseur de crottin, quelques fortes pages de son Sainte-Hélène, parce que là, il reniflait le malheur. De même, à propos de la mauvaise conduite des sœurs de Bonaparte, il fait, étant comiquement mysogyne, d’amusantes réflexions sur la beauté corporelle antique de cette famille et, de là, sur son sens du clan. Mais, d’une façon générale, il est l’historien qui enfouit la gloire sous le fatras. C’est aussi la pétarade, sur l’épopée vaine et terrible, d’un homme qui a trop mangé de documents.

Tout a été dit, et trop bien dit pour y revenir, contre le code napoléonien, le partage forcé et les textes insanes auxquels nous devons la dépopulation subséquente de la France, avec la pulvérisation révolutionnaire des provinces et des métiers. Ce ne fut point perversité chez l’Empereur, mais bien sottise et infirmité d’esprit. Il bousculait ses jurisconsultes raisonnables et non serviles, comme il bousculait Talleyrand, s’imaginant, le pauvre type, faire le bonheur de « ses peuples ». C’est qu’il tenait de son éducation roussiste (aggravée par les méditations solitaires d’une imagination sans frein) cette conviction qu’il faut faire neuf et table rase des prédécesseurs, la révolution ayant apporté au monde étonné, mais récalcitrant, l’évangile des temps nouveaux. Cela, jusqu’à l’extrémité des terres habitées : « Mon imagination est morte à Saint-Jean-d’Acre. » En outre, Napoléon Ier possédait ce don de fascination, tenant à l’allure, à la voix, à la corporéité et aussi à l’irradiation nerveuse qui, rendant la résistance d’autrui difficile, ne laisse plus subsister, comme obstacles, que les chocs en retour de la réalité meurtrie et irritée. Il y a deux sortes d’obstacles pour l’homme d’action : ceux qui viennent des gens ; ceux qui viennent des choses. Ayant surmonté les premiers, au point d’écarter de lui les assassins promis à tout grand acteur de la politique, il succomba devant les seconds. Waterloo ne fut que la somme de ses infirmités politiques, surmontant son génie militaire, et je pense que ni Wellington, ni Blücher n’y furent pour rien.

Notons en passant, que Balzac (chez qui l’historien illumine parfois, et parfois obscurcit et alourdit le grand romancier) semble avoir eu la vision du prodigieux imbécile que fut Bonaparte. Il n’osa pas la formuler nettement, parce qu’elle était encore trop proche de son objet, mais il en nota les répercussions. Il fallut attendre Masson pour avoir les dimensions de cette sottise, armée comme aucune autre ne le fut sans doute ici-bas. Heureusement que la nature ne joue pas souvent de pareilles farces aux hommes, par le canal de l’hérédité. Sans cela, le genre humain (faute de combattants) finirait en même temps que le combat.

Bonaparte n’a pas été seulement funeste à la France par lui-même ; mais encore par tous ceux qui, dans tous les domaines, se sont efforcés de l’imiter et de faire, de leur action, la sœur de leur rêve, révolutionnaire ou libéral. Mon père disait que les deux grands pôles de la pensée au XIXe avaient été Napoléon et Hamlet, le frénétique et l’aboulique, celui qui se décide et tranche tout le temps, et celui qui ne se décide jamais. Mais Alphonse Daudet disait cela en admirant tout Bonaparte. Alors que, de ses décisions, les militaires seules étaient admirables, et les autres d’une rare et tragique infirmité. On pourrait mettre sur sa tombe aux Invalides : il a gaspillé le patrimoine français. Un pareil conquérant est un fléau et pire assurément que la Terreur. Parce que la Terreur est un objet de répulsion historique, au lieu que beaucoup de personnes soupirent encore : « Ah ! Napoléon ! » Rien ne s’oublie plus vite que le déluge de sang, et la rapidité de l’oubli est proportionnelle aux dimensions de l’hécatombe ; pourquoi cela ? Parce que l’esprit humain chasse naturellement l’image du deuil et du charnier. On n’aurait pas imaginé le Jour des Morts, si l’on n’oubliait pas les morts presque tous les jours, surtout quand leur trépas fut collectif et violent.

Soûle d’assemblées et de clubs, de bavardage et de sang, et lasse de cette législation frénétique, vaine et contradictoire, qui est le fruit du régime des assemblées, la France se donna à la dictature napoléonienne, puis au plébiscite qui en découle, en deux crises de courte durée. L’hybridité même de la constitution impériale (semi-héréditaire, semi-plébiscitaire) la faisait osciller entre la révolution, fille de la Réforme, et la réaction. Administrativement, les Napoléon renchérirent sur la centralisation Louis XIV (qui avait failli amener des malheurs vers la fin du règne étincelant), mais ils la pratiquèrent sans mesure, sur un pays arbitrairement découpé en départements et appauvri par une longue suite de guerres. Leur administration compléta ainsi, par le nivellement, le saccage affreux de la nuit du 4 août. L’abolition des coutumes locales et des privilèges fédératifs et corporatifs, le mécanisme inhumain qui en résulta, firent plus et pire pour la dépopulation (en dehors même du pernicieux régime successoral) que n’avaient fait les hécatombes. Les étais ramifiés dans toute la nation, et qui la soutenaient séculairement, les droits, devoirs et chartes des communes et des métiers, s’écroulèrent parmi les acclamations conjointes des libéraux (qui voyaient là l’émancipation de l’individu divinisé) et des autoritaires forcenés, qui s’ébahissaient d’un grand pays réduit ainsi en domesticité. De ces deux stupidités, célébrées à l’envi comme une suite de la déclaration des Droits de l’Homme, sortit le pire des maux sociaux, et contre lequel la monarchie traditionnelle avait toujours âprement lutté : l’effondrement de la justice par la servilité des magistrats. Dépendant uniquement du pouvoir central, malgré le principe hypocrite de l’inamovibilité, commandés au doigt et à l’œil et gourmandés secrètement par ce pouvoir, d’un bout à l’autre du territoire, privés des appuis locaux, de la surveillance locale, qu’assure la décentralisation, ces magistrats eussent été des héros, s’ils avaient résisté à la complaisance politique, qui est la gangrène de leur haute et redoutable profession. Ils s’écroulèrent, entraînant avec eux le grand intérêt social dont ils avaient la garde, et fournissant ainsi à l’esprit révolutionnaire son principal et son plus dangereux argument.

Car ce sont les mauvais magistrats qui font les peuples enragés.

Un ministre de la République, fort intelligent et bon juriste et qui a fait ses preuves pendant la guerre, me disait récemment : « C’est curieux, plus les magistrats sont élevés dans la hiérarchie judiciaire et plus ils sont dociles quant au pouvoir central. Rien n’égale la servilité de la Cour de cassation. » La chose est facile à comprendre, d’après ce que nous venons d’écrire. Les magistrats de l’ordre le plus élevé, les magistrats de la forme pure et du Droit en quelque sorte métaphysique, sont aussi les plus centralisés de tous. Ils sont au sommet d’une pyramide, sans communication avec les vivants, dont ils débattent les intérêts. Bien qu’ils n’aient plus grand’chose à attendre de l’État, la revanche du réel sur l’irréel les pousse à subir secrètement, docilement, les suggestions et impulsions de cet État, et c’est ainsi que le summum jus tend à devenir la summa injuria. On l’a vu au moment de l’affaire Dreyfus, où les juifs, devenus maîtres de l’État, se sont trouvés, du même coup, les maîtres de la Cour suprême, et l’ont amenée à l’acte inouï (et historiquement sans précédent) de l’altération volontaire de l’article 445 du Code de Procédure criminelle.

Cet acte, qui s’est produit précisément à la fin du XIXe siècle (et, en vertu du décalage susdit, à l’aube du XXe) est ainsi une conséquence du lent travail de délitement judiciaire qui succéda à la centralisation jacobine et napoléonienne. De la justice de paix à la Cour de cassation, la justice ira désormais en diminuant, jusqu’à devenir imperceptible. Elle est ancillaire quant à l’État ; et l’État napoléonien, dictatorial ou libéral est un État fol, livré à lui-même, sans contrepoids, mille lois plus absolu que la monarchie de ce nom, laquelle était « absolue » uniquement quant à l’intérêt national, dont elle se montrait la jalouse gardienne.

Je mets en fait qu’un président du Conseil de la République, dans la constitution actuelle, qui sait jouer de l’inertie, de l’incurie, de l’ignorance ou de la servilité de sa double majorité à la Chambre et au Sénat, est aussi absolu que le plus absolu des souverains (et sans présenter aucune garantie souveraine) dans l’exercice de son éphémère pouvoir. Il peut plonger le pays dans un abîme de maux, sans avoir aucun règlement de comptes ultérieurs à redouter. Il peut ne rien faire, alors que, pour conjurer un péril imminent, il faudrait faire quelque chose. Il joint l’omnipotence à l’irresponsabilité. Tel est l’aboutissement de quelques centaines de beaux discours, prononcés par de « grands » libéraux de 1789 à 1914. À mes yeux, je vous le dis franchement, il n’est « grand » libéral qui ne soit un grand âne, et d’autant plus grand qu’il est plus libéral. Qu’est-ce en effet que le libéralisme, si ce n’est la recherche, théorique et pratique, et finalement l’acceptation d’une moyenne entre le meilleur et le pire, entre l’excellent et l’exécrable, entre le vrai et le faux, entre le raisonnable et l’absurde ?

Le libéral est un homme qui révère le Bon Dieu, mais qui respecte le diable. Il aspire à l’ordre et il flatte l’anarchie. Cela, dans tous les domaines, notamment l’intellectuel et le politique. Il va donc s’efforcer de trouver une formule qui concilie un terme et l’autre. D’où la notion du centre dans les assemblées, du « raisonnable » centre, qui tient la balance égale entre les extrêmes et défend la propriété et la famille avec la religion, par exemple, en souscrivant d’avance à tous les assauts passés, présents et futurs, donnés à la propriété, à la famille et à la religion. Il y a là, à la fois l’indice d’une faiblesse mentale et le signe d’un tempérament craintif. Le modèle en fut Émile Ollivier, qui mena la France à l’abîme en 1870-1871, mais continua, malgré l’évidence, à penser qu’il avait eu raison, et publia sur l’Empire libéral je ne sais combien de volumes pour le démontrer. Cela aussi est très dix-neuvième siècle. On a vu, à toutes les époques, des hommes d’État, des politiciens, se tromper lourdement. Mais ceux issus de ce suffrage universel, qu’inventa chez nous le XIXe siècle, gardent toujours l’espérance secrète qu’ils remonteront le courant, et qu’ils démontreront victorieusement que le noir est blanc, et qu’il fait nuit en plein midi. Ils puisent une confiance invincible dans l’incohérence qui les a portés au pouvoir, puis brisés.

J’ai connu, fréquenté et même aimé, de fameux libéraux. Je me suis toujours demandé en quelle inconsistante mie de pain était construit leur débile cerveau. Depuis que je suis député et que j’ai vu fonctionner de près ce régime absurde d’assemblée, où prend forme oratoire le libéralisme, ma pitié pour un tel état d’esprit s’est encore accrue. Alors que la force de l’être humain est dans l’affirmation et la certitude, toutes les facultés du libéral sont tendues vers l’équivoque et l’aboulie. Imagine-t-on rien de plus comique que des parlementaires qui se réclament encore, en 1920 (!) de la charte périmée des Droits de l’Homme et du Citoyen et de la dictature du Tiers, de 1790 à 1793, et qui tonnent, et s’indignent, et vocifèrent contre la révolution russe de Lénine et la dictature du prolétariat ! Quelle savoureuse inconséquence ! Mais la tribune, comme le papier, et peut-être encore mieux que le papier, supporte tout, pourvu que celui qui l’occupe ait un certain ton et un certain ron-ron.

Le libéralisme, c’est l’individualisme, donc l’anarchie édulcorée. Il aboutit, en fait, à la finance, à la pire et à la plus dure des tyrannies : celle de l’or. Inutile d’insister sur le mécanisme par lequel il annihile toute originalité de pensée, puisqu’il ne table jamais que sur des moyennes. Quand on le traque dans ses inconséquences, son suprême refuge est dans l’abstention. J’ai remarqué l’espèce de gourmandise avec laquelle, au Parlement, le Centre s’abstient. Gourmandise analogue à celle avec laquelle tout libéral, ou haut fonctionnaire, ou haut président de conseil d’administration, ou président de la République, démissionne dès que les affaires se gâtent et que la responsabilité se dessine. Assumer une responsabilité, c’est accepter une initiative. Le libéral n’accepte jamais une initiative, et le fin du fin consiste, pour lui, à se ranger à l’avis de son contradicteur, en lui disant : « Je vous laisse la responsabilité de mon acceptation,… ou de ma défaite. » En dernier ressort, aux yeux du libéral, c’est le plus violent ou le plus nombreux qui a raison. C’est pourquoi il n’y a lieu de tenir compte ni des restrictions, ni des avis de ce fuyard perpétuel.

Je n’ignore pas en écrivant ceci que le XIXe siècle a statufié un nombre considérable de libéraux, considérés comme éminents. Ces ânes bâtés ont peuplé les Académies, devenues, par l’affadissement des idées et l’affaissement des caractères, le sanctuaire de ces grotesques idoles. Ce sont eux qui ont poussé toutes les portes par lesquelles est entrée la Révolution. Une fois qu’elle eut « occupé » le bureau (comme on dit en style électoral), la grande et suprême habileté des libéraux consista à crier aux révolutionnaires : « Nous sommes plus avancés que vous. — Allons donc, pas possible ! — C’est comme cela. — Nous allons bien voir ; êtes-vous pour l’expulsion des moines ? — Attendez, il faut distinguer les moines qui ne font pas de politique de ceux qui font de la politique. — Nous n’avons pas le temps d’attendre. Vous avez cinq minutes pour répondre. Êtes-vous pour l’expulsion des moines ? — Eh bien ! puisqu’elle est un fait accompli, oui, nous sommes pour l’expulsion des moines. — Et des bonnes sœurs ? — Oh ! oh ! des femmes, y pensez-vous, et des femmes généreuses et dévouées qui soignent les pauvres malades gratis ! — Ce n’est pas de cela qu’il s’agit. On n’a pas le droit, quand on est libéral, de montrer une cornette à un mourant. Êtes-vous, oui ou non, pour les bonnes sœurs ? — Eh bien ! voici notre suprême concession, et dont vous goûterez et apprécierez l’importance : nous vous abandonnons les bonnes sœurs. Mais, pour le coup, laissez-nous les curés, à condition qu’ils soient démocrates. — Et comment s’assurera-t-on qu’ils le sont ? Non et non ! Il nous faut encore la peau des curés. »

Ainsi continue la conversation. Il est bien dommage qu’aucun Molière ne se soit levé pour portraicturer le démocrate et, comme l’on dit en argot de cimetière, ses concessions à perpétuité. C’est un personnage comicotragique, inhérent au XIXe siècle, nourri de ses bourdes et illusions, fier de cette nourriture et convaincu qu’elle dépasse en excellence, le pain matériel et mystique, le pain des meuniers, comme le pain des anges. Que dis-je ! Le libéral domine le XIXe siècle. Il en est l’enseigne et l’orgueil. Ce triomphe seul, s’il n’en était d’autres, suffirait à stigmatiser une époque. Ce n’est point la rue révolutionnaire, c’est le salon libéral qui est à l’aube des émeutes et septembrisades. Car sur le terrain social, comme sur le terrain économique et politique, les méfaits du libéralisme sont innombrables, d’autant plus pernicieux qu’ils tiennent à l’erreur des honnêtes gens. C’est ainsi que, dans les assemblées dites bonnes, élues sous le signe de la patrie et de la famille, les honnêtes gens font rapidement le lit des coquins.

Vous distinguerez d’emblée le libéral à la crainte qu’il a d’être taxé de réactionnaire. Est-il rien de plus beau, de plus net, de plus harmonieux, de plus efficace aussi, je vous le demande, que de s’affirmer en réaction contre la sottise et le mal, ceux-ci eussent-ils pour eux le nombre et la force ? Comment le corps humain sort-il de la maladie ? Par la réaction. C’est cette réaction que cherche le médecin hardi et intelligent, tant que les sources de la vie ne sont point taries, tant que le grand ressort n’est pas brisé. En clinique, l’absence de réaction, c’est la mort. Il en est de même en politique. L’objection fameuse du libéral contre la riposte aux assauts démocratiques et révolutionnaires est tirée de la comparaison dite fluviale : « On ne fait pas qu’un fleuve remonte à sa source. » Partant de là, aucun vice ne sera jamais enrayé, ni aucun fléau arrêté, ni aucune diathèse combattue, ni aucune invasion repoussée. Il est affreux de songer que, par la stupidité et la complexité de l’ambiance, de tels et si pauvres arguments ont contrebattu et annihilé de 1790 à 1914, les efforts de tant de braves gens ! Ah ! les défenseurs de l’ordre, de l’autorité, de la sagesse politique au XIXe siècle, comme il faut les plaindre et les honorer ! Tous ont eu, plus ou moins, le sort de l’héroïque François Suleau, des Actes des Apôtres, déchiré par les tricoteuses, au 10 août, sur la terrasse des Feuillants. Un libéral vous dira : « Aussi, quelle n’était pas l’imprudence de ce Suleau ! Il n’avait qu’à rester chez lui, ou qu’à hurler avec les louves. »

Ce sont les libéraux qui, ce même dix août, conseillèrent au malheureux Louis XVI de ne pas ouvrir le feu sur la canaille, qui envahissait le château, avec l’histoire de France, et allait déchaîner, sur notre beau pays, des torrents de sang et de fange ; chaque fois qu’il y eut une gaffe à persuader ou à accomplir, ils étaient là ; avec leurs mêmes raisonnements insanes et leurs mêmes tempéraments de froussards. Comme livreurs de places fortes et désorganisateurs de garnisons, je vous les recommande. D’ailleurs s’il y a des réactionnaires différents d’intentions et de principes, il n’y a qu’un libéral, toujours le même, stéréotypé, inéducable et incorrigible, attendu qu’il ne sait pas et ne veut pas savoir que le poulet sort de l’œuf, le blé du grain et la catastrophe sociale de la mauvaise organisation politique, de l’acéphalie.

Machiavel a passé au XIXe siècle, et chez les libéraux, pour un homme d’une immoralité effrayante, parce qu’il a dit : « Attention, ne ménagez jamais un ennemi public, ni privé. Si vous le ménagez, lui, le moment venu, l’occasion favorable trouvée, ne vous ménagera pas. Votre générosité ridicule fait le malheur de votre pays, ou de votre famille. » Mais ce n’est là qu’un axiome de bon sens, de même que c’en est un autre, du même penseur et guide, de ne jamais faire de vaines menaces, non suivies d’exécution. Louis XVI, qui a ouvert le XIXe siècle, en lui laissant sa tête comme otage, Nicolas II de Russie qui l’a fermé, dans des circonstances presque semblables, ont eu tort de ne pas écouter Machiavel, d’écouter les voix stupides du libéralisme meurtrier. Le maître qui ose être le maître, et parler et agir en maître, épargne au monde des millions de cadavres ; et l’attitude timidement défensive, qui a toujours été celle du libéralisme, n’a jamais produit rien de bon.

Le libéralisme c’est la Réformette, et c’est aussi la genevoiserie de Jean-Jacques, mise à la portée des cœurs de lièvre et des raisons déraisonnantes.

Que nous dit la Raison ? Qu’il faut réagir. C’est la vie et c’est le salut. Mais qu’il faut réagir à fond, et persister dans la voie de la réaction choisie, si l’on veut aboutir à quelque chose. Cela, c’est l’énergie politique, qui complète la détermination politique, et assure infailliblement son succès. Presque tout le long du XIXe siècle (sauf pendant la Restauration) c’est la déraison politique qui a tenu la corde et discrédité la réaction. Pourquoi cela ? Parce que le libéralisme avait empoisonné les hommes d’ordre et mis l’autorité légitime en défiance contre son propre droit.

L’esprit révolutionnaire (rendons-lui cette justice) a senti cela. Il a su remarquablement profiter de la reculade chronique des libéraux et persuader même à quelques réactionnaires que la réaction ne devait plus s’avouer, que le mot même en était péjoratif. Qu’est-ce que la réaction ? C’est la tradition militante, le bon sens et l’expérience en armes et refoulant l’insanité révolutionnaire. Car le terme même de gouvernement révolutionnaire est absurde, comme la chose qu’il représente. La révolution est un cataclysme voulu. Le gouvernement, c’est l’organisation politique qui, dans l’État, assure l’ordre. On n’assure pas l’ordre au bénéfice d’un cataclysme… à moins qu’on ne soit un libéral. Donc l’esprit révolutionnaire a lui aussi sa tradition, comme le Diable a son Enfer, et elle tient en quelques aphorismes, auxquels la plus bête des presses bourgeoises (et dont la bêtise a égalé celle de son siècle) a fait un sort étourdissant.

Aphorisme n° 1 : la propriété, c’est le vol. C’est le poncif proudhonien, qui a le numéro 16 dans la nomenclature de notre introduction. La réfutation en est simple : la propriété c’est le champ où reposent les ancêtres et le toit qui abrite les laboureurs et cultivateurs de ce champ. Il n’est rien de plus légitime, ni même de plus auguste, que la propriété ; et ce droit de propriété fait partie du droit primordial du sédentaire, comme de celui du nomade fixé. Le mot de Pascal : ce coin est à moi, disent les hommes, ces pauvres enfants,… et voilà l’origine de la propriété, est parfaitement janséniste et faux. L’arbitraire de la propriété n’existe pas. La propriété, c’est le moule du corps mort et l’abri du corps vivant, l’un joignant l’autre. On a honte d’exposer un principe aussi élémentaire. C’est l’expropriation qui est le vol. Or toute révolution aboutit, en fait, à une expropriation, donc à un vol appuyé sur des meurtres.

À quoi les libéraux me répondent, timidement, par la parole de leurs orateurs et de leurs penseurs de néant : « Il y a du vrai, mais c’est exagéré. La propriété n’est pas tant le vol que cela. Elle l’est un peu seulement. » C’est merveille qu’au cours du siècle, avec une si piètre défense, ait été maintenu le principe fondamental de la propriété. Entendons-nous : maintenu, quant à l’individu. La propriété collective et associationnelle a été combattue et finalement annihilée chez nous. C’est même un juriste républicain (c’est-à-dire révolutionnaire), le funeste Waldeck-Rousseau, qui a confisqué les biens de mainmorte, par lesquels s’établissent, en dehors de l’héritage, la continuité de la propriété collective et son inaliénabilité. Waldeck-Rousseau est le type du juriste spoliateur, au fanatisme froid, formé à l’école du XIXe siècle. C’est ce qu’on appelle un grand libéral. Il est un exemple saisissant du ravage opéré, dans les cerveaux, par le libéralisme et le jurisme romantique à partir de 1850 ; et d’autant plus saisissant qu’il était, dans le privé, un parfait galant homme et assez cultivé.

Aphorisme révolutionnaire n° 2 : la famille, c’est le hasard de la rencontre. Il y a famille, sans curé ni maire, dès que deux êtres de sexes différents, couchant ensemble, font un enfant. Cette assimilation de la famille animale et de la famille humaine était au fond du Contrat Social de l’aliéné Jean-Jacques Rousseau. Sa fortune, depuis cent ans, est liée à la conception de l’animalité humaine et de l’origine animale de l’homme, bourde immense, que nous retrouverons. En fait, la différence de l’homme le plus humble au plus relevé des animaux est cent fois plus considérable que celle de ce même animal au ver de terre ou à l’étoile de mer. L’abîme n’est pas seulement dans le langage articulé et la mémoire héréditaire, renforcée de la mémoire individuelle (voir le Monde des Images et l’Hérédo). Il est aussi dans le sentiment religieux. Il est aussi dans la raison. Tout indique, ou évoque, ou postule, dans l’homme, une création particulière et non l’aboutissement d’une série.

Incapable de concevoir même un tel renversement des âneries (par débilité mentale) à la mode du siècle, le libéralisme a répondu : « Sans doute il y a, à la base de la famille, le hasard de la rencontre, mais tout de même pas tant que cela. » Pour un libéral, reconnaître et proclamer l’importance et l’indissolubilité du sacrement de mariage, c’est « fournir des armes » aux ennemis de la religion. Tout libéral respecte l’union libre et considère le divorce, d’abord comme un mal nécessaire, puis, comme un presque bien légitimement acquis. Tout comme le révolutionnaire, le libéral ne voit, dans le divorce, que les conjoints. Il ne voit pas l’enfant, c’est-à-dire l’avenir immédiat. Le déchirement de l’enfant par le divorce lui importe peu. Les juifs lui ont appris à en rire, tout en n’usant, pour eux et leurs enfants, du couteau du divorce qu’avec une extrême parcimonie.

Si la famille a résisté comme elle l’a fait, en France, aux assauts de l’insanité philosophique, de la facilité verbale et de l’ignominie politique de la révolution au XIXe siècle, c’est à sa constitution terrienne et agricole qu’elle le doit. La puissance de vue d’un Le Play, sa divination, sont remarquables. La propriété terrienne est le corps de la famille, comme le sacrement du mariage en est l’âme. Entre le sol cultivé, agraire, et la famille, il y a un fameux concordat. Alors que, pour la Révolution et pour le libéralisme, la famille c’est une roulotte de bohémiens.

Troisième aphorisme : « La Patrie, c’est la grande illusion meurtrière, c’est la mangeuse d’hommes. » Cette formule est au fond du pacifisme romantique, conséquence naturelle des guerres pour rien du premier Empire. Les guerres pour rien correspondirent elles-mêmes au principe de la nation armée, de l’appel aux armes de tous les citoyens valides, édicté par la Convention. C’est une des plus grandes leçons de l’histoire que le siècle de l’humanitarisme et du pacifisme théorique ait été aussi celui de l’enrôlement universel, et des plus atroces boucheries que le monde ait jamais connues. Ainsi l’image de la Patrie, qui est une image de conjonction, pour la défense commune et les intérêts communs, des hommes de même langage et de mêmes aspirations, a-t-elle pu être travestie, par ses adversaires de mauvaise foi, en une image de Baal et de Moloch.

Sur ce point aussi, la défense du libéralisme, bien que facile, a été extrêmement faible. Ou plutôt, il ne s’est pas défendu. Du moment qu’il s’inclinait devant le fétiche révolutionnaire, qui bêle la paix universelle avec les pieds dans le sang, il devait s’incliner devant le coup de faux périodique, donné à travers des générations, devant ces mobilisations, où le grand-père se bat aux côtés du petit-fils. Monstruosité qu’avait su éviter la sage monarchie française, dans sa volonté de « toujours raison garder ». C’est que la paix est le chef-d’œuvre de la politique. Mais comment comprendraient-ils cela, les amateurs et doctrinaires de la guerre civile en permanence ?

On voit aujourd’hui où nous a conduits le principe révolutionnaire-césarien, d’après lequel il appartenait à la France de décréter la liberté au monde ! Je ne me rappelle pas sans effroi la salle à manger de Hugo, à Guernesey, où une statue de la Sainte Vierge, tenant dans ses bras l’Enfant Divin, était ornée des vers suivants du maître d’erreurs :

Le peuple est petit, mais il sera grand,
Dans tes bras sacrés, ô mère féconde,
Ô Liberté sainte au pas conquérant,
Tu portes l’enfant qui porte le monde !

Tout le romantisme politique est là : une parodie sacrilège des Évangiles, avec, comme aboutissement, le massacre. Mais, entre les deux, quel flux de paroles et de déclarations retentissantes, juste ciel, que de tribunes dressées, que d’orateurs vains ! Mirabeau, Danton, Hugo, Gambetta, Jaurès, soufflant la mort à tour de rôle et de tous leurs poumons, en réclamant la fraternité universelle, tel est le schéma de cette époque étrange et qui donne à son historien un frisson de colère et de dégoût.

Notons-le ici : alors que la Renaissance, en exaltant l’art et la vraie science, la Connaissance en général par le commerce des anciens, donnait un prix infini à la vie humaine, la personne (qu’il ne faut pas confondre avec l’individu) y était honorée en raison même des œuvres belles et utiles dont on la savait capable. Elle était relevée et garantie par le suffrage professionnel des connaisseurs et des pairs. Au lieu que, dans la conception réformiste, encyclopédiste et révolutionnaire, si les droits légaux et sociaux de l’individu sont exaltés, au détriment de la communauté, le sacrifice de la personne au nombre et au suffrage universel devient la règle courante ; il est quasi divinisé. La vision du troupeau l’emporte sur la vision de la personne, la vision de la Convention et de Bonaparte sur celle de François Ier et de l’humanisme.

À quoi le libéral répond : « Évidemment, l’idée de patrie est une idée à reviser. » Triple crétin, du moment que tu la revises, tu l’abandonnes, de même que celui qui revise sa prière abandonne du même coup sa foi !

C’est ainsi que nous arrivons au quatrième et virulent aphorisme révolutionnaire, d’après lequel le catholicisme et la religion en général font obstacle à l’émancipation humaine, en accoutumant le citoyen à subir. Mais quand donc le libéral a-t-il su répondre que le catholicisme enseigne, au contraire, à ne pas subir le mal, sous sa triple forme de l’ignorance, de l’oppression et du désordre ? N’est-il pas, ce catholicisme, le maître et le guide de cette émancipation intérieure, de cette liberté de détermination, qui est la seule liberté permise et concevable ici-bas, en ce qu’elle échappe à la chaîne des événements, comme au contrôle de la collectivité, comme à la tyrannie des tissus organiques ! Ce sont là vérités courantes, que la théologie enseignait, et qui, des couvents, au cours des âges, diffusaient à travers la culture française. Les clercs les transmettaient aux laïcs, qui les répandaient à leur tour. C’était cela, le cléricalisme, dont le seul nom est aujourd’hui encore, après cent trente ans d’abrutissement méthodique, un objet d’horreur et de terreur pour le libéral.

Nous pouvons, cette fois, jeter un regard d’ensemble sur cette obnubilation politique, d’où pleut le sang des hommes infortunés du XIXe siècle. Ce regard traversera les groupes sociaux, si nous divisons ceux-ci en ouvriers, bourgeois et paysans.

Avant la Révolution, il y avait en France des artisans. Après la Révolution, et de plus en plus, il y a eu et il y a en France des ouvriers d’industrie, dont l’ensemble constitue ce terme affreux, couramment employé par les dupeurs du peuple et politiciens de la démocratie : le prolétariat. Les artisans, en se groupant, constituaient les corporations, dont de nombreux travaux d’histoire politique et sociale, ceux notamment du marquis de la Tour du Pin, ont montré le rôle bienfaisant dans l’architecture nationale, et les heureux résultats quant à la paix intérieure et quant au perfectionnement professionnel. La rupture révolutionnaire des corporations a créé le prolétariat, véritable servage démocratique, où la masse des travailleurs, ayant troqué ses droits et libertés réelles pour le dérisoire bulletin de vote au suffrage universel, se trouve transformée en machine à propulser des politiciens. Régulièrement ces politiciens, après s’être hissés sur les épaules des travailleurs, jusqu’aux sommets du pouvoir politique, rejettent et renient, une fois nantis, ceux auxquels ils doivent leur ascension et leur accession : c’est ainsi que le renégat ajoute à l’amertume de la catégorie sociale, dont il prétendait vouloir le bonheur et par qui il a fait sa fortune. Il est remarquable qu’après cinquante ans d’une mascarade aussi rudimentaire que scélérate, la masse ouvrière ne se soit pas encore avisée de l’énorme farce dont elle est la victime et continue à fabriquer, à la douzaine, des Viviani et des Briand, eux-mêmes captés, puis commandés, par les maîtres de l’or et de la Bourse. L’affaissement intellectuel de la classe ouvrière au XIXe siècle a égalé celui de la bourgeoisie, ce qui n’est pas peu dire.

Les syndicats ont été, vers la fin de ce même XIXe siècle, une résurrection bâtarde des corporations, sans l’ampleur et l’ingénieuse organisation de celles-ci, où employeurs et employés discutaient et débattaient leurs intérêts, à l’abri de toute ingérence politique. Tels quels, ces syndicats eurent d’abord contre eux les libéraux, partisans acharnés de l’individualisme esclavageur (puisqu’il est clair qu’un ouvrier isolé est sans recours devant son patron). Ces libéraux entraînèrent avec eux de nombreux conservateurs, ignorants des instructions politiques si sages du comte de Chambord, et aux yeux inclairvoyants de qui la désorganisation du monde des travailleurs était une condition de sécurité sociale, alors qu’elle est précisément le contraire. Pas plus que les ouvriers ne comprenaient leur véritable intérêt, qui est de développer le syndicalisme jusqu’au corporatisme (excusez le vilain mot, pour la belle chose) intégral et complet, les conservateurs ne comprenaient le leur, qui est de faire au travail manuel sa place aussi large et puissante que possible dans les assises de la Société, de lui assurer le bien-être, la libre expression de ses désirs, de ses responsabilités, la possession et la gestion de ses caisses et de ses ressources, le droit d’acquérir et déléguer, etc… Alors que les républicains et les jacobins, contraints de donner un os à ronger aux travailleurs dont ils sollicitaient les suffrages, leur contestaient et contestaient à leurs syndicats le droit de propriété et de transmission de propriété (cela en raison des grands principes révolutionnaires), les libéraux et un trop grand nombre de conservateurs entraient dans cette vue injuste, absurde et courte. Les salonnards, littéralement, s’y ruaient. Que de querelles j’ai menées à ce sujet, dans les milieux où je fréquentais, de 1897 à 1908 notamment, stupéfait de l’incompréhension totale des meilleurs parmi nos amis, aussi bouchés dans leur opposition au syndicalisme professionnel que les républicains eux-mêmes. Seuls quelques royalistes et grands catholiques, à la suite du marquis de la Tour du Pin et du comte de Chambord, comprenaient l’importance primordiale d’un retour aux groupements corporatifs, la nécessité d’une extension du syndicalisme et le péril social d’une guerre aux syndicats.

Les conservateurs firent ainsi le jeu des républicains, qui se fichant du monde des travailleurs (et comment !) les représentaient à ce monde, facile à éblouir et à tromper, ainsi que des ennemis de classe et des ventres dorés égoïstes. Les grands chefs de la finance internationale virent, immédiatement, tout le parti qu’ils pouvaient tirer de ce terrible malentendu. Eux, les véritables ventres dorés de la société contemporaine, firent alliance avec les avocats et les meneurs du prolétariat et subventionnèrent la presse révolutionnaire, en même temps que, de tout le poids de leur influence, ils poussaient au pouvoir les dupeurs du peuple.

Meurtrier aux corporations et groupements provinciaux et professionnels (en raison de son individualisme et de sa centralisation révolutionnaire), le XIXe siècle a été, en France, l’âge d’or du parlementarisme de style anglo-saxon. Je pense que la vague d’anglomanie politique, qui suivit la défaite de Waterloo, comparable à la vague de germanophilie intellectuelle, qui suivit la défaite de Sedan, a été pour beaucoup dans la vogue de ce mode de représentation, fort étranger à notre génie national et réaliste, et qui nous a fait tant de mal.

Qu’est-ce, en somme, que le Parlement, Chambre et Sénat, avec ses groupes, ses commissions et son prétendu contrôle ? C’est un immense trompe-l’œil. Je le savais grosso modo, avant d’en faire partie. Mais, depuis que j’en fais partie et que je suis à même de juger les choses de près, je m’étonne qu’une pareille illusion ait duré si longtemps, et j’y vois, une fois de plus, la preuve de la faiblesse de l’esprit public au siècle précédent. Je ne dis pas de la volonté publique, parce que, pour vouloir, il faut concevoir. Le peuple français s’est laissé imposer le parlementarisme par ignorance, et il continue à le subir par inertie. Quant aux députés et sénateurs, lesquels sont censés contrôler les éphémères gouvernements, qui s’éboulent, puis se réédifient pour s’ébouler encore, au sein de l’insanité constitutionnelle, ils s’attachent au système, non seulement en raison des commodités qu’il leur procure, mais aussi en raison du divertissement qu’il leur apporte. Le métier de parlementaire est décevant, mais il n’est pas ennuyeux. À certaines heures, une parole ferme et renseignée peut être écoutée à la tribune et rendre des services. Il serait très faux de s’imaginer que tous les parlementaires soient des ignorants, ou des êtres avides et mal intentionnés. Ils sont, en général, non seulement le résultat d’une élection, mais une sélection. Ce qui est mauvais et nocif, c’est le système, c’est la grande machine dans laquelle ils tournent, débattent et légifèrent, et qui repose sur plusieurs postulats irréels. Celui-ci, notamment, qu’un individu, sacré par le suffrage vague, flottant, de l’universalité, au premier ou au second degré, devient apte, par cela même, à déterminer et diriger la politique générale d’un grand pays. Confier cette politique (dont tout dépend) au produit du suffrage universel ou du plébiscite, c’est confier la montre au bûcheron. Il peut se rencontrer, par fortune, un bûcheron qui ait quelques notions d’horlogerie ; mais, même s’il a ces notions, sa hache ne lui permet pas de les appliquer aux rouages délicats de la montre.

La réalité politique méconnue se venge et cruellement. Il est donc arrivé, en quelques législatures, que le gouvernement républicain, en lutte chronique (la collaboration était impossible par définition même) avec le parlement, a imaginé, pour mater celui-ci, tout un réseau de corruption, d’intimidation et de manœuvres, dont l’ensemble constitue un impressionnant bagage. Ce bagage, unique compétence valable en politique républicaine, est le lot, à chaque génération, d’une équipe d’une vingtaine de gens habiles, rompus aux intrigues d’assemblée, et qui s’entendent ou se querellent, de clan à clan, pour la possession, à terme et à bail, du pouvoir. Chacun de ces clans, cherchant des appuis, les trouve, soit à l’étranger, selon les vicissitudes des ententes et alliances, soit dans la finance et les banques rivales. C’est à cela, à cette bataille confuse d’intérêts bancaires ou étrangers, sous les noms de clans opposites, qu’aboutit le fameux dogme de la souveraineté du peuple ; et l’on ne saurait trop en rire, de peur d’être obligé d’en pleurer.

Joignez à cela les forces d’inertie et de paresse, renforcées, dans nos assemblées, par la surabondance et la contradiction de textes législatifs hâtivement votés. Ajoutez-y la tendance naturelle des hommes réunis qui est (s’ils se trouvent ensemble plusieurs fois la semaine) de rechercher, un jour sur quatre, la dispute pour la dispute, et, les trois autres jours, l’assoupissement ; vous comprendrez ainsi comment les questions essentielles, vitales, foncières ne sont pour ainsi dire jamais évoquées à la Chambre ni au Sénat, ou bien sont évoquées par le travers, ou dans un porte à faux. Ce qui passionne de telles assemblées, ce n’est pas l’intérêt public, c’est l’assaut des clans et des personnalités représentatives de ces clans, c’est le jeu d’échecs. À ce jeu, quelques-uns deviennent de première force, soit aux couloirs, soit en commission, soit en séance, et les copains les regardent faire avec ébahissement et envie. Mais ce jeu absorbe toutes leurs facultés, au point de ne plus leur laisser aucun loisir pour la vue nette du bien de l’État, ni pour la détermination consécutive, ni pour l’action. C’est quand le parlementaire est le plus roué, qu’il devient le plus dangereux pour la chose publique. C’est alors aussi qu’il est ministre et président du Conseil le plus fréquemment.

C’est ainsi que le parlementarisme, quant au gouvernement, opère bien une sélection, mais à rebours.

Quant au remède, préconisé par quelques serins, qui consisterait à prendre des ministres en dehors du parlement, et selon leur compétence, il a donné, les quelques fois où il fut appliqué, des résultats pires encore que l’autre système. Il arrive, en effet, ceci, que ces ministres improvisés, ignorants du jeu parlementaire, ou commettent une énorme gaffe qui annihile d’emblée leur autorité, ou se confient à un lascar d’assemblée quelconque, qui abuse de leur naïveté et les entraîne aux pires compromissions. Exemple : combien d’excellents amiraux et de remarquables généraux ont vu leur prestige amoindri par un passage au ministère de la Marine ou de la Guerre, où leur inhabileté parlementaire donna l’injuste impression d’une inhabileté tout court, où leur manque de caractère politique donna l’injuste impression d’un manque de caractère tout court. Combien de fois n’est-il pas arrivé (cas de Gallifet notamment, dans le cabinet Waldeck) que le ministre militaire de la Guerre, traité immédiatement, par les gauches, de baderne et d’assassin, ou de traîneur de sabre, au choix, ait voulu prouver à ses détracteurs sa largeur d’esprit, ce, au détriment de l’armée. L’écueil est classique.. Même observation quant à l’amiral ministre. Le service le plus important de tous, qui est celui de la Défense nationale, peut ainsi se trouver gravement compromis par le besoin qu’éprouve son chef militaire et politique de faire des avances et mamours à ses pires ennemis, ou de les amadouer par des concessions inopportunes et en lâchant quelque chose, non seulement de ses principes, mais de son principe.

Car la République est à gauche, ne l’oublions pas. Elle n’est ni au centre, ni à droite. Son aiguillage est devenu ainsi, par une pente naturelle et normale, antimilitariste et antipatriote, et elle doit, périodiquement, se conformer à cet aiguillage. Il y a incompatibilité absolue entre les Droits de l’Homme et la discipline de l’autorité militaire. La guerre de 1914-1918 en a fourni la preuve saisissante. Sa durée a tenu moins aux tranchées qu’à la lutte sourde et chronique du préjugé républicain, représenté par les gouvernements antérieurs à celui de Clemenceau, contre les grands chefs militaires. Le politicien de gauche hait ou redoute, par définition, l’officier supérieur ; et l’officier supérieur s’imagine qu’il lui faut se concilier le politicien de gauche. La première chose qu’aurait dû faire le généralissime Joffre, au 3 août 1914, eût été de coffrer les traîtres Caillaux et Malvy. Sa victoire de la Marne eût clos la guerre, en tranchant tout l’espoir allemand. Au lieu que, Caillaux et Malvy restant les maîtres politiques du pays, malgré la victoire de la Marne, le gouvernement allemand se rassura et considéra que toutes ses chances n’étaient donc pas anéanties.

En dehors du parlement bourgeois, et où dominent les avocats (c’est-à-dire où est assurée la prédominance des mots sur les choses) en dehors du tâtonnement syndicaliste des ouvriers et des employés, quelle est donc la force, obscure mais résistante, qui a maintenu la nation française et l’a empêchée de se dissoudre révolutionnairement, en cent trente ans ? C’est bien simple ; c’est la paysannerie. On peut considérer qu’en paix comme en guerre, le paysan français, non contaminé par la stupidité des « novations » ambiantes, échappant à l’effritement social par le sol, a, de 1789 à 1914, sauvé le pays. Il a maintenu le conglomérat. Il a alimenté la bourgeoisie, versé en elle, à chaque génération, des éléments physiquement et moralement sains, laborieux, parfois généreux, toujours originaux et puissants. Son épargne intellectuelle et morale a rendu plus de services encore peut-être que son épargne monétaire. Il a même résisté à la banque juive et à la presse, ce qui est presque inconcevable. Je ne saurais exprimer l’admiration où me plonge la vue d’une chaumine de chez nous, en Touraine, en Bretagne, en Vendée, en Provence, dans les Vosges, en Savoie, etc… avec sa cheminée, son petit enclos, sa barrique ou sa charrette devant la porte, son murmure d’enfants et de parents, son coq et ses trois poules, son chien, son cheval, ses six lapins. Je me dis que ce petit ensemble, humain et divin, a tenu tête aux assauts de toutes les balivernes meurtrières, à Rousseau, aux Droits de l’Homme, à Kant, à Robespierre, à Bonaparte, à leurs apologistes, à Hugo, au romantisme, aux banquiers juifs, aux politiciens républicains, aux démagogues, aux démophiles, aux sorbonnards, aux salonnards, aux journaux enfin, acharnés à la ruine et à la mort de la race, à l’écroulement de notre bel édifice français, et cela de 1789 à 1914. Je songe à ceci, les mains jointes et les larmes dans les yeux, des larmes de reconnaissance, historique et mystique, analogues aux pleurs de joie de Pascal.

Quand tout s’éboulait, se lézardait, s’effritait, sous les vers pompeux de ces poètes fous, gambadant devant leurs miroirs, sous les tirades de ces farceurs d’assemblée, sous les lois démentielles de ces magistrats (honnêtes certes, les malheureux, et pavés de bonnes intentions), sous les émissions de ces manieurs d’or et de papier, sous les mirobolantes tirades de ces académiciens valets du pouvoir, de ces ministres aspirant à l’Académie sans connaître le français ni l’orthographe ; quand les arcs, les dômes, les piliers, les colonnes s’effondraient dans le gravat révolutionnaire de la poussière humanitaire et libérale, elle tenait, cette chaumine paysanne, elle demeurait debout, abritant le labeur de braves gens, leurs saines amours, la soupe et les gosses. N’est-ce pas là une consolation à tant de misères, volontairement et orgueilleusement amoncelées ? N’est-ce pas là aussi un bienfait venu de loin, du fameux pré-carré de nos Rois, et aussi de la longue tutelle ecclésiastique, prudente et sage, et aussi de ce sol merveilleux, unique et gras, qui se laisse diviser en parcelles et rejoindre en champs d’un seul tenant, qui a la bonhomie de son laboureur, de son vigneron, de son semeur ? Aux gloires bestiales, tambourinées, homicides du siècle révolutionnaire, romantique et maboul, qui ne préférerait la gloire anonyme et obscure, l’immanent et mûrisseur soleil de ce mort auguste (ô La Rochefoucauld !) qu’est le paysan de chez nous !

Il était naturel que l’agglomération urbaine, en se développant par la multiplicité des moyens de transport, la diversité des besognes industrielles et la hausse continue des salaires, appauvrît progressivement nos campagnes et dissipât ainsi notre principale richesse : le paysan et aussi le marin français, ce cultivateur de la mer. La faute initiale, cette fois, en est aux choses et non aux hommes. Mais l’inertie des hommes politiques (tenant à la paresseuse institution démocratique) a grandement ajouté, par la suite, à ce fléau. Seul entre les républicains, un type de grand commis d’autrefois, M. Jules Méline, dans un ouvrage remarquable, le Retour à la Terre, a vu le mal et indiqué le remède. Mais le système électoral universel, quelle que soit sa modalité, exige que le troupeau des électeurs (qui, seul, importe à l’élu) soit de plus en plus attiré, appâté et concentré dans les grands centres, où on le triture, où on le malaxe à la grosse, ainsi que dans les fabriques de Chicago. Le politicien se moque des hommes. Il ne s’intéresse qu’aux voix, et au nombre de ces voix. Il lui faut donc des parcs urbains de plus en plus denses, des centres de recensement, de numérotage et de pression de clan. Cependant que la finance, pour une autre forme de détroussement, appelle aussi le paysan à la ville, afin de lui soutirer son argent. Ce que le parlementaire fait pour les hommes, ce que la finance fait pour l’épargnant rural, la prostitution le fait pour la rurale. On ignore (le sujet étant âpre et impossible à traiter crûment) les ravages de la prostitution contemporaine dans les grandes et moyennes villes, où abondent les faux plaisirs dont fait argent, comme de tout, un État barbare. Je laisse de côté la question d’hygiène. Je n’envisage que le déplacement, le dépaysement et l’appauvrissement rural. Il est effrayant de le conjecturer.

La chouannerie, cette résistance du paysan de l’ouest et de Provence (guidé par son solide bon sens traditionnel) à l’aberration révolutionnaire, m’apparaît comme un admirable symbole. Si la chouannerie l’avait emporté (cette chouannerie scandaleusement calomniée par ce déséquilibré de Michelet), que de maux eussent été épargnés au pays ! Que de guerres supprimées, quel déluge inutile de sang ! La chouannerie violente a été vaincue, mais une chouannerie latente et vigoureuse a continué à mettre en garde les campagnards contre l’épilepsie urbaine et ses délégués les plus notoires. Il est de mode de dénigrer le hobereau, le petit seigneur demeuré dans son patelin et qui maintient celui-ci, en se maintenant. Honneur au hobereau du XIXe siècle, honneur à sa résistance souvent difficile, honneur à sa prévision et sa clairvoyance ! Un des derniers étais fut son castel au milieu des chaumières sacrées ; et je souhaite, pour mon pays, que le temps à venir (par un de ce ces détours habituels à la Providence) le multiplie, ce hobereau français, en relevant son autorité. Transformé ou non, le hobereau sera toujours cher au roturier, comme moi, qui aime bien son pays et que le salonnard écœure.

Au résumé, les doctrines de mort, révolutionnaires et libérales, ont opéré, au XIXe siècle, une sorte de chasse d’eau et de feu à travers les trois grands groupements de la nation française. Elles ont envahi la Cour par les philosophes, puis la haute magistrature et bourgeoisie, puis la moyenne et petite bourgeoisie, puis le monde ouvrier, produit isolé et perturbé du mouvement industriel sans cesse grandissant, produit, en somme, inassimilé. Elles se sont arrêtées au paysan, qu’elles ont à peine contaminé, qu’elles ont cherché à contaminer par la centralisation électorale et le parlementarisme, qu’elles risquent de contaminer par la presse. C’est de la presse française, au point de vue politique et social, qu’il nous reste à nous occuper maintenant, pour compléter un panorama, dont je ne me dissimule pas les trous et les vides. Mais, encore une fois, tout ceci démontre qu’un pays tel que le nôtre ne saurait se passer d’un père politique, consubstantiel à sa politique traditionnelle, héréditaire comme cette politique, toujours vigilant, toujours raisonnable et opposant, à chaque péril et piège nouveau, une digue appropriée.

Les libelles (qui étaient la presse d’antan) ont fomenté la Révolution. Mais déjà, sous la Révolution, le contrepoison a existé, et aux journaux de Camille Desmoulins et de Marat s’est opposé celui de Suleau, de Rivarol et de Chainpcenelz. En face du Vieux Cordelier et de l’Ami du peuple se sont dressés les Actes des Apôtres, Puis, après la tourmente a commencé la longue querelle pour ou contre la censure, ou la liberté de la presse, qui nous apparaît comme bien folle et bien spécieuse aujourd’hui où, après quelques avatars pittoresques, la grande presse, dite d’information, est, comme la politique dite démocratique, humblement asservie à la finance. La censure de l’argent a, en somme, remplacé la censure d’État, infiniment moins vigilante et tyrannique. Nous pouvons en parler savamment, nous autres royalistes, qui avons fondé en 1908, au milieu de mille difficultés (et quelques-unes qu’on pouvait croire insurmontables) l’Action française quotidienne, afin de mettre précisément nos contemporains en garde contre la guerre qu’on sentait venir, et dont la grande presse officieuse d’information niait l’imminent péril. Le développement intensif de la presse dite populaire (presse à un sou) en France, de 1880 à 1914 pendant trente-quatre ans, coïncide ainsi avec la période du pire aveuglement quant à la Défense nationale. Le journalisme politique, devenu, aux mains des républicains, journalisme d’affaires, est uniquement employé à travestir la réalité en matière de relations extérieures, à amorcer des emprunts nouveaux, et à accréditer, dans le grand public, les vingt-deux blagues ou propositions fausses, énumérées au début du présent livre. La presse française devient ainsi, dans la seconde moitié du XIXe siècle, tout ensemble un moniteur de Bourse, et un complément de l’école primaire, à laquelle tend la main l’enseignement, dit supérieur et gangrené, de la Sorbonne.

De nombreuses études, pénétrantes et documentées, ont été écrites sur ce rôle d’endormement et de perturbation de l’opinion par la grande presse, au premier rang desquelles celles de Drumont et d’Urbain Gohier. Corruptio optimi pessima. Rien de pire que la corruption du meilleur. Cette devise peut et doit s’appliquer à ce journalisme intensif, dont le XIXe siècle, dit « des lumières », s’est montré si vain. Le régime d’assemblée, en donnant le pas à l’effet oratoire sur la sincérité, a naturellement développé outre mesure cet esprit d’hypocrisie, qui s’est identifié aujourd’hui avec l’esprit démocratique, et qui alimente le journalisme quotidien. Il faut se rendre compte de ceci, qu’aux yeux de la masse, du suffrage universel, ce qui est imprimé bénéficie, encore maintenant, d’un prestige considérable. Il n’y a qu’à voir avec quelle facilité les foules révolutionnaires acceptent et adoptent les bourdes et bobards de leurs feuilles habituelles. Cette déconcertante crédulité n’est même pas ébranlée par les chocs et les contre-chocs du réel. Les êtres simples croient ce qu’ils lisent parce qu’ils ne lisent, en fait, que ce qu’ils croyaient préalablement. Ils cherchent, dans leurs lectures, le reflet et l’exaltation de leur ignorance et de leur duperie.

À partir de 1830 environ, on distingue, en France, deux catégories de journaux et de périodiques : ceux qui sont des entreprises commerciales d’un genre plus relevé, ayant à leur tête un homme d’affaires, frotté de littérature, un imprésario doué d’un certain flair, dont le type est un Bertin pour les Débats, un François Buloz pour la Revue des Deux Mondes, un Villemesant pour le Figaro, un Bunau Varilla pour le Matin. Ceux qui se résument dans la personnalité directoriale d’un politique, d’un agitateur d’idées, d’un polémiste, d’un Hugo (Rappel), d’un Veuillot (Univers), d’un Gambetta (République Française), d’un Rochefort (Intransigeant) d’un Drumont (Libre Parole), d’une Mme Edmond Adam (Nouvelle Revue). Les ressources financières, évidemment plus puissantes pour la première catégorie que pour la seconde, donnent à celle-là une diffusion supérieure que compense, pour celle-ci, une participation plus directe aux combats de plumes.

Il y aurait un ouvrage intéressant à écrire sur les réactions réciproques de l’esprit public, des assemblées et de la presse, dans le domaine de la politique, pendant le cours du XIXe siècle. D’une façon générale, le niveau de ces trois pouvoirs fut et demeure assez bas, d’un côté comme de l’autre, en dépit de la bravoure intellectuelle (mais desservie par un style trop apprêté) d’un Veuillot, de la verve toute voltairienne d’un Rochefort, du génie psychologique et historique d’un Drumont. Je n’ai pas connu le premier, dont les œuvres sont aujourd’hui trop oubliées (ce qui prouve qu’elles manquaient de fortes racines dans l’humanité générale, et les romans de Veuillot sont médiocres, en effet), mais j’ai connu intimement Rochefort et Drumont et joui profondément de leur commerce. Le premier, éblouissant dans la conversation, d’un style rapide, frais, traditionnel et clair, sacrifiait tout à l’humeur et même quelquefois le bon sens, joignant ainsi à l’irréalisme politique du XIXe siècle la légèreté redoutable du XVIIIe siècle finissant. Le second se délectait d’une humeur sombre et solitaire, à la façon de Manfred, et son sens historique général était combattu par un byronisme latent et dissimulé, qui l’écarta de tout aboutissement politique. Ni l’un ni l’autre ne pouvait servir de chef, ni de guide et on le vit bien dans la tourmente dreyfusienne de 1887 à 1900 où, maîtres de l’opinion française, ils se firent battre, sur le terrain de cette opinion, par un politicien de quatorzième ordre, qui était Waldeck-Rousseau. Ceci prouve que, si les écrivains politiques contribuent à la couleur d’une époque, il y a, dans l’ambiance politique de cette époque, quelque chose qui finalement les domine, s’ils n’arrivent à la dominer. La volonté est la seconde phase, et la plus intéressante, de l’intelligence. Rochefort et Drumont eurent de l’entêtement, non de la volonté politique ; ce qui fit qu’ils restèrent dans la polémique et ne pénétrèrent point dans l’État.

Comme clairvoyance dans le domaine de la politique étrangère (qui est celui de l’aberration principale, en France, sous le premier, le second Empire et les trois républiques), on ne peut citer, au lendemain de 1870, qu’une femme, mais extraordinaire et géniale, Mme Edmond Adam, en littérature Juliette Lambert, fondatrice et directrice de la Nouvelle Revue. Mme Edmond Adam, dans cette publication bimensuelle où j’eus l’honneur de faire mes débuts, s’était donné comme tâche la dégermanisation de l’esprit politique et philosophique français, au lendemain de Sedan, et la préparation de la Revanche. Son influence fut autrement forte et profonde, sur les hommes de ma génération, que celle, toute en surface, de Déroulède. Il ne faut donc pas s’étonner si, à la fin du siècle dit « des lumières » et, en réalité, de l’imbécillité politique et philosophique, c’est le nom de Déroulède, excellent homme et orateur entraînant, mais cerveau vide, qui est au fronton de la gratitude nationale, et non celui de Mme Edmond Adam, coupable d’avoir arraché le masque du rhéteur génois Léon Gambetta.

Ainsi le développement formidable de la presse, dans le dernier tiers du XIXe siècle, loin de servir la cause de l’intelligence et de la raison, c’est-à-dire, en politique, celle de l’ordre, a-t-il servi plutôt celle de la confusion mentale et de l’argent, c’est-à-dire, en somme, de l’anarchie. Quand arriva la guerre franco-allemande de 1914, on fut effrayé du nombre de journaux convaincus, ou soupçonnés, de s’appuyer sur des capitaux allemands et de suivre les directives de l’agresseur. Une telle perversion était cependant la conséquence directe du détachement progressif de la presse, quotidienne et périodique, quant aux intérêts permanents du pays, de son asservissement progressif à de tout autres causes que celle du bien général, en un mot de sa dénationalisation.