Le stupide XIXe siècle/CHAPITRE II

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Nouvelle Librairie Nationale (p. 81-149).

CHAPITRE II

l’aberration romantique et ses conséquences

Alors qu’aux grandes époques, la Cité inspire (si elle ne la suscite) la littérature d’imagination, sous toutes ses formes, aux époques de faiblesse mentale, c’est la littérature qui commande la Cité et qui désagrège la politique, en alimentant les rhéteurs. Il y a ainsi une correspondance directe entre le tonus politique d’un siècle et son tonus littéraire, que leurs rapports réciproques soient normaux ou renversés. Le XIXe siècle français ne fait pas exception à cette règle. Ses hommes de lettres, souvent aberrants et aveugles quant aux lois de la maintenance nationale, y jouent un rôle politique de premier plan ; et la puissance de la raison et du bon sens semble être, chez eux, inversement proportionnelle à la richesse, au moins apparente, de la forme. Les deux premiers tiers du siècle sont occupés et même obstrués, par le romantisme. Le dernier tiers appartient à une dégénérescence romantique, qualifiée tantôt de réalisme et tantôt de naturalisme.

Qu’est-ce que le romantisme ?

Je le définirais, psychologiquement, une extravagance, à la fois mentale et verbale, qui confond la notion du beau et celle du laid, en soumettant l’esthétique à la loi de l’énorme, et à la surprise du contraste, ou de l’antithèse. Sa principale caractéristique est la démesure, car : 1° il met tout au superlatif et ne tient compte que de l’excès, dans toutes les catégories et dans tous les genres ; 2° il donne la prédominance au sentiment sur la pensée, à la sensation sur le sentiment, à l’expression verbale et syntaxique sur l’une et l’autre. Il institue ainsi un faux Sublime, auquel la foule se laisse prendre, et qui perturbe le goût public.

Les critiques de la Revue des Deux Mondes et de l’Académie, notamment Faguet (qui a un certain pittoresque crasseux et parfois la chaude couleur de cette crasse) et Brunetière (galopant sur la bourrique paradoxe, à la poursuite de l’esprit qui le fuit), ont défendu cette thèse enfantine qu’il y avait du romantisme chez les classiques. De ce point de vue, un Corneille, un Bossuet, un Pascal seraient les plus échevelés des romantiques. C’est idiot. Le romantisme ne consiste pas dans une certaine impétuosité, intermittente ou chronique, du langage. Il consiste dans le désaccord d’une pensée pauvre et d’une expression riche, et dans la débilité du jugement, qui fait tantôt de la pitié, tantôt de la colère, tantôt du dégoût, tantôt de la mélancolie, la règle forcenée de l’univers et du style. On conçoit qu’un tel déséquilibre mène rapidement à l’insincérité, puisque la comédie de la sensibilité, ou de la sensualité, devient indispensable à quiconque veut émouvoir continûment, sans être ému lui-même, ou au delà de sa propre émotion. En fait, le romantisme, en littérature comme en politique, est l’école du mensonge et de l’hypocrisie. Il n’est pas de plus grand Tartuffe que Victor Hugo. On aurait pu le conjecturer d’après son œuvre, sans rien connaître de sa biographie.

Chateaubriand a donné le branle, il faut le reconnaître, avec sa somptueuse insincérité et une éloquence assise (disait Alphonse Daudet) qui, même après Rousseau, avait des allures de source jaillissante, de déraidissement de la nature au premier printemps. Il a joué de la mer, du clair de lune, de l’éloignement et des tombeaux, avec une magie descriptive que son dernier disciple en date, Pierre Loti, a imitée et côtoyée, sans jamais l’égaler. Cela tient à ce qu’il y a, en Chateaubriand, une formation classique, une période à la Tite Live, reprise abruptement par une rapide image à la Tacite, et qui joint les plaisirs de l’ellipse à ceux de la redondance. Il n’est rien de plus magnifique, et comme l’a noté justement Maurras, avant Lemaître, rien de plus décevant. Chateaubriand a donné le branle à cette affectation de la lassitude de vivre, jointe à une peur panique de la mort, dont l’agaçant et continuel refrain grince pendant tout le cours du siècle, où les hommes se sont le plus entre-tués. Il inaugure le grand cabotinage littéraire. Il est le grand père de tous le « moi, moi, moi », de tous les moitrinaires, qui se regardent pâlir et vieillir dans leurs miroirs ternis et écaillés.

Personne ne lit plus le Génie du Christianisme, ni Atala, ni René, ni (d’ailleurs injustement) la Vie de Rancé. Mais on lit encore les Mémoires d’Outre-Tombe, pour la splendeur de leurs cadences ; et l’esprit d’hypocrisie profonde, qui est au fond de Chateaubriand, revit, par mimétisme, chez nombre de nos contemporains et contemporains. Que ce comédien magnifique ait été pris pour un héros véritable, et que cette erreur ait recommencé pour Hugo, voilà qui justifie (au chapitre de l’inclairvoyance) notre accusation de stupidité, portée contre le siècle « des lumières ». Sainte-Beuve lui-même, qui ne respectait pas beaucoup de gens, parait avoir hésité, dans son fameux cours sur Chateaubriand et son groupe littéraire, devant la vérité crue quant à cette idole. Il n’ose extraire l’abondant comique des « drapés pour la postérité » du mort du grand Bé. Il prend son tœdium vitæ au sérieux. Nous aurons souvent l’occasion de voir que l’absence d’un Molière au XIXe siècle s’est fait cruellement sentir. Pour la plaie durable du romantisme, le meilleur antiseptique eût été le rire. Or le dur Sainte-Beuve est rarement joyeux et le grand Veuillot n’a jamais su rire. Quarante années de larmoiement, de vague à l’âme et de désolation égocentrique, n’ont pas amené la réaction attendue d’un bon vivant, suffisamment armé pour l’observation satirique, et qui eût remis les choses au point par le ridicule. Cette lacune, qui s’est rarement produite dans le pays des fabliaux et des farces rabelaisiennes, est, pour une époque aussi fertile en cabotins du sublime et en faux géants, très caractéristique et regrettable. Le silence de l’esprit de raillerie et de fronde prouve l’universalité de l’esprit de jobarderie. Jamais pareil amas de bourdes philosophiques, morales et romanesques, ne rencontra, de la part de nos concitoyens, semblable, ni aussi déférente audition. Soit que les années tyranniques de la Terreur et Césariennes du premier Empire eussent obnubilé le sens du comique, par la crainte de Fouquier-Tinville, de Fouché et du petit homme surimaginatif de Waterloo et de Sainte-Hélène ; soit que la raison tourneboulée n’eût plus la force de réagir. Il y a un degré dans l’absurde où il n’est plus senti comme absurde. Rien n’est sérieux, en général, comme un préau de maison de fous.

Comment procède le romantisme ? Il démonétise le génie par l’ingéniosité, la force par la truculence, le pathétique par la contorsion. Ce triple travers est moins visible chez Chateaubriand qu’il ne le sera chez Hugo, parce que nous sommes encore à l’aurore du procédé. Mais il existe déjà et il est sensible dans le vieillissement précoce de ce prétendu sublime, qui émut si vivement nos pères et nos grands-pères. Je me rappelle le désappointement que me procura ma première lecture d’Atala, qui m’avait été représentée comme un chef-d’œuvre, et dont la redondante poncivité sauta au nez de mes quinze ans, et le trouble que j’éprouvai de ne point vibrer aux Mémoires d’Outre-Tombe, aussi violemment que me l’avaient annoncé mon père et ma mère, mes guides intellectuels habituels. Il faut d’ailleurs considérer que le chateaubriandisme de 1830 fut réveillé par le flaubertisme, qui fait le pont entre le romantisme et le réalisme naturaliste. Chateaubriand fut, en somme, le grand promoteur de ce que j’appellerai la littérature d’attitudes ; et il la porta d’emblée à son plus haut point d’habileté, par son don musical de la période. Il remplace le plaisir de l’esprit par celui de l’oreille, la réflexion ou l’observation par une sorte de lamento, tiré de la courte durée de notre passage sur la terre, de la fragilité des entreprises et de la brièveté des amours. Sentiment perçu par les femmes, avec une véhémence particulière et bien compréhensible, de sorte que, dans ce premier tiers du XIXe siècle, c’est Mme de Staël (la plus insupportable des bas bleus) qui porte les culottes, avec son ennuyeux et dangereux bouquin sur l’Allemagne, cependant que l’illustre René pousse ses thrènes sur le mode féminin, et entraîne des foules d’admiratrices passionnées vers le miroir et les « ossements légers » de Mme de Beaumont. J’avoue préférer aux corbillards empanachés, et aux incursions exotiques de Chateaubriand, sa manière rude et griffue du fameux morceau sur Bonaparte et les Bourbons. Le dépréciateur lyrique a, en lui, une autre verdeur et vigueur que le bon monsieur et que le voyageur. Psychologiquement, c’est un de ces rêveurs personnels, toujours moroses, toujours mécontents, trop admirés, trop encensés, et qui ne savent pas en somme ce qu’ils veulent, un ambassadeur du dégoût universel dans la lune, un Alceste fouetté par l’ouragan et l’éclipse. Il regrette et il déplore tout le temps, on ne sait pas au juste quoi ; il ne sait pas lui-même ; mais il le déplore et il le regrette. Ce « chat » — comme disait la trop indulgente Mme de Chateaubriand — devait être d’un contact insupportable, ainsi que ceux qui exigent que l’on s’occupe d’eux et de leurs humeurs, sans interruption.

En politique, un écrivain de grande et éloquente embouchure, du caractère de Chateaubriand, ne peut qu’aboutir à la pire confusion ; attendu qu’il souhaite (par hantise du charnier) la décrépitude et la disparition de ce qu’il est censé symboliser et regretter. Il lui faut à tout prix un thème de désespérance et il le puise dans l’effondrement et le piétinement de ses plus chères convictions. Dieu garde les grandes et justes causes de ces amers porteurs de couronnes funèbres !

Il est deux sortes de mélancolie ; l’une qui pousse à l’action, et que l’on peut dire héroïque, qui a sa formule dans la bouche du Taciturne, dans sa fameuse maxime sur « ce qu’il n’est pas nécessaire d’espérer pour entreprendre, ni de réussir pour persévérer ». C’est la mélancolie de Bonald et de Joseph de Maistre. Elle s’inspire de ce mulla renascentur, qui est une des plus exactes et profondes lois de la vie. L’autre mélancolie, simplement lyrique, est stérile. Elle donne une gloire d’attitude à celui qui l’éprouve, et dore et orne sa prose, ou ses vers. C’est la mélancolie de Chateaubriand. On sent qu’il n’y aurait pour elle de pire disgrâce que d’être privée d’aliment, par la réussite imprévue de ses aspirations vagues.

Le manque de simplicité, le côté « dessus de pendule » que l’on remarque en Chateaubriand, ne lui est point particulier. Il fera partie du bagage romantique et donnera à toute l’école quelque chose d’apprêté, d’insincère, contre quoi essaieront de réagir, plus tard, Stendhal, Mérimée, Jacquemont, contre quoi réagira efficacement le dévorant génie de Balzac. Le grand mérite, selon nous, de l’auteur de la Comédie Humaine, aura été de séparer le beau véritable de l’affectation grandiloquente du beau, et aussi de détacher l’auteur de son œuvre, par le dialogue, la peinture des caractères et des sentiments, envisagés en eux-mêmes, non plus seulement par rapport à leur peintre. Les récits de Chateaubriand ne sont que des effusions, des transpositions de son obsédante personnalité. Ce personnalisme exagéré, et exaspérant à la longue, est issu de Rousseau, et, par delà le pervers genevois, de la Réforme.

« Je suis un homme extraordinaire, un individu comme il n’y en a jamais eu, comme il n’y en aura sans doute jamais plus. Quel dommage que je ne sois pas immortel ! » Ces deux phrases implicites reviennent dans mon esprit, chaque fois que j’ouvre un livre de Chateaubriand ou de Hugo, et elles se superposent à ma lecture. Ce fond d’enfantillage enlève au lecteur cette sécurité que donne une page d’un bon auteur du XVIe et du XVIIe, au temps que régnait l’humanisme, antidote de l’apitoiement sur sa propre destinée. L’humanisme, qui proportionne les efforts de l’âme humaine (comme son nom l’indique) dans sa résistance à la nature, est le contraire du romantisme, qui se dresse brusquement et orgueilleusement devant la nature, pour lui céder tout d’un seul coup. C’est ce qui fait que le romantisme, encore chrétien avec Chateaubriand, devient panthéiste avec Hugo et Michelet. On suit aisément la pente du Génie du Christianisme à la Légende des Siècles et à la Femme, à la Bible de l’Humanité et à la Mer. Qu’est-ce, en somme, que la civilisation ? C’est, comme l’humanisme, avec lequel elle se confond, l’obstacle de l’être pensant, de la raison, équilibrée et réfléchissante, aux forces aveugles de la nature, dont le dépôt en nous est l’instinct. Cet instinct appelle la nature, et celle-ci renforce l’instinct. C’est pourquoi tous les panthéistes aboutissent à la divinisation de l’instinct, à l’apologie de ce qu’il y a en nous de trouble et d’imprécis, bien que moteur. Chateaubriand, c’est le premier élan (tempéré par une nostalgie traditionnelle) pour ce saut dans l’absurde qu’accomplirent magnifiquement, à la façon d’un tour de force réussi, Hugo et Michelet.

Une aberration vigoureuse trouve toujours, pour s’exprimer, un torrent de mots. Le romantisme, bavard comme un enfant menteur, a rapidement séduit un nombreux public, par l’étalage de ces grands sentiments d’abandon et de relâchement, qui sont la caricature de l’héroïsme, et par un vocabulaire truculent. Chateaubriand lui a donné son rythme, Hugo sa flamme sensuelle, et Michelet sa dislocation. La syntaxe romantique se caractérise par l’abus des épithètes indéterminées, le fléchissement du verbe, et l’exaltation, souvent inopportune, du substantif et de l’adverbe. Qu’on nous comprenne : il ne s’agit pas ici de poser des limites de grammairien ou de pet de loup à la Muse inspiratrice, ou à l’afflux vigoureux des images justes, ou profondes. C’est précisément au nom de la force du style et de sa puissance de percussion que nous réclamons pour la justesse et la pertinence des termes employés. Il est d’ailleurs une expérience que je vous recommande : lisez à la suite, une page de Chateaubriand, choisie parmi les meilleures (Mémoires d’Outre-Tombe), une de Bossuet dans les mêmes conditions (Histoire universelle), puis un poème de Ronsard, parmi les célèbres, et un de Hugo (idem), puis une page d’Amyot et une de Michelet, et vous saisirez la différence, que j’essaye de qualifier ici, entre ce que j’appelle la littérature de sincérité et cette littérature d’attitudes, qui est la littérature romantique, et qui a submergé le XIXe siècle.

Elle l’a submergé en le flattant, en lui répétant sur tous les tons, en prose et en vers, et du haut de toutes les tribunes, que jusqu’à la grande Révolution, c’est-à-dire jusqu’au début de la période sans précédent, ineffable et incomparable, la nation française avait croupi sous la tyrannie et dans l’erreur, courbée par les Rois, les moines, les soudards et les favorites. À partir de sa trente-cinquième année, c’est le thème fondamental de Hugo et c’est celui de Michelet et de Quinet, ce dernier aussi foncièrement absurde que Michelet, mais privé de ses dons merveilleux d’écrivain. Le dogme révolutionnaire et le dogme du progrès par la démocratie ont trouvé immédiatement, dans Hugo et dans Michelet, leurs tailleurs les plus somptueux, ceux qui les ont habillés le plus richement, tailleurs cousant les passementeries, les galons d’or et d’argent, les pampilles emperlées, sur la sombre défroque de la Réforme et la souquenille sanglante du jacobinisme. Le romantisme est une farandole, conduite par des assembleurs de mots remarquablement doués, qui entraînent à leur suite des rhéteurs et des politiciens. C’est une autre forme de la danse macabre. Il est entré, pour notre malheur, ce romantisme, dans les institutions et dans les lois, ainsi que dans les mœurs. Le code Hugo-Michelet, hélas, fait suite au code Napoléon. Toutes les grandes folies, politiques et sociales, étagées de 1860 à 1919, sortent de là.

Pourquoi le poison romantique a-t-il si bien pris ? Parce que l’ambiance y était. Il en a été de lui comme de la morphine, qui débute par une excitation agréable, par une euphorie, pour aboutir, par un stade de dépression, où il faut augmenter la dose, à un véritable abrutissement. Les violences révolutionnaires avaient sidéré l’élite du pays, coupé, tranché (c’est le cas de le dire) les communications entre la société la plus cultivée et la plus fîère et la moyenne bourgeoisie. Les guerres interminables de l’Empire avaient fauché, presque aussitôt, les éléments jeunes et enthousiastes. Ce qui restait se jeta avidement sur ce mouvement romantique, qui avait les apparences du génie et de la nouveauté, sans avoir la réalité du génie, qui est la supériorité et la clarté du jugement. De même, la morphine se propage d’abord dans les éléments épuisés ou débilités, de cette zone de gens, fort nombreuse, qui hésitent entre la santé et la maladie. Je considère Hugo et Michelet comme deux pervertisseurs d’intelligences, d’une nocivité presque égale à celle de Rousseau ; et, encore une fois, la torrentielle splendeur de leur forme n’est pas pour me les faire absoudre de leur dangereuse insanité.

À moins qu’il ne soit admis, comme chez les thuriféraires à tout prix de Bonaparte, que l’on ne paie jamais trop cher des dons surprenants, ce qui est encore une conception romantique et très XIXe siècle. Mais, de même que Bonaparte prétendait faire le bonheur du peuple français, en le maintenant en état de guerre et de tueries perpétuelles, de même Hugo et Michelet prétendaient faire le bonheur de l’humanité, à l’aide de méthodes intellectuelles (par renversement du sens commun) dont il est démontré aujourd’hui qu’elles mettent le feu à l’univers, aussi sûrement qu’un grand conquérant, et qu’elles conduisent les individus, comme les peuples, à l’abêtissement, au malheur et au suicide.

Chez les disciples de Hugo, par exemple chez Gautier et Théodore de Banville, le poison romantique est très atténué. Il est plutôt une amusette, un hors-d’œuvre, qu’une nourriture, et il ne prétend plus à l’éducation, ni à l’évangélisation des masses populaires. Banville et Gautier permettent d’étudier, sans légitime irritation, les colifichets du romantisme, et de prendre plaisir à ses jeux syntaxiques. Mais « le père » qui est « là-bas dans l’île », a droit à une appréciation d’autant plus rigoureuse (du point de vue intellectuel et social) que le cabotinage était, chez lui, parfaitement lucide et conscient. L’hypocrisie de son existence privée (partagée entre sa femme légitime et sa maîtresse Juliette Drouet, celle-ci installée, pendant l’exil, à cent mètres de celle-là) en est la preuve saisissante. Que signifient tant d’hymnes éperdus à la famille, à l’amour conjugal, paternel et grand-paternel, quand la famille est, en secret, bafouée de cette façon ! Il est toujours extrêmement fâcheux qu’un homme éloquent, distingué par des dons lyriques hors pair, se donne ainsi pour ce qu’il n’est pas et nous joue Tartuffe en naturel, sur un rocher battu par les flots. Je préfère l’existence vadrouillarde, mais franche, de Paul Verlaine à la fausse auréole vertueuse de Hugo. Soyez salace, si c’est votre penchant, sacreblotte ; mais ne vous posez point, pour la postérité, en lauréat du prix Montyon ! Il en est de même pour l’avarice légendaire de l’auteur des Châtiments, qui ne se châtiait guère lui-même. L’avarice avouée peut être excusable et même comique ; au lieu qu’elle est odieuse, sous le masque de la générosité éperdue. Harpagon, drapé en petit manteau bleu, est plus haïssable qu’Harpagon cru.

La déveine du XIXe siècle français a voulu que son plus grand critique, et un des plus grands critiques de tous les temps, Sainte-Beuve, ait eu précisément la vision troublée (d’abord par l’amitié et l’amour, puis par la haine) quant à l’aberration romantique. Celle qu’il chanta si indiscrètement, et avec une goujaterie qui stupéfie, l’obnubila-t-elle sur ce point ? Ou quelque autre raison obscurcit-elle ses claires lunettes ? Toujours est-il que c’est quant à l’absurdité foncière du romantisme (si digne de son fouet) qu’il est le moins mastigophore. Dieu sait si sa célèbre malignité, tant reprochée (alors que l’indulgence outrancière est le pire des vices chez un critique) eût pu trouver là l’occasion de s’exercer ! Enfin Sainte-Beuve, remarquable et plutarquien quant aux personnalités, et au rattachement des œuvres à ces personnalités, s’occupe plus des sinuosités capricieuses des courants littéraires que de leurs sources et de leurs embouchures.

Il n’en est pas de même de Taine (un enfant, si on le compare à Sainte-Beuve) et dont l’influence fut naturellement très supérieure à celle de Sainte-Beuve, en raison même de l’époque où il prédomina. Taine est le type du bonhomme système, et l’initiale lubie avec laquelle il aborde un sujet le domine ensuite jusqu’à sa conclusion. Il plie les textes à sa marotte, sans les altérer le moins du monde (car c’est un consciencieux de l’esprit), mais en écartant ceux qui le gênent et en exaltant ceux qui le corroborent. Sa fameuse Critique de la Révolution française (qui fit scandale, à l’époque où elle parut) est une critique pittoresque et fort littéraire, mais « conservatrice » et ne s’appuyant guère que sur des raisons sentimentales et morales, alors qu’une critique « réactionnaire » se serait surtout attachée aux erreurs politiques des Droits de l’Homme. Ce qui l’indigne, c’est 1793, non 1789, ce sont les moissons, non les semailles. Ma génération a été nourrie de Taine, pluns encore peut-être que de Renan ; et l’esprit des Débats et de la conférence Molé, l’esprit centriste, comme l’on dit, s’en est trouvé singulièrement renforcé. Quant à la critique littéraire de Taine, elle est sommaire et abusive, sans lignes d’horizon, fondée sur l’incertitude scientifique, bref, telle qu’on pouvait l’attendre d’un homme qui n’a, en aucune façon, le sentiment du beau. Un laid moyen lui paraît plus utile, donc plus souhaitable, que le beau véritable, et ses hardiesses philosophiques (vertu et vice comparables au sucre et à l’alcool, etc.,) sont à pleurer. Le déterminisme de Claude Bernard, d’une part, la philosophie de Spencer et de Stuart Mill de l’autre, ont eu sur lui une fâcheuse influence. On trouve chez Taine, habillés en gens du monde, lavés, et pomponnés, les principaux préjugés du siècle, et la lecture de Thomas Graindorge nous le montre pourvu de cette fausse fantaisie, qui dérive de Sterne et de Xavier de Maistre. L’inaptitude au rire et à l’ironie transforme peu à peu son œuvre en désert, à mesure qu’on avance dans la vie. Exception faite pour deux ou trois chapitres (notamment quant à Swift) de la Littérature anglaise. Une inintelligence spéciale, quasi huguenote, brille dans son livre de l’Intelligence, où cette faculté, aérée et libératrice entre toutes, prend l’aspect d’un triste sanatorium suisse, avec des cellules numérotées. Néanmoins il faut lire cet ennuyeux ouvrage, parce qu’il est un remarquable spécimen du ratatinement de l’intelligence, à l’époque où il fut écrit. Certaines prétendues observations sur la formation du langage chez l’enfant sont des modèles de débilité mentale.

Il est vain de relever, comme l’a fait Flaubert, dans Bouvard et Pécuchet, les imbéciles conceptions de deux imbéciles. Il est fructueux de relever les sottises notoires des hommes considérés comme les maîtres et docteurs de la pensée d’un temps. Ce sont elles (dans la mesure où elles étonnèrent, captivèrent et se propagèrent) qui donnent l’étiage de la faiblesse générale de ce temps.

La vogue de Renan (assez comparable à celle du chansonnier Béranger, en ce qu’elle opéra dans les mêmes catégories de l’esprit public) en est un autre symptôme. Le scepticisme contradictoire de Renan, fort limité à côté de celui de Montaigne par exemple, apparaît surtout comme un moyen de fuir la grandeur. Montaigne aussi ramène à la toise ; mais sa toise (celle du XVIe) est beaucoup plus haute. C’est un scepticisme à l’usage des géants. Celui de Renan est à l’usage des nains, de nains déliés et de bossus retors, bien entendu. La fluidité magique de sa langue (où palpite la douceur, la suavité bretonne, du pays où la pluie ne mouille pas) a fait illusion, pendant longtemps, sur l’inconsistance de ses vues en balancé. C’est la pensée des Danaïdes, qui fuit à mesure qu’elle se remplit. Cette prière perpétuelle à Saint Décevant donne, à la longue, des courbatures. L’Avenir de la Science nous montre, dans Renan, un gobeur éperdu de tout ce qui se présente sous le signe du rationnel. Il ne songe pas que ce signe peut abriter des bourdes beaucoup plus saisissantes encore que le signe du surnaturel, et que le terre à terre n’est pas une garantie. Cela, c’est l’air des années où il a vécu, cet air confiné, empuanté de miasmes démocratiques et évolutionnistes, et qui rappelle cette atmosphère de fromage de gruyère, qu’un personnage de Courteline, se trompant de fenêtre, prend pour la première atmosphère du printemps. C’est l’air de la correspondance avec Berthelot, raréfié, pneumatique, étouffant.

D’où vient qu’on relit sans cesse Montaigne et qu’on ne relit pas, ou presque pas, Renan ? C’est que Montaigne pratique le doute dans l’espace à n dimensions, et que Renan ne le pratique que sur un seul point, qui est celui du dogme catholique. Le champ visuel du premier est illimité comme la nuit stellaire. Celui du second est étrangement circonscrit. De même l’ironie renanienne, souvent délicieuse (et telle que d’un éléphant qui ferait des finesses et de la calligraphie avec sa trompe), est une ironie unilatérale. Elle n’est pas universelle, comme celle du grand-père « que sais-je ? » Renan, incroyant défini, apparaît comme crédule dans la sphère fluide où baigne son incroyance. Montaigne, incrédule total, sourit de la science comme de la foi et encore mieux que de la foi, sourit de la logique comme de l’illogique. Il aurait — s’il eût vécu au XIXe siècle — souri de l’évolution comme du reste et aussi de ces élections de 1885, dont Renan ne sourit fichtre pas ; car Berthelot et lui y voient, avec le retour des « hobereaux », comme la fin de l’intelligence française !

Mais connaissez-vous un petit-à-propos de Renan, qui fut joué à la Comédie-Française, pour un anniversaire hugotique, et qui s’appelait, je crois, 1802 ? Il y avait là une sorte d’ange laïque (un « onge », comme disait Courbet) qui venait annoncer les merveilles du siècle et notamment la naissance du petit Victor. C’était d’un zozo prodigieux ! Notre grand sceptique y apparaissait ainsi qu’un gobeur de toutes les fables qui ont circulé, pendant soixante ans, entre la Sorbonne, la presse, les Académies, et les collèges électoraux. Or cette niaiserie n’était pas accidentelle ; elle était essentielle, et l’on sentait, en l’écoutant, qu’au centre de la papillote renanienne, de ces dorures, de ces pétards, du Jésus-Christ, de Saint-Paul, de l’Averroës, il y avait cela : cette conception fausse du progrès et de la paix universelle, accompagnée d’un tonnerre d’artillerie (on en conviendra), au Siècle des Lumières. Tout émue d’avoir interprété cette rare merveille, un jeune actrice (l’« onge », je crois) pleurait dans les coulisses et Renan lui tapotait les mains, pareil à Caliban, consolant Ariel avant de le manger.

Or, de 1875 à 1905 environ, Renan a été dieu… mais parfaitement, le dieu de la troisième République. Je l’ai vu adorer et encenser. J’ai vu se prosterner ses lévites. Quelqu’un qui, à cette époque, aurait écrit ce que j’écris ici, eût passé pour un sacrilège, ou un dément. La renanolatrie a peut-être dépassé encore, en intensité, la hugolatrie. Et l’on se moque des fétiches des nègres ! Il était devenu même populaire, car la vraie forme de la gloire est d’être admiré sans être lu, ce qui supprime les réserves et réticences. Les cochers de fiacre du quartier des Écoles célébraient Renan chez les marchands de vin et de tabac et j’entendis un jour l’un d’eux se féliciter de ce « qu’il en avait bouché un coin au pape » ! Un homme politique connu, à qui je citais le fait, en concluait à la diffusion de la haute culture dans les masses !

Certes il y a de belles pages, claires et clairvoyantes, d’harmonieux morceaux de bravoure chez Renan, notamment dans la Réforme intellectuelle et morale et dans les Dialogues philosophiques. Mais sa renommée, son influence ont été très supérieures à sa vigueur intellectuelle et se sont appuyées surtout sur ce qu’il y a en lui d’inférieur, qui est la rectitude du jugement. Son imagination est nombreuse et riche ; la tige en est grêle ; d’où ses oscillations perpétuelles. Comme tireur d’inductions, assembleur de vues d’avenir, il ne vaut rien ; et ce qu’il a annoncé, ou ne s’est pas réalisé, ou s’est réalisé au rebours. J’en ai donné ailleurs maints exemples. Cet historien d’Israël n’eut rien d’un prophète. Nous le retrouverons à la philosophie.

Revenant à la littérature pure, nous devons remarquer la méconnaissance, par le siècle, du très bon écrivain d’analyse que fut Stendhal (malheureusement embringué de théories matérialistes et sommaires, à la Condillac et à la Helvétius) et la demi-méconnaissance de Balzac. Le goût de l’appauvrissement littéraire commence avec la vogue de Paul-Louis Courier, à un pôle, et à l’autre, avec la diffusion des fades et illusoires romans de Mme Sand. Il se continue avec les foudroyants succès d’Alexandre Dumas père et d’Eugène Sue. Abstraction faite du feuilletonisme, qui introduit la manie de la péripétie continuelle (la suite au prochain numéro), l’immense confusion du goût public commence, qui n’est que le suintement, en littérature et en art, du suffrage universel victorieux. Le frelaté prend le pas sur le naturel, et le déclamatoire sur le sincère. En dépit du charme paysagiste de ses compositions champêtres, Mme Sand est le type de l’écrivain déclamatoire, qui veut, avant tout, montrer son grand cœur et dissimuler comme Hugo, d’autre façon, sous de belles périodes, un tempérament de feu. Elle fut une erreur de la nature, qui lui avait donné la violence du mâle dans un organisme féminin ; et elle transposa cette erreur en aspirations vagues, en abondante copie. Elle a son couvert mis au grand festin de l’hypocrisie romantique. Mais tout ce que l’on pourrait exprimer à ce sujet est dépassé, de cent coudées, par ce chef-d’œuvre de Maurras, les Amants de Venise, analyse et synthèse des amours pathétiques de Mme Sand et de Musset, et qui est un des rares monuments de la critique, au siècle dénué, dont nous nous occupons ici. L’œuvre de Mme Sand offre ceci de particulier que la démarcation du factice et du prédicant (où elle est insupportable) et du sincère (où elle atteint au charme le plus rare) y est très discernable. Quand elle ne sent pas ce qu’elle dit, quand elle est en représentation, elle bavarde à la façon d’un perroquet, ou d’un merle élevé par un socialiste révolutionnaire. Aussitôt qu’elle est elle-même, une dryade avec un encrier à la ceinture, elle se condense et se clarifie.

Qu’on ait pu la rapprocher de Balzac, la comparer à Balzac, c’est un scandale. Elle est tout instinct, et une haute raison brille chez Balzac. Mais Balzac, après un copieux et limoneux entraînement romanesque, combattit de front la plupart des préjugés de son temps, que flattait Mme Sand. Aussi son temps lui fit-il la vie dure. Il n’eut jamais, en dehors d’une élite, que le public de l’étonnement ; et ce grand peintre de la passion féminine passa inaperçu de presque toutes les femmes et amoureuses de son époque. Balzac prosateur est, avec Mistral poète, le génie français authentique du XIXe siècle, si l’on appelle génie le fait d’embrasser, d’exprimer et de dominer les idées et les impressions majeures de tout un cycle littéraire, artistique et scientifique et de plusieurs générations. Ainsi ni Balzac, ni Mistral, ne furent-ils de l’Académie, ne connurent-ils la popularité. La sottise choisie et la sottise diffuse du XIXe les rejetèrent. Balzac rebuta par son insoumission au poncif du progrès perpétuel, Mistral par son ordre sublime ; l’un et l’autre par leur profondeur rythmique, qui fait que les ondes courtes ne les peuvent saisir. Quand la corde lyrique ou satirique, ou réaliste, qui constitue l’instrument séculaire, la harpe majeure, se trouve détendue d’une certaine façon, elle ne perçoit, ni n’exprime plus certains accords. Les grands esprits naissent encore, mais leurs travaux ne prennent point leur rang et leurs efforts ne portent plus. Si Stendhal passa inaperçu, et Balzac à demi inaperçu, c’est que le cabotinage romantique, non contrebattu par la critique, avait gâté le goût général. La mauvaise monnaie chassait la bonne.

On s’est efforcé, après coup, de découvrir des mérites divers à Dumas père et à Eugène Sue. Leur seul mérite véritable fut de n’exiger aucune autre attention, chez le lecteur, que l’attente, la curiosité bestiale de ce qui va arriver. L’aventure n’est rien ou presque rien. Ce qui la motive est tout. L’assassinat, l’empoisonnement, la pendaison, le feu, le couteau, la rage, l’amour, la haine, le désir n’ont, chez ces deux romanciers dits populaires, aucune adhérence avec le réel, et en deviennent insignifiants. Ce sont des massacres d’innominés et des catastrophes dans le vide. Il se passe peut-être des choses effroyables dans le monde des triangles et des circonférences ; seulement nous ne les percevons pas. Je n’insiste pas sur la littérature engendrée par les Trois Mousquetaires et les Mystères de Paris. Elle a trouvé sa véritable expression avec le cinéma actuel, qui frappe les yeux, en effleurant à peine l’esprit.

Quant à ce prodigieux Balzac (auquel ne manqua, pour égaler Shakespeare, qu’un sens poétique et féerique, que je considérerai volontiers comme la fleur de l’esprit humain, comme la pointe de diamant de la personnalité), quant à Balzac, on dirait qu’il a voulu suppléer à tous les manques, à toutes les lacunes de ses contemporains. Il est le gouffre éclairé, où se précipitent, pêle-mêle, les observations justes, les considérations judicieuses, les avertissements solennels, les prophéties réalisées. Il bat le rappel du méconnu, en mobilier comme en philosophie, comme en politique, comme en économie politique. Le bon sens se réfugie chez lui en tumulte et se fait sa place avec une véhémence trouble, qui n’appartient guère en général qu’à l’insanité. Il est le remède de Hugo, de Lamartine, de Mme Sand, mais un remède tellement rude, compact et cru, que les petits estomacs de son temps n’osent point l’avaler ; « Oh ! comme il y en a, comme c’est noir ! J’ai peur de vomir. » Il est l’huile de foie de morue qui va porter le soulagement dans les cavernes de la phtisie romantique, une huile où nagent encore d’amers petits morceaux de morue,

Brave Balzac, courageux Balzac, que de fois j’ai songé à lui, à sa jugeotte tourangelle, en exil parmi ces nains boursouflés, à sa bonhomie laborieuse, à ses embêtements d’argent, à sa recherche enfiévrée de sa vraie compagne, qui l’a toujours fui ! En voilà un qui eût mieux fait de naître au XVIe siècle, dans cette effervescence cordiale, dans ce tumulte harmonieux, parmi ces femmes tragiquement passionnées, cultivées, et si belles, plutôt que dans ce bric-à-brac qu’il chérissait, comme certains chérissent leur diminution et leur mort. Car il aimait pour de bon, le cher garçon, à une époque où l’on feignait les transports de l’amour ; et il aimait jusqu’en Pologne, dans un temps sans chemin de fer ! Voilà qui doit rassurer les cœurs sensibles sur la pérennité de la comédie humaine, écrite par le Bon Dieu avant celle de Balzac.

Nous avons eu, au XIXe siècle, un très grand auteur dramatique, fondu de Shakespeare et de Marivaux, Alfred de Musset. Aussi son théâtre n’a-t-il connu la vie de la scène, et une partie du succès qu’il mérite, que longtemps après sa mort. Encore beaucoup de critiques continuent-ils à considérer et traiter ses merveilleuses comédies (quand ils en parlent) à la façon de gracieux badinages. Au lieu que les drames de Hugo, qui soulevèrent tant de colères et d’enthousiasmes, nous apparaissent aujourd’hui comme d’une absurdité équivalente à la platitude de ceux de Ponsard, lesquels étaient censés représenter l’esthétique d’en face. C’est un mauvais signe, pour une période littéraire, quand ses contrariétés et oppositions se confondent dans une même sottise. Hugo, qui avait une vision lyrique et égocentrique de l’univers, manquait totalement, et pour cause, de la conception dramatique et romanesque. Le sujet d’Hernani, de Ruy Blas, du Roi s’amuse est inexistant comme celui des Travailleurs de la Mer et de l’Homme qui rit ; et les personnages qui s’y agitent ne sont même pas de fugitives ombres. À défaut d’humanité, l’auteur aurait pu se préoccuper d’une certaine résurrection historique. Il ne s’en soucie même pas, et le décor vaut la trame qui ne vaut rien. Hugo vivait encore, lorsque tomba à plat la reprise du Roi s’amuse à la Comédie-Française, où Got jouait, sans la moindre fantaisie et avec le plus grand sérieux, le rôle extravagant de Triboulet, le bouffon paternel, pendant de la stupéfiante Sachette, de Notre-Dame de Paris. La scène finale, du sac et de la morte, souleva une immense hilarité, — j’y assistais — qui fit penser que ces prétendues tragédies, jouées en farces, pourraient retrouver quelque faveur. Elles sont en effet un assemblage des verrues de Hugo, sans aucune de ses qualités. Elles prouvent, de façon saisissante, que le grand moitrinaire et assembleur d’images, superbes mais en surface, a passé ici-bas sans regarder personne d’autre que lui-même. La seule œuvre de longue haleine de lui, où soit développé un thème qui ne soit pas un accident, une calembredaine ou une grimace (les Misérables) est directement inspirée de Balzac, et son Jean Valjean n’est qu’une pâle réincarnation de Vautrin.

Trois noms représentent ensuite l’art dramatique, en France, pendant le cours du XIXe siècle : Augier, Dumas fils et Sardou. Le vieillissement précoce de leurs œuvres est un signe de décrépitude initiale. Des trois, le moins caduc est Émile Augier, grâce au filon de bon sens bourgeois, qui lui tient lieu de sève et de tuteur. Il est seulement fâcheux que naturellement antipoète (ce qui ne veut pas dire qu’il soit doué brillamment quant à la prose) il ait écrit parfois en vers ; car ceux-ci sont affreux et remplis d’une poussière spéciale, d’une cendre d’alexandrins, qui vous saute au nez et à la gorge. L’étonnant est que personne ne se soit trouvé, dans son entourage, pour le supplier, même à genoux, de renoncer à ces épouvantables machines versifiées, où Pégase, chaussé de pantoufles de feutre, semble projeter, dans le trou de l’infortuné souffleur, de mornes crottins. Les mauvais poètes ajoutent à la laideur d’ici-bas quelque chose de pire que l’ennui. L’aventure douloureuse de l’Aventurière prouve qu’Émile Augier visait au pittoresque et aussi, l’excellent homme, à la moralisation ! Mais est-il rien de plus démoralisant que la volonté de la fantaisie, dans l’absence de fantaisie, que ce qu’Henri Heine appelait « l’empaillement du clair de lune » ?

Dumas fils, plus nerveux et qui se croit cinglant, tend aussi à moraliser, dans un jargon où abondent les tirades et les mots cruels. Par une convention qui a sa marque, il introduit un raisonneur semblable à un robinet qu’on ouvre, et d’où coulent partout des maximes et sentences, puis qu’on referme avec un bon mot. Inutile d’ajouter que, vingt ans après, ces thèmes ont pris des cheveux blancs et bredouillent comme les vieux du répertoire. Mais les préfaces qu’il écrivit pour eux sont pires. Chargé du feuilleton dramatique, au Soleil, pendant trois ans, j’ai assisté à un certain nombre de reprises de Dumas fils, me cramponnant à mon fauteuil pour ne pas dormir, me frottant les yeux et refoulant mes bâillements. L’auteur du Demi-monde, de Monsieur Alphonse, de Francillon, etc., ne se rend pas compte du mauvais service qu’il rend à la vertu (d’un abord déjà assez difficile, par la surveillance de soi qu’elle exige) en la faisant, par-dessus le marché, involontairement comique. Si le vice a ainsi tous les avantages, ce n’est plus de jeu. Je ne sais comment s’y prend Dumas fils, pour donner aux pires paradoxes l’apparence de la poncivité. C’est un auteur rudimentaire, au fond, et qui, dans la succession bien connue des apparences et des réalités, ne va jamais, comme on dit en escrime, au delà de la seconde intention. Parmi ses personnages, ceux du sexe masculin sont en général des conférenciers, ceux du sexe féminin de petites oies blanches, ou des gourgandines de la plus plate catégorie. Les uns et les autres manquent de psychologie. Enfin la peinture de mœurs elle-même s’en est effacée, à la façon d’un pastel non protégé, par la transformation lente de ces mêmes mœurs. Le Temps est plus dur, en vérité, aux auteurs dramatiques qu’aux romanciers ; et les coups qu’il leur porte, du manche de sa faux, ne se contentent pas de les défigurer. Ils les abattent… surtout quand ils ne sont pas bien solides sur leurs jambes de prose ou de vers.

Dumas fils, c’est le bel esprit fol qui se croit, et que l’on croit un sage. Frappé par les contradictions du code napoléonien et de la vie contemporaine, il extrait, de ces heurts, des drames qui passèrent pour généraux, et qui ne sont que circonstanciels. L’homme que j’ai rencontré dans ma jeunesse, quelquefois, chez des amis communs, était adéquat à l’œuvre, faiseur de mots à l’emporte-pièce, mais d’esprit médiocre et d’une terrible prétention. Il était court, dans tous les sens, comme son théâtre, et il visait, comme nous disions, à épater.

Sardou, au contraire (qui a un peu moins vieilli, parce que moins prétentieux) était le bavard intarissable et bon enfant. Il connaissait vingt anecdotes sur la Révolution française, qui le faisaient passer pour un puits de science, et qu’il avait hâte de placer, dès le potage, jetant des yeux inquiets sur ses émules en conversation. Ces anecdotes étaient trop bien conduites, et d’un imprévu trop prévu, ce qui fait qu’on ne les écoutait guère, et que les amants mondains (qui sont les plus malheureux de tous, parce que les plus épiés) en profitaient pour se faire des petits signes à la dérobée, tandis que les autres étaient distraitement suspendus aux lèvres ourlées de l’intarissable causeur. Forcé de s’interrompre pour boire, il faisait signe de la main qu’il n’avait pas fini, qu’on ne devait pas le couper : en somme, un cher raseur en cent cinquante représentations. Son théâtre est un bavardage très scénique, qui n’a pas plus de prétentions que les féeries de notre enfance. Mais on s’ébahit tout de même aujourd’hui qu’il ait pu être pris au sérieux, car il ne montre ni un caractère, ni un trait de caractère ; ni une crise qui ne soit artificielle ; ni un dialogue qui ne soit plat, et plus que plat. Je citerai notamment, dans Thermidor, un récit de la séance fameuse de la Convention, comparable au gâteau dressé de la fête du jardinier, et qui est un chef-d’œuvre de niaiserie. Or, et c’est ici le point qui nous intéresse, chaque pièce inconsistante de Sardou, comme chaque pièce non moins inconsistante (dans un genre plus tarabiscoté) de Dumas fils, occupait la presse pendant deux mois, un mois avant la première, un mois après. On eût dit d’un événement européen. Mais la contre-partie, c’est qu’à la même époque ou à peu près, d’authentiques chefs-d’œuvre dramatiques, comme l’Arlésienne d’Alphonse Daudet, ou les Corbeaux d’Henry Becque, ou la Parisienne du même auteur tombaient à plat.

Les défenseurs du siècle stupide me diront que l’Artésienne a eu, ensuite, en 1885, sa revanche, et que les Corbeaux et la Parisienne ont failli avoir le leur. Ceci ne rachète pas l’erreur initiale, erreur tenant à l’ambiance, à l’atmosphère médiocre du temps, au recroquevillement de l’esprit et du goût, à l’absence de la critique, et qui s’étend dans toutes les directions, du succès de la littérature fade ou inexistante, avec Feuillet, au succès de la littérature scatologique, et non moins inexistante (au pôle opposé) avec Zola. Car, à mes yeux, l’apothéose de l’un, qui truque et estompe les sentiments humains, pour flatter l’hypocrite pruderie, vaut l’apothéose de l’autre, qui table et spécule sur le réveil en fanfare du porc endormi en maint lecteur. Je mets dans le même sac (au point de vue littéraire) la bibliothèque rose pour adultes et la bibliothèque verte, en un mot, les bibliothèques sans sincérité, que cette absence de sincérité soit située en deçà ou au delà de la bienséance. Tartuffe, avec sa haine et sa discipline, m’écœure et m’irrite autant que Job, avec son fumier et son tesson ; et l’écueil de la pruderie littéraire est précisément de susciter, par réaction, l’excès inverse, l’insurrection des satyres tristes.

Un grand débat est présentement institué autour de Flaubert, de son œuvre et de sa correspondance. Flaubert a excité contre lui la pruderie agressive dont je viens de parler, avec son meilleur ouvrage, Madame Bovary. Une réaction en sens contraire a fait ensuite de lui un écrivain de génie et un penseur de premier plan. Ceux qui prétendent cela sont au même niveau intellectuel que le procureur qui requérait contre la gracieuse et fragile Emma à l’arsenic. Il n’est rien de plus vide que la Tentation de Saint Antoine, qui est un Faust à l’usage des écoles primaires ; et la documentation de Salammbô (mère de toutes les documentations rococo subséquentes) alourdit inutilement un médiocre sujet d’opéra-comique. Qu’est-ce que Flaubert ? Un grand naïf, traversé par des aperceptions soudaines du comique humain et des sottises de la société. Elle est d’Oscar Wilde (railleur puissant et méconnu, un des maîtres de l’ironie contemporaine, le malheureux !) cette remarque, que le premier vestige humain aperçu par Robinson dans son île, était un pied. « Quel symbole ! » — disait-il plaisamment. Au risque de paraître sacrilège (car il y a des dévots de Saint-Croisset) je dirai que ce même vestige m’apparaît dans cette île déserte qu’est la philosophie flaubertienne, appelée depuis bovarysme. Pour trouver de la philosophie dans Flaubert, il faut la loupe (ou mieux le durillon translucide) du papa Renouvier, ce Kant du pauvre, qui en dénichait jusque dans Victor Hugo ! Après tout, en s’appliquant, on peut découvrir le sens métaphysique dans un caillou.

Le style, tant célébré, de Flaubert, est une sorte de rigide mosaïque, verbale et syntaxique, composée, avec une application, une géhenne évidentes, partie pour l’œil, partie, et surtout, pour l’oreille, pour le « gueuloir » comme il disait. Car il essayait sa phrase, non en la méditant, comme il se doit, mais en la parlant. Prenez la phrase de Chateaubriand, enfermez-la dans un cachot, laissez-la durcir et sécher à l’abri de l’air et de la lumière, ajoutez-y quelques épithètes, donnez-lui, ici et là, un coup de pouce blagueur, et vous avez la phrase de Flaubert, la phrase pensum.

Mais le succès de Flaubert, venu progressivement et jusqu’aux illettrés, tient à ceci que toutes les bourdes et rêveries du siècle habitaient ce bourreau de soi-même. On en trouve l’exposé complet dans sa correspondance, et il était superflu qu’il prît la peine de leur faire un sort dans Bouvard et Pécuchet ; car il est à la fois Bouvard et Pécuchet. Certains écrivains demeurent, toute leur vie, des enfants, et qui se font gloire de leur puérilisme exalté, baladeur, lyrique, ou recroquevillé et tremblant, et qui affichent le cynique égoïsme des enfants. Flaubert, lui, est demeuré un jeune homme, avec les boutons, les disproportions, les troubles, les cocasseries, les aspirations solitaires et malsaines de la puberté. C’est un potache prolongé que l’ermite de ce sinistre petit pavillon de Croisset, où il passa sa maussade existence, une plume à la main, et rêvassant. Il ne manquait plus à l’imbécile doctrine littéraire du romantisme, puis du Parnasse, que ce grotesque diverticule de la douleur, de la torture, de l’angoisse, nécessaires et indispensables à la conception et création romanesque, poétique et littéraire. La vérité, sur ce point, est rude, mais salutaire. Sujet à des crises d’épilepsie, Flaubert prenait du bromure et vivait ainsi, pendant des semaines entières, dans une demi-somnolence, où il avait du mal à retrouver ses pensées et ses mots. Il est à plaindre, non à imiter ; car l’œuvre d’art doit être un plaisir, une purgation de l’âme et du corps, et (même tragique) conçue dans la joie. Les leçons insanes qu’il infligea au pauvre Maupassant, son disciple, ne déterminèrent point la paralysie générale (d’origine tréponémique) dont mourut celui-ci, mais hâtèrent, chez lui, les prodromes du mal. Flaubert a littéralement abruti Maupassant, sous couleur de le former et de le perfectionner. D’abord, un écrivain se perfectionne lui-même, ou il ne se perfectionne pas du tout. Chaque homme, touché par les Muses, porte en soi les formes et vêtements, rythmiques et syntaxiques, de ses conceptions ; et ses phrases et mots lui viennent avec ses impressions et ses images. Sinon, qu’il aille se promener ! L’art est un élan, un besoin de la nature intérieure, repris par une certaine application, que ressaisit et domine à son tour l’impulsion créatrice, jusqu’à l’achèvement.

J’ai vu cela de près : mon père était un improvisateur merveilleux, un latin ailé, un esprit d’oc en langue d’oïl, pétri de soleil et de lumière, qui riait en pleurs, comme Villon, sentait tout, devinait le reste, et exprimait tout, en se jouant. Il avait naturellement, en lui, ce nombre, cette harmonie, qui naissent et meurent avec les véritables maîtres, le don de création spontanée. Or, adorant Flaubert (qui était excellent, jovial, tonitruant et rond au possible) et plongé dans son temps sinistre, et troublé, malgré tout, par ce qu’il entendait et voyait, il s’assujettit bien souvent à une révision, à un limage inutiles, selon moi, de son premier jet. Il crut, ou feignit de croire, à l’école du renfermé, pour faire plaisir à Flaubert et à Goncourt, et ne pas mécontenter ce frigide crétin de Leconte de Lisle, ou ce serrurier d’art de Hérédia ; alors que toute sa nature, et le génie félibréen qui était en lui, l’emportaient bien au delà de ces niaiseries. Je pense que, dans ses premiers romans, sa liberté d’allures s’en trouva légèrement entravée, jusqu’au moment, où, avec Sapho et l’Immortel, il envoya promener ces principes de construction, ou d’élaboration, faux d’ailleurs et arbitraires, et n’écouta plus que sa verve merveilleuse, souveraine. J’eus l’occasion, dans les derniers temps de sa vie, de traiter ce grand sujet de la contrainte littéraire avec Mistral et j’eus la joie et la fierté de le trouver entièrement de mon avis.

Le romantisme, ayant divinisé l’instinct et fait de la passion la seule règle de la vie et du style (tout en réduisant celle-là à ses gestes les plus désordonnés, ce qui eût fait frémir Racine, Euripide, et tous les véritables passionnés), il était à prévoir que tous les instincts, et les plus vils, et les plus stériles, y passeraient. Du moment que le laid est beau et que le beau est laid, pourquoi se gêner ? La déjection et l’excrément vont réclamer leur droit à la vie littéraire. On ne saurait trop répéter que Zola est l’aboutissement naturel du romantisme, dont il a les principales tares, le verbiage, les répétitions, le procédé, l’égarement feint, et aussi l’hypocrisie. Quand, saoulé de ses propres ordures, il voulut faire quelque chose de décent, de lyrique et de chaste, il écrivit ce pastiche de Hugo, le Rêve, avec des amoureux qui ont l’air de sortir d’une maison de correction, et un bleu et un rose, censés « mystiques », produits visiblement par la distillation d’un engrais. On n’a pas assez remarqué que l’Assommoir, le Ventre de Paris sont construits, comme Notre-Dame de Paris, autour d’un site central, qui est non plus une cathédrale, mais un caboulot de faubourg ou une fromagerie des Halles, et qui motive, domine, inspire et meut les personnages. Je l’ai déjà défini quelque part, ce naturalisme effroyable, le romantisme de l’égout…

L’esthétique de Zola, et les principes posés par lui, dans une série d’ouvrages, prétendus critiques (dont le comique ne sera jamais dépassé) peuvent être exposés en quelques lignes : L’homme est un animal comme les autres, aboutissement d’une série zoologique, et conditionnée, déterminée par des forces naturelles, que le XIXe siècle a « révélées ». Ce qui mène l’homme, ce sont ses instincts ; et son excrément, moral et physique, a autant d’importance que lui. D’où la nécessité (pour faire vrai) de peindre, dans le détail, et ces instincts et ces excréments. Voilà la « Tranche de Vie » ; voilà le « coin de nature vu à travers un tempérament », voilà le naturalisme expérimental… Ce qui est confondant, ce n’est pas qu’un ignorant et un primaire tel que Zola, doué en outre d’une facilité graphique surprenante et de l’aperception des foules en mouvement, ait écrit cinquante volumes scatologiques, en partant d’une telle pauvreté, c’est qu’il ait entraîné vers son purin, comme vers une fontaine de Jouvence, plusieurs centaines de milliers de lecteurs et plusieurs centaines d’amis des lettres, parmi lesquels quelques dizaines de véritables connaisseurs. Que des écrivains aient traité en écrivain ce façonnier d’ordures de même forme, de même trempe, et souvent (comble d’horreur !) symétriques, cela montre l’anarchie et la misère intellectuelle de tout un temps. Ce temps va de 1875 à la mort de Zola, en 1901, soit vingt-six ans. C’est un bon quart du siècle stupide.

Or Zola n’est que la suite de Hugo ; le naturalisme n’est que l’aboutissement naturel du romantisme. Il en possède les deux principaux caractères : 1° divinisation de l’impulsion sexuelle ; 2° prédominance formidable des moyens d’expression sur les idées ou sentiments à exprimer, en un mot inflation verbale, avec dépréciation consécutive de la valeur réelle des mots. Le vaste tuyau d’épandage rompu, que représente le naturalisme, est embouti et vissé sur les calembredaines panthéistes du vieux Tartuffe, hyperverbal et logomachique, de Guernesey. Tant il est vrai qu’à la confusion mentale a succédé, à toutes les époques, l’apologie des parties basses.

Zola qui, pour son étage intellectuel, n’était pas dénué de ruse, connaissait cette filiation ; il chercha à imiter Hugo en tout (je dis en tout) et à jouer, comme lui, un grand rôle anarchique et politique. Comme lui, il flatta la démocratie, qu’il détestait au fond, avec une impudeur égale à celle de ses badigeons. Comme lui, il usa et abusa de ces grands mots abstraits de Vérité, Justice et Lumière, dont il est bien connu qu’ils sont trop vagues pour correspondre à rien de sincère, sinon à des échappatoires commodes pour le mensonge individuel et universel et pour l’hypocrisie électorale. La fourbe de Zola (fort sensible à l’observateur attentif) était des mieux feutrées et masquées que j’ai connues, telle qu’au confluent de deux races, l’italienne et la française, comme celle de Gambetta. Mais, alors que Gambetta se servait de sa langue pour duper et berner, Zola, lui, se servait de sa plume. Une même fausse rondeur appartenait à l’un et à l’autre. Ils furent, l’un et l’autre, fort attaqués (et à bon droit) par des patriotes clairvoyants, ou de simples amis de la clarté française ; mais ils eurent, de leur vivant, cette chance que ces attaques ne furent ni très pertinentes, ni très vigoureuses, ni très renseignées. L’un et l’autre ont fait beaucoup de mal à leur pays. Le croisement de l’italien et du français est rarement favorable au français ; alors qu’il nous est facile de nous entendre amicalement avec l’italien se donnant comme tel. Un marché est toujours préférable à un alliage.

Au manifeste naturaliste, connu sous le nom de Soirées de Médan, et composé de divers récits, assez mornes et plats, collaborèrent des écrivains, momentanément abusés par le bavardage épais de Zola, et qui devaient plus tard se séparer de lui. Huysmans, par exemple, mélange singulier d’un style pittoresquement matériel et concret et d’aspirations presque mystiques. C’est dans ce recueil aussi que débuta Guy de Maupassant avec sa fameuse nouvelle Boule de Suif. Ce malheureux garçon, rapidement enlevé par la paralysie générale, mérite, une mention, non pour son talent assez court et d’une immédiate brutalité, mais en raison de la vogue extraordinaire que lui valut son exacte adaptation à la médiocrité du goût public. Dans la morne porcherie de Zola, il semblait qu’eût poussé une auge à part, contenant un animal aussi sommaire, mais plus vif. Les contemporains ne se lassaient pas de l’admirer, de confronter à la sienne leur conception de l’existence et de les déclarer identiques. Maupassant est encore remarquable en ceci, qu’il fait le pont entre Zola et Flaubert, ayant un pilier dans le fumier et un autre pilier dans le « gueuloir » du second. Les soirées de Médan rejoignent ainsi les après-midi de Croisset.

On dit quelquefois que ce qu’il y a de pire c’est la corruption du meilleur. C’est possible, et pourtant le romantisme (d’où est issue l’insondable bassesse du naturalisme) était lui-même une corruption, mentale et imagée, une espèce de fermentation à vide. Il a infligé à l’expression lyrique la même monotonie que le naturalisme a infligée à l’expression du réel. Le manque de variété dans le ton est commun à tous les disciples de Hugo, comme à tous les imitateurs de Zola et de Flaubert. Chez les uns, comme chez les autres, c’est le gaufrier, et une sorte de procédé de fabrication, qui fatigue jusqu’à l’exaspération le lecteur tant soit peu averti. Qu’est-ce au fond que le classicisme (qui n’exclut aucun élan ni aucune liberté) si ce n’est la soumission à certaines règles humaines du raisonnement et de l’émotion, fondées elles-mêmes sur le rythme intérieur des sentiments et extérieur des termes qui les expriment ? La vie n’est ni un volcan, ni une fosse d’aisances, et sa complexité insaisissable (que l’artiste s’évertue à saisir) passe bien au-dessus des jeux limités de la flamme, de la cendre, ou du purin, imaginez quelle somme d’idées fausses le malheureux lecteur, qui croit d’avance à ce qu’il lit (c’est le cas de tous les primaires), peut puiser dans les œuvres d’Hugo, de Flaubert et de Zola !

Tandis que le XIXe siècle littéraire qui avait joué l’ange déchu, dans sa première moitié, avec le romantisme, faisait la bête à quatre pattes dans sa seconde, une admirable pléiade d’écrivains et de poètes de langue d’oc, ou d’inspiration et de sensibilité d’oc en langue d’oïl, mûrissait au soleil de Provence. Je veux parler de ce Félibrige si profondément inconnu, ou méconnu, et si platement raillé et bafoué, qui n’a son analogue qu’au temps de Ronsard, au centre duquel se tient Frédéric Mistral, le véritable Altissime du XIXe. À l’apparition de Mireille, Lamartine, avec cette mystérieuse lucidité qui lui vient par saccades, comme d’un phare à éclipses, mit tout de suite Mistral à son rang. Après vint Armand de Pontmartin. Ensuite il fallut attendre jusqu’à mon père pour que justice fût rendue, publiquement et de façon éclatante, à ce maître des maîtres. C’est que les lumineuses vérités émanant du Virgile Maillanais (chez qui revit la magique suavité de Virgile) étaient au rebours des honteuses bourdes dont on abrutissait les foules d’alors, des bourdes hugotiques, des bourdes sandiques, des bourdes flaubertiennes, des bourdes de démocratie littéraire et de suffrage universel et vulgaire, des bourdes primaires et d’école du soir. L’art qui proclamait dans une formule immortelle, « luise tout ce qui est beau, que tout ce qui est laid se cache », un tel art devait être soit dissimulé, soit tourné en dérision par ces glorificateurs du néant dont le dernier en date est le juif obscène Catulle Mendès. Ceux qui étouffaient ou attaquaient le félibrige, soit comme « incompréhensible en français », soit comme « séparatiste », combattaient en lui, au fond, une esthétique traditionnelle, mortelle à la leur, une raison capable d’annihiler leurs instincts. Ils lui en voulaient de brandir le flambeau de sincérité au-dessus de la tourbe de leurs attitudes et de leurs mensonges. Le mistralisme est, au XIXe siècle, la seule école de poésie vraie, naturelle en ses racines, simple et droite en sa tige, embaumée et complexe en ses fleurs. Mistral est le type du génie équilibré et parfaitement maître de soi-même, qui est le génie pour de bon, l’autre, celui de la démesure, n’en étant, en somme, que la caricature. Il est au Rhône ce ce que Goethe est au Rhin, ce que Ronsard est à la Loire, ce que Villon est à la Seine. Car le génie poétique contracte avec l’eau les mêmes rapports mystérieux que la civilisation.

L’explication courante ne tient pas, du dépris où fut maintenue la pléiade félibréenne pendant près de soixante ans : « C’est écrit en patois, donc incompréhensible. » D’abord la langue d’oc, qui a fourni, au siècle passé, toute une littérature à la France et brillé, au moyen âge, d’un incomparable éclat avec les troubadours, n’est pas un patois. La vérité est que trois séries d’œuvres et de chefs-d’œuvre forment notre patrimoine national, au cours des âges et jusqu’au XIXe siècle inclus : la littérature française de langue d’oïl ; la littérature française, de langue d’oc ; la littérature française en latin, sur laquelle le poète érudit Pierre de Nolhac a fait de si beaux et décisifs travaux. Il s’est produit, au XIXe siècle, une reviviscence de la littérature d’oc (et en provençal et en français) qui, à notre avis, dépasse la littérature d’oïl, proprement dite, à la même époque. J’ai déjà exposé comment, selon nous, Alphonse Daudet appartient au cycle félibréen, ainsi d’ailleurs que Paul Arène, le Nerval du Midi, dont il a la grâce et la perfection, non le mystère, ni l’écheveau.

Ensuite il existe d’excellentes traductions (de la main de ces poètes eux-mêmes) de Mistral, d’Aubanel et de Roumanille, pour ne citer que ces trois maîtres. Il est donc au moins aussi facile de les lire et de les étudier que Gœthe, par exemple, ou que Shakespeare, quand on ne sait ni l’allemand, ni l’anglais. Outre que le provençal n’est pas si éloigné du français, ni du latin qu’on ne le devine à peu près, à travers l’ensoleillement des finales. Le romanisme est plus proche de nous, et de notre compréhension, que de celle des Germains par exemple, qui ont pourtant consacré, à Mistral et au félibrige, plusieurs chaires de leurs universités. Disons simplement que la mise sous le boisseau d’une telle richesse nationale est une absurdité. C’est un scandale ineffaçable, pour l’Académie française, que de n’avoir pas offert un fauteuil à Mistral. Il ne pouvait le solliciter, mais il l’eût accepté, si on le lui eût offert. L’Académie a préféré Aicard, prosateur inexistant, poète nul, risée de toute la littérature provençale et de tous les gens de goût.

Ce qui montre bien la mauvaise foi et la sottise des contempteurs du mistralisme, c’est le sort fait, en France, pendant le Stupide, à de faux bardes écossais, ou à des dramaturges norvégiens, ou à de mornes exaltés américains (je dis ceci pour Whitman, non pour l’extraordinaire Edgar Poe) dans le même temps qu’on dédaignait systématiquement le Virgile Maillanais et l’Ovide, ou le Catulle avignonnais. Car la Grenade Entr’ouverte et les Filles d Avignon d’Aubanel laissent loin derrière elles, pour le jet lyrico-sensuel et les inclusions exquises de couleur dans la lumière, les pièces les plus fameuses de Henri Heine et de Lenau. De même, les contes et poésies familières de Roumanille respirent une bonhomie, assaisonnée de malicieux bon sens, qui qualifie et spécifie la plus fine veine de la tradition littéraire française, de nos proverbes et fabliaux. Des dizaines de milliers de lecteurs et d’admirateurs virtuels existaient, dans les trois générations de 1860, de 1875 et de 1890, pour ces trois catégories de chefs-d’œuvre, personnifiées dans ces trois poètes, si divers et groupés comme le furent du Bellay, de Baïf et Ronsard. Il s’agit ici d’un art direct, humain par ses attaches au sol, et divin par ses ailes, que les illettrés eux-mêmes comprennent et savourent, à condition de n’avoir point le goût naturel, ni la curiosité instinctive, déformés ni pervertis par un enseignement de ténèbres. Non, le vrai motif de la méconnaissance de la Pléiade provençale, ce fut, avec une envie concentrée dans quelques cénacles littéraires (où traînait, sans fondre, un iceberg de fiel comme Leconte de Lisle), une certaine appétence bizarre de la trivialité et de la laideur. Ce renversement de l’esthétique était lui-même, à mon avis, une conséquence du matérialisme épais qui serpente, le long du XIXe siècle, parallèlement au fade et écœurant « idéalisme » de Cousin et de son école.

Les Lettres de mon moulin, l’Arlésienne, Sapho, même l’Immortel, le grisant Trésor d’Arlatan, voilà le Daudet félibréen, qui a trouvé l’harmonieuse conjonction de l’oïl et de l’oc, dans l’impression comme dans l’expression, et qui regrettait de ne pouvoir, tel Montaigne, entrelarder son style de latin. Dans la prose, comme dans la poésie, la lumière compte, élément impalpable, mais essentiel, et sans lequel l’œuvre la plus laborieuse et la mieux réussie n’augmente point en nous le tonus vital. Il ne s’agit pas seulement, quand nous ouvrons l’auteur préféré, de nous distraire de la vie courante et de nous émouvoir par la fiction et le rêve ; nous désirons encore respirer mieux et plus largement, sentir couler dans nos veines un sang plus vif et plus chaud. Cherchez (parmi les plus célèbres) les auteurs d’oïl du siècle des lumières, qui vous donnent une telle sensation. Puis passez aux autres, à Daudet, à Arène, gens d’oc en français, à Mistral, à Aubanel, à Roumanille, gens d’oc en provençal, et vous m’en donnerez des nouvelles ! Celui qui n’a pas capté le soleil ne captera pas définitivement les intelligences, car l’intelligence joyeuse de l’homme (très distincte de l’intelligence morose, qui n’est pas la véritable Raison) est une inclusion de la lumière solaire, un feu rythmique et doux, retenu et commenté par l’âme.

Tous ces romans de l’école réaliste, qui vont de 1860 à 1900, même les plus renommés et loués, de Flaubert comme de Maupassant et des Goncourt comme d’Huysmans, participent d’un ciel bas et brumeux, ou de la chute du jour, après la dédorure crépusculaire. Le soleil, mêlé au vent, est chez Barbey d’Aurevilly ; le soleil scintillant est chez Daudet. Ne croyez pas à une métaphore.

Avec la distance de l’histoire à la poésie épique et lyrique, la méconnaissance de Fustel de Coulanges est à rapprocher de celle de Mistral. Comme Mistral est le plus grand poète du XIXe siècle français. Fustel en est, sans contredit, le plus grand historien. Sa Cité antique éclaire toute l’antiquité par la religion des ancêtres et restaure les droits sacrés de la propriété, ce champ de l’aïeul. Ses Institutions politiques de l’ancienne France détruisent, anéantissent ce préjugé, exporté dès le XVIIIe siècle et plus que virulent au XIXe, ce préjugé meurtrier, fondement de la lutte des classes et excuse des fureurs et de l’insanité révolutionnaires, ce préjugé de guerre civile, d’après lequel la population autochtone de la Gaule aurait été réduite en esclavage par les envahisseurs germains.

« Il est (ce préjugé) (nous dit Fustel) pour beaucoup d’historiens, et pour la foule, la source d’où est venu tout l’ancien régime. Les seigneurs féodaux se sont vantés d’être les fils des conquérants ; les bourgeois et les paysans ont cru que le servage de la plèbe leur avait été imposé par l’épée d’un vainqueur. Chacun s’est ainsi figuré une conquête originelle, d’où était venu son bonheur ou sa souffrance, sa richesse ou sa misère, sa condition de maître ou sa condition d’esclave. Une conquête, c’est-à-dire un acte brutal, serait ainsi l’origine de l’ancienne société française. Tous les grands faits de notre histoire ont été appréciés et jugés au nom de cette iniquité première. La féodalité a été présentée comme le règne des conquérants, l’affranchissement des communes comme le réveil des vaincus, et la Révolution de 1789 comme leur revanche. »

Fustel ajoute, en son magnifique langage, qui semble gravé dans une pierre heureuse, que cette opinion funeste de la dualité française « est née de l’antagonisme des classes et a grandi avec cet antagonisme. Elle pèse encore sur notre société présente. Opinion dangereuse, qui a répandu dans les esprits des idées fausses sur la manière dont se constituent les sociétés humaines, et qui a aussi répandu dans les cœurs les sentiments mauvais de rancune et de vengeance. C’est la haine qui l’a engendrée, et elle perpétue la haine. »

Le destructeur du principe faux, d’après lequel la propriété « c’est le vol », de l’autre principe faux, d’après lequel la différence actuelle des classes perpétue une expropriation brutale des Gaulois par les envahisseurs Francs, le restaurateur de l’idée d’unité et d’union nationales, Fustel de Coulanges enfin, est, non seulement, notre plus pure gloire historique, mais le bienfaiteur de notre pays. Il est l’antidote de Michelet et le grand maître de l’interprétation saine et géniale de textes scrupuleusement exacts. C’est en raison même de cette vertu qu’il a été tenu sous le boisseau par toute l’école historique révolutionnaire triomphante, avec une vigilance unique. L’Université presque tout entière s’est liguée, pendant quarante ans, à la manière huguenote, contre ce grand universitaire, coupable d’arracher sa Patrie aux doctrines de haine. Un travail sourd, mais continu, dont Maurras nous a conté l’édifiante histoire, s’est poursuivi contre cette pure gloire, pour empêcher ses rayons de se propager. C’est là un des cas les plus saisissants et les plus probants du dressage méthodique de toute une élite contre les bons serviteurs du peuple, auquel appartient cette élite. Je ne crois qu’à la dernière limite, en une telle matière, aux conjurations organisées contre une œuvre, ou contre un homme. Mais la conjuration spontanée d’intérêts vils, passionnés et joints, est indiscutable. Elle a fonctionné contre Fustel ; et elle a pu fonctionner, parce que l’ambiance universitaire était sotte et sans patriotisme.

La thèse des deux France, victorieusement combattue par Fustel, était demeurée si vivace chez ceux de la génération de 1870 (je veux dire qui avaient une trentaine d’années en 1870) que même un écrivain et un philosophe réactionnaire de la valeur de Drumont lui accordait encore un certain crédit. J’ai eu plusieurs discussions, à ce sujet, avec l’auteur de la France juive ; et quand, après un copieux étalage des arguments fusteliens, je croyais l’avoir convaincu, il reprenait, riant dans sa barbe et tisonnant son feu : « Tout de même, mon ami, le prolétariat actuel continue la servitude de nos pères gaulois. Oh ! cela ne paraît guère niable ! » Il est vrai que peu d’hommes ont eu, au même degré que Drumont, la faculté de ne pas écouter un argument, qui contrariait leur opinion. Il se faisait, lui si sincère, sur un certain point, une certaine erreur conventionnelle, un paysage imaginatif, auquel il se reportait avec plaisir, et dont il ne voulait plus démordre. Cela était, quant à l’invasion germanique et à ses conséquences, d’autant plus surprenant que cette thèse allait au rebours de son mépris, très profond, très réel, pour les révolutionnaires et la Révolution… Nous sommes tous fagotés de diverses pièces, disait Montaigne.

En résumé, toutes les couronnes, tous les lauriers, du XIXe siècle français sont allés, en poésie, à Hugo et, en histoire, à Michelet, représentants éloquents et lyriques de la déraison et de la démesure, dont l’influence sur l’esprit public a été nocive. Au lieu que deux bienfaiteurs de la nation, deux sages de génie, tels que Mistral et Fustel, ont été systématiquement délaissés et tenus à l’écart. À cela, pas d’autre raison que l’infirmité du jugement des contemporains, accompagnée, comme c’est la règle, d’une béate satisfaction de soi. Faites une expérience. Prenez à la Bibliothèque Nationale, une suite de journaux de 1830, de 1860, de 1890, ou de numéros, à trente ans d’intervalle, de l’Illustration (qui reflète assez bien l’esprit public de la bourgeoisie éclairée et faiseuse de réputations) et voyez la bonne opinion que tous ces braves gens ont d’eux-mêmes, à ces diverses époques. C’est un refrain touchant et unanime que jamais l’humanité n’est parvenue à un si haut degré de civilisation, de perfection, et de culture. Plus le siècle avance, et plus cet état d’esprit s’accentue. Lorsque je suis entré au lycée, en 1879, nos professeurs (qui étaient d’ailleurs excellents et fort instruits) se félicitaient et nous félicitaient de venir à un tel moment de l’histoire, où le progrès atteignait son maximum. On eût dit que nous vivions au siècle de Périclès, de ce Périclès auquel Edmond Haraucourt, auteur de la Légende des Sexes, comparait élégamment Waldeck-Rousseau. Plus tard, à l’École de Médecine, j’ai retrouvé le même état d’esprit. De l’interne à l’agrégé, c’était une extraordinaire suffisance, la persuasion qu’on tenait la vérité définitive, que, sur plusieurs points essentiels, la science, et, bien mieux, la connaissance, étaient définitivement fixées ne varietur.

Alors qu’au contraire (et pour nous en tenir présentement au domaine littéraire) la période qui va de la mort de Musset à 1900 (exception faite de quelques noms déjà cités) marque une sorte d’évanouissement total du grand comique, du grand tragique et du lyrisme véritable. Il n’en subsiste guère que la caricature, exaltée à outrance par un presse sans discernement ni vergogne, par une critique sans boussole, ni perspectives. Je pense que le rire, la terreur et l’élan vont ensemble, comme trois chevaux attelés au même char, et que la perte de l’un des trois coursiers supprime aussitôt les deux autres. On en arrive à faire une réputation d’éloquence à une agréable cymbale comme Paul de Saint-Victor, et d’ingéniosité d’esprit à un amusant grignoteur de travers courants, comme Edmond About. À la veille de la guerre de 1870, l’antiquité est bafouée dans son charme, sa grandeur, sa mythologie merveilleuse et ardente, par les opérettes dégradantes que l’on sait. À la veille de la guerre de 1914, la fausse fantaisie versificatrice d’Edmond Rostand et le torrent alexandrin de poétesses échevelées, mais vaines, menacent de tuer la poésie, sincère. Car celle-ci meurt plus de l’excès du vocable que de son indigence, de même qu’aucun chef-d’œuvre de Rembrandt ni de Vélasquez ne résisterait à un bain d’huile, dans lequel on aurait vidé d’énormes tubes de couleur, pour faire plus beau. Apollon nous garde des serpents et serpentes qui se mordent la queue, des inspirés et inspirées qui jettent, sans arrêt, des cris perçants et trop sublimes ! Pensez à la substance immortelle qu’il y a dans un seul petit vers de Villon, à goût de pain et odeur de fumée !

Devant des cas semblables, et qui ne cessent de se produire, depuis quatre-vingts ans et un peu davantage, je songe au tambour de ville. Vous savez bien, celui qui rassemble les badauds aux carrefours et sur la grande place : « Messieurs et mesdames, il vient de se produire parmi nous un prodige unique, extraordinaire : monsieur un tel, ou madame une telle, qui laisse ou sème derrière lui (ou elle) à grande distance tous les poètes des deux sexes du passé. Il ou elle unit, à la force de Pindare et à la finesse d’Horace, le chant homérique et virgilien, l’héroïsme de Corneille et la passion de Racine. Jamais, depuis que le monde est monde, et que je bats de mon tambour, si suave concert n’a retenti aux oreilles des bipèdes raisonnants. Accourez tous et applaudissez ! » Tout le monde accourt, en effet, et applaudit d’avance, cependant que le jeune prodige, de l’un ou de l’autre sexe, enfle ses joues, tend son masque, raidit le jarret, redresse le torse, et accouche enfin d’un sonore crepitus. En suite de quoi émerveillement général. Jamais au grand jamais, ne fut ouï tel concert champêtre, au fond bleu et doré des toiles de Watteau ! Il y en a désormais pour quinze ou vingt ans, pendant lesquels, à intervalles fixes, le tambour recommence son boniment, le poète ou la poétesse son bruit incongru, le badaud son enthousiasme, jusqu’à ce qu’enfin l’on s’aperçoive que cette tempête d’harmonies n’est qu’un simple vent, bien que constitué de plusieurs bourrasques. On songe alors, avec mélancolie, à la plaintive, larmoyante, mais touchante et sincère Desbordes-Valmore, qui traversa la misère et la douleur vraies et se déchira aux ronces du sentier, parmi une indifférence à peu près générale, sa lyre orphique à la main.

Le retentissement énorme et scandaleux du romantisme, et du naturalisme qui prit sa suite, a eu comme résultat le rassemblement d’un public de badauds (celui même des journaux à grand tirage) et d’une incompétence totale. Le suffrage de la foule, soumis à toutes les formes de publicité, a remplacé celui des connaisseurs, un peu de la même façon que le chemin de fer a remplacé la diligence, puis, l’automobile le fiacre de notre jeunesse. La foule, livrée à elle-même, va naturellement à l’erreur et à la laideur, comme à une moyenne plus répandue et plus accessible que la vérité et que la beauté. Par essence, elle est la fabricatrice de fausses gloires, qu’elle brise d’ailleurs, en quelques années, mois ou jours, comme l’enfant brise le jouet dont il est vite las. En réaction de ces « idola Fori » se sont formés, ici et là, des îlots récalcitrants, des cénacles littéraires (Parnassiens, symbolistes, etc.) dont le sort a été divers, selon les personnalités qui les dominaient, mais confondant le bizarre, l’abscons et quelquefois l’incohérent, avec le rare, le profond et l’exquis. L’enveloppement d’un style obscur, voire ténébreux et compliqué, n’est excusable que si, au centre de la papillote, vous trouvez quelque chose de mangeable. Qui donc reprocherait ses ellipses au rarissime et subtil Mallarmé, non plus que ses charmantes énigmes de couleur ? Il est bien permis de jouer avec les sonorités des mots, avec leurs double et triple sens ; et il n’est pas toujours exact que ce que l’on conçoit bien s’énonce clairement. Le moment où une réflexion glisse du particulier au général, ou inversement, est toujours un passage difficile. La cryptopsychologie, bien qu’elle n’ait eu que fort peu d’adeptes, depuis Plotin, est une science qui se défend. Ce qui ne se défend pas, c’est la banalité dégénérée en signe de signe, et la supercherie de la réflexion au second et au troisième degré, laquelle peut se définir ainsi : le vide avec du verbe autour.

Cette oscillation de la littérature imaginative et de la poésie, du drame et de la comédie, entre la vulgarité et le précieux, entre la redondance banale, ou la porcherie, et l’euphuisme entortillé, frappe l’observateur du XIXe siècle, dans sa seconde partie, Elle est un signe, cette oscillation, de misère intellectuelle et de flottement moral. Les gens boivent une eau plate ou bourbeuse, ou des liqueurs de goût incertain, et de composition suspecte, qu’ils prennent pour d’exquis élixirs. Ils ont perdu le goût du vin et la connaissance des bons crus. Sainte-Beuve est mort. Qui les renseignerait ?

Deux noms de critiques nés et de grands lettrés se présentent à l’esprit : Lemaître et France. Par la fluidité, l’ironie et la compréhension, ils se ressemblèrent au début, étant l’un et l’autre de filiation renanienne. À Jules Lemaître surtout notre génération, la dernière du XIXe siècle, doit beaucoup pour le culte des véritables maîtres d’autrefois, dont il avait gardé le sens et le goût. Mais leurs scepticismes, jumeaux jusque vers 1897, jusqu’à l’Affaire Dreyfus, et leur aversion pour toute affirmation, ou négation, carrée et crue, les empêchèrent d’agir, comme ils l’auraient pu, pour le nettoyage de certaines admirations conventionnelles. Ils enseignèrent le tact et à hésiter. Ils renseignèrent sur le choix. Ils n’apprirent point à rejeter et à haïr le médiocre, l’insincère, ni le nocif, ce qui est pourtant bien utile aux époques troubles. Mieux préservé contre les erreurs du siècle, Lemaître a servi la Patrie. France a versé dans l’absurdité révolutionnaire.

La force se réfugie dans la demi-insanité, chez deux hommes, armés de leurs plumes, que je n’assortis point ici par goût du rapprochement des contraires, mais qui ont en commun leur hérissement, leur savoureuse rage, et un bel emportement verbal : Vallès et Bloy. Vallès est quinteux, Bloy vaticinateur ; Vallès est mauvais, rancunier ; Bloy criard et bonhomme au fond. Ce qui les apparente et les rend sympathiques, c’est qu’au lieu de subir, en railleurs ou en esclaves, le déversement d’insanités politiques, philosophiques et littéraires, qui dégoulinent le long des parois du siècle, ils s’insurgent contre elles, parfois en y participant et (pour Vallès) en les amplifiant. Avec eux, par eux, le lecteur échappe à la fadeur, à la moisissure, au remugle, issus de l’avalanche romantique et du dépotoir naturaliste, sur lesquels flottent la contention douloureuse pour rien, de Flaubert et le rictus béat de Renan. Leurs livres forcenés n’acceptent pas ; ils crient, ils tempêtent, ils menacent et vitupèrent. On leur en est reconnaissant. Ils tranchent sur cette littérature de chambre de malade, de bric-à-brac, ou de charnier, qui fait les délices des passants, sur cette littérature d’ouvroir, d’antichambre, ou d’office riche, qui fait les délices de l’Académie. Largement méconnus, pillés, imités, engueulés, se fichant du tiers et du quart, et ne craignant ni leur propre pensée, ni les termes dans lesquels ils l’exprimaient, Vallès et Bloy (au même titre que Veuillot et Drumont, et avec une allure plus débridée) auraient pu rendre un immense service au regaillardissement de l’esprit national, s’ils eussent été moins privés de sens commun. Car l’un comme l’autre croyait que le sens commun fait partie des vices bourgeois, ou qu’il est l’apanage du juste milieu. Or, Rabelais, Molière (pour ne citer que ces deux-là) ont prouvé que le sens commun peut être extrême et passionné, qu’il a droit à sa haute fièvre comme son contraire, qu’il peut prendre le mors aux dents. Il était bien d’un siècle parlementaire de croire que le sens commun siège au centre !

Ici nous retrouvons (sur le plan littéraire) le libéralisme et ses ravages. Toute affirmation étant considérée comme un danger et une outrance, tout ce qui est expressif étant tenu pour grossier et confondu avec la cacophagie de Zola, toute appréciation ou vue non convenue, ni poncive, étant un blasphème contre les idoles du jour (Hugo, Renan, etc…), la première des qualités littéraires, après l’ordre, qui est l’intensité, est redoutée et bannie. Devant l’intensité, l’expressivité du terme, ou de la phrase, que pratiquèrent les trois siècles précédents, reculent, s’effarent et fuient les écrivains, tremblants et frémissants, du XIXe siècle. Cet abatage de l’originalité et de la vigueur du style, auquel se sont évertués vainement les grammairiens des âges précédents, un vieil organisme, l’Académie française, un organe plus récent la Revue des Deux Mondes (prépondérante, pendant quarante ans, par l’habileté commerciale de son fondateur Buloz) vont tenter de le réaliser.

D’une façon générale, on doit constater que ce XIXe siècle, si content et si fier de soi, et si fertile en agitations sociales de toutes sortes et en guerres exhaustives, a marqué, en France, dans le domaine littéraire, une diminution parallèle de l’intensité imaginative et d’observation (conception) ainsi que de l’expressivité du style. J’appelle intensité imaginative cette coulée de perspectives en profondeur que l’on remarque (pour prendre deux modèles fort éloignés l’un de l’autre) dans les Essais de Montaigne et dans Candide. Rien de semblable au XIXe siècle, où le rapport de Ravaisson par exemple (qui est peut-être le meilleur aperçu des vues générales des cent dernières années, paru chez nous) témoigne encore d’une étrange timidité et d’un besoin de juste milieu, qui réfrène l’esprit créateur. À imagination guindée, observation courte et tenue en lisière, aussi bien quant à l’introspection, presque totalement abandonnée (les pensées de Joubert sont d’une qualité fort inférieure aux maximes d’un La Rochefoucauld par exemple) que dans l’observation courante de la vie extérieure. C’est que, pour imaginer largement et logiquement, il importe d’avoir observé vigoureusement et précisément ; de même que l’appui de nombreuses et justes images est indispensable à l’exercice d’une bonne et sagace observation. L’homme regarde l’homme, et ce qui l’entoure, avec sa faculté créatrice, autant et plus qu’avec ses yeux. Le champ visuel, c’est tout le cerveau.

J’ai expliqué, dans l’Hérédo et le Monde des Images, que ce qui faisait le chef-d’œuvre, c’était d’abord la puissance, l’universalité originelle de la conception, prose ou vers, et ensuite la personnalité du style. Il y a, entre la première et la seconde, un lien mystérieux qui permet à l’auteur en transe d’embrasser, en quelque sorte, d’un seul regard l’ensemble et certains détails, comme le spectateur d’un orage nocturne voit le coteau d’en face s’éclairer tout à coup, avec ici un arbre, là un ruisselet, plus loin une chaumière. Cette soudaineté initiale, quasi explosive, qui offre plus d’une analogie avec la fécondation sexuelle, assure l’unité du roman, de l’ouvrage de critique, du drame ou du poème. L’art consiste à ordonner ensuite cette espèce de coup de foudre mental, ou, comme dirait Bourget, cette psychoclasie. Il s’agit, en effet, d’une sorte de fissure intérieure subite, par laquelle l’âme aperçoit tout un système, toute une gravitation d’idées ou de personnages, colorés par des aspects imprévus. On sait avec quelle fréquence certains termes ou mots reviennent au cours d’un tel ouvrage. Ce sont ceux qui apparurent à l’esprit de l’auteur en même temps que son plan général, ainsi que des repères émotifs et des stimulants.

Or, s’il est vrai que, de 1790 à 1914, une immense quantité de travaux littéraires aient vu le jour en France, dont quelques-uns ont bénéficié d’une diffusion et d’un enthousiasme parfois presque unanimes, il est bien vrai aussi qu’un très petit nombre d’entre eux ont participé aux deux conditions ci-dessus, qui assurent l’immortalité vraie. Que reste-t-il, par exemple, du Génie du Christianisme de Chateaubriand ; de Hernani, de William Shakespeare, de Hugo ; de l’Allemagne de Mme de Staël ? Que reste-t-il de l’Avenir de la Science de Renan ? Que reste-t-il historiquement des « histoires » de Michelet ? Rien, ou bien peu de chose. La conception était ambitieuse ; mais elle manquait de cet à-pic, de cette énergie déflagrante, de cette atmosphère miraculeuse, qui emporta Dante, quand il conçut la Divine Comédie. Le style manquait de cette expressivité qui prouve et témoigne que la sensation, le sentiment, ou la pensée ont saisi, arraché le mot unique, ou le tour de phrase unique, entre la grappe des synonymes. Il y a les œuvres exaltantes, transportantes, inattendues, qui semblent imposées à une époque par un décret spécial de la Providence et qui bouleversent le conventionnel et le prévu. Il y a les œuvres volontaires, appliquées, patientes, quelquefois méritoires ; qui n’ont rien de nécessaire, ni d’exceptionnel. Il y a enfin la poussière d’œuvres, qu’emporte le vent de l’indifférence, ou d’une renommée sans discernement.

De 1850 à 1900, trois poètes de premier rang ont été ignorés ou bafoués de la façon la plus odieuse, la plus révoltante : Baudelaire, Verlaine et Moréas. Dans la même période, un romancier génial a passé au milieu de l’indifférence, ou de la risée des ignorants de la fausse élite : Barbey d’Aurevilly. Car, en dehors de la plèbe de badauds, incessamment renouvelée, qui court le long des bibliothèques, en éparpillant ses éloges et ses blâmes au hasard, il y a, au XIXe siècle, un rassemblement de demi-lecteurs, pourvus d’une demi-instruction, arrivant pleins de vanité à la demi-connaissance, qui se jettent et tombent dans tous les traquenards de la réclame, de la falsification et de la mystification. Ce troupeau, qui se croit une sélection, parce qu’il se compare à la foule, et maître de ses préférences, alors que celles-ci lui sont imposées par ses journaux, va naturellement à ce qui lui ressemble, c’est-à-dire au superficiel, à l’affecté et à l’outrecuidant. C’est lui qui déclare que Baudelaire est entortillé et confus ; Verlaine un simple pochard, et Moréas un pédant grec. C’est lui qui se pâme aux Poèmes barbares de Leconte de Lisle, ou chose pire, aux luisants et vides Trophées de Hérédia, plus tard aux hideux exercices mécaniques d’Henri de Régnier, lesquels sont à la poésie véritable, ce que le pianola est à la musique et la gymnastique rationnelle aux mouvements naturels de l’être humain. C’est lui qui s’ébahit à la Tentation de Saint Antoine, aux contes rudimentaires et brutaux de Maupassant, à la Princesse Lointaine de Rostand, qui méprise le Chevalier des Touches et l’Ensorcelée. Ce troupeau, qui contient des professeurs d’Université, des académiciens, des chroniqueurs, des caillettes, des gens de bureau, de cercles et de salons, ainsi qu’une cohorte d’aspirants à l’intelligence et au diplôme de bel esprit, est plus nocif, parce que plus orgueilleux, que l’ignorante collectivité. Il faut préférer un primaire, se donnant pour tel, à un faux amateur, dit « éclairé », et plongeant, dans son œil, un doigt taché d’encre.

Chez ce troupeau, l’aristocratie de l’esprit et du style (quelle que soit sa forme) provoque une méfiance, qui va jusqu’à l’irritation et à la haine. Baudelaire est un aristo de la pensée, de l’inspiration, forte et courte (selon la juste remarque de Maurras) et de la sensation. Il ressemble à ces albatros de la pièce fameuse : « Lorsque pour s’amuser, les hommes d’équipage… » Le malaise extraordinaire, qu’il traîna toute sa vie, tenait à la discordance entre ses aspirations et son époque. Le voyage et l’exil volontaires ne faisaient que l’aggraver. Il fut le type du transplanté dans le temps, que tout blesse, que tout exaspère, et qui cherche, dans l’exotique, ou dans l’anormal, un remède à sa dyschronie, ou, si vous préférez, à son anachronie. Un solide bon sens naturel, contrarié par cette lassitude et ce dégoût du siècle où il vit (tœdium seculi), tel est Charles Baudelaire, celui qu’au fameux divan Lepeletier, Théodore de Banville voyait assis, farouche, auprès du doux Asselineau et « tel qu’un Gœthe en colère ». Puis, après des années et des années, son éducation baudelairienne ayant été faite, peu à peu, par une foule de sous-adapteurs et d’imitateurs, ou de plagiaires et vulgarisateurs du génial auteur des Fleurs du Mal et des Paradis artificiels, le troupeau de la demi-instruction courut s’abreuver en foule à ce qu’il avait dédaigné, bafoué pendant quarante ans. On dit, en ce cas, que l’âge reconnaît tardivement son erreur. Mais vous pouvez être sûr que, dans le même moment, il en commet une autre du même calibre.

Qu’il s’agisse de peinture (Goya, Manet), de musique (Tannhauser, Beethoven), de gravure (Méryon), du sens de la rectification historique ou littéraire (Edgar Poe, Quincey), de linguistique et de style (Mon cœur mis à nu), d’analyse intellectuelle et sentimentale, le génie pénétrant, vibrant, dru, chaud et sûr de Baudelaire provoquait autour de lui une sorte de crainte. Il apparaissait à ses contemporains, saturés de sottise, comme inclassable, comme morbide. D’où sa fureur aigre et son affectation de morbidité : « Ah ! vous croyez que j’ai la rougeole ! Eh bien, je vais m’en peindre les boutons sur la peau ! » Et il les peignait ! L’Eautontimoroumenos, le bourreau de soi-même, ce fut Baudelaire. Mais quel goût, quelles nuances dans l’appréciation, et quelle force dans le départ, l’élan, le démarrage ! Son envol rappelle celui de Ronsard…

La servante au grand cœur, dont vous étiez jalouse…
Ô mort, vieux capitaine, il est temps, levons l’ancre…

C’est le coup de vent du seizième, sur les chemins du Vendômois. Puis, au bout d’une dizaine de vers, le sentiment de sa triste condition le ressaisit, retombe, semble-t-il, sur le cœur, dénudé en effet, de Baudelaire, comme une goutte de fiel brûlant, et dissout le bref enthousiasme. Ainsi en prend aux Muses désorbitées par le cruel vieillard à la faux !

Mon père avait entrevu Baudelaire, et me disait de lui qu’il lui faisait l’effet d’un prince atrabilaire et bizarre, parmi des goujats. Il s’était présenté à lui par sa grimace, qui était factice et puérile, non par son goût, qui était direct et sublime.

Pour Verlaine, histoire analogue, à un degré inférieur s’entend. Verlaine était un aristo du sentiment, dans un physique de Silène du ruisseau, et ce ruisseau bordait, en effet, cet aristocrate. Schwob le vit mourant, dans un hôtel meublé proche du Panthéon, un exemplaire de Racine sur sa table de nuit, auprès d’un litre de marchand de vin. Il mourut comme il avait vécu, ayant à sa droite le génie, et à sa gauche la vilenie, partagé entre la dégradation et l’enthousiasme. Ce génie étant sans cesse allé s’épurant, des Fêtes galantes à Sagesse, du décor de la vie vers son essence intime, comme si ce mysticisme, vers la fin quasi angélique, s’était frayé un chemin à travers la sensualité la plus triviale. Néanmoins Verlaine est fort loin d’atteindre à Villon, à qui on l’a injustement comparé, et qui demeure, depuis bientôt cinq siècles, le plus intense et le plus inimitable des poètes français. Où il faut, à d’autres, une pièce entière pour émouvoir, il faut à Villon un ou deux mots. Villon reste, à travers les âges, le maître de la simplicité pathétique. Il y a de l’apprêt chez Verlaine, même parmi ses alertes remords.

Quant à Moréas, poète divin, quintessence de Lamartine et dont les Stances égalent Ronsard, il a traversé son temps ingrat et rebelle, fermé et hostile à la grandeur vraie, au milieu d’une incompréhension complète, hermétique. En vain Maurras, Barrès et quelques autres de ses amis, moins connus, s’évertuaient-ils contre cette incroyable injustice, une des plus fortes de l’histoire littéraire. Les meilleurs ne leur prêtaient qu’une oreille distraite. L’école mécanique triomphait avec Hérédia et ses imitateurs d’une part, de l’autre avec les déformations symboliques de Mallarmé et des Parnassiens posthumes. Un grand humaniste inspiré, tel que Moréas, soumettant l’eau, le feu, l’esprit, la rivière, l’histoire et la légende, à la nostalgie rythmique d’un cœur hautain, mais pitoyable, ne pouvait plus parvenir à la gloire. Les badauds et l’absurde demi-élite s’entendaient pour lui barrer le chemin. L’amer et orgueilleux breuvage de la méconnaissance lui fut ainsi versé à pleines coupes, suprême libation d’un siècle détaché du lyrisme naturel, uniquement attentif aux rhéteurs, aux hurleurs et aux échevelés des deux sexes.

J’ai devant moi, en écrivant ceci, la reproduction par le maître éditeur Lafuma, chef-d’œuvre de bibliophilie, du manuscrit des Disjecta membra de Barbey d’Aurevilly. La reproduction exacte, dis-je, non seulement de l’écriture en couleurs, gladiolée, précise et enflammée comme la foudre, du grand écrivain spontané, et même soudain, qu’a méconnu son siècle ignorant ; mais aussi des dessins, fantaisies, échappées de plume et pâtés d’encre de ce feu d’artifice de prose et de vers, à quoi rien ne peut être comparé. Joie de l’esprit et du regard ! Il fallait le dévouement unique de Mlle Read à cette haute et étincelante mémoire, pour imaginer une telle survivance, qui nous rend la palpitation même du génie et nous renseigne sur la genèse de certaines œuvres et mains projets inachevés. Nous regretterons toujours cet An mil et ce roman sur la chouannerie, le Gentilhomme de grand chemin, que n’eut pas le loisir d’écrire le vieux chouan à la pensée altière, le géant perdu parmi les nains de plume, qui riaient de la coupe de son habit ou de sa solitude grandiose.

La méconnaissance de Barbey d’Aurevilly est, ainsi, un des exemples les plus saisissants de la stupidité du siècle, dit « des lumières », en matière littéraire et critique.

Nous avons vu que cette stupidité repose solidement, compactement, sur un certain nombre d’aphorismes genevois, allemands, encyclopédiques, protestants, romantiques, et toujours primaires, bien que reliés à des noms fameux. Barbey d’Aurevilly (chez qui le critique égale, en maint endroit, le romancier) possédait parfaitement cette vérité ; c’est ce qui explique sa solitude volontaire, hautaine, résignée, en même temps que le silence, à peine interrompu de quelques coassements de grenouilles, qui s’établit autour de lui, afin de le murer hors de sa gloire. Je veux dire de la gloire à laquelle il avait droit, au même titre que Balzac.

C’est une femme frêle, âgée, sans appuis, sans fortune, mais de cœur héroïque et d’une extraordinaire énergie, Mlle Read, bien connue de tous les admirateurs et vieux amis de Barbey, qui entreprit de briser ce mur. C’est grâce à elle que tant de pages d’une critique nue, libre, hardie, juste et neuve, ont été recueillies et se transmettront, qui, sans elle, se seraient perdues dans la méconnaissance, l’ignorance totale et le rapide oubli. Aujourd’hui, avec une publication, complémentaire mais essentielle, comme les Disjecta membra, le « soleil des morts » de la Rochefoucauld monte rapidement sur la tombe, encore pénombreuse, du grand Normand. Il l’éclaire de cette lueur d’éclipse, d’argent et d’or, aux biseaux noirs, où s’attarde encore un glacis de l’incompréhension de naguère, par qui se rehausse tant de beauté.

Je répète ici que le grand romancier du second tiers du XIXe siècle, en France, c’est Barbey d’Aurevilly, et non Gustave Flaubert. Cela ressort du contraste des thèmes, du style, de la composition des visées. Cela ressort surtout de ce frisson du noble, du grand, du véritable lyrisme, qui anime, sans aucune défaillance, l’auteur de la Vieille Maîtresse, du Chevalier des Touches, de l’Ensorcelée, et qui enveloppe, dépasse et efface, de tous côtés, le travail pénible de marqueterie, la syntaxe essoufflée et l’ironisme court de l’auteur de l’Éducation sentimentale, de Salammbô et de la Tentation de Saint Antoine. L’image de la nature et de l’homme, des rapports de la nature et de l’homme, qui au fond de l’œuvre, tant célébrée de Flaubert, est une image dégradée et pauvre, qui bafoue l’esprit de hardiesse et de sacrifice. Elle ne laisse debout que la pitié, et encore amoindrie et rapetissée au cloisonnement des cœurs défaillants, pour lesquels elle est une excuse. Cette image, quand une supériorité quelconque l’effleure, n’a que la ressource de se moquer et de ricaner. L’image qui anime Barbey d’Aurevilly, en tous ses écrits, c’est la foi dans le sens de la destinée humaine, c’est le scepticisme quant au scepticisme (qui est le grand doute des âmes trempées), c’est l’acceptation calme de la complexité, parfois tragique, souvent neutre, de la vie et de la crise suprême, et souvent bienfaisante, de la mort. Flaubert abat et décourage, après la courte excitation de son « gueuloir ». Barbey d’Aurevilly relève, entraîne, regaillardit. Flaubert respire artificiellement, dans une atmosphère comprimée, pharmaceutique, factice, étouffante. Barbey d’Aurevilly respire largement, à pleins poumons, sur son promontoire, devant la lande, la forêt et la mer. Flaubert est le type même du « gentdelettres », cette fabrication des époques pauvres, où la création devient application, où l’élan tombe à l’ornement, où l’effet est cherché aux dépens du naturel. Barbey, grand lettré, et jusqu’au point où l’humanisme étreint le divin, écrase, de son dédain justifié, le gentdelettres, qui ne vit que de potins, de querelles de boutiques, de rogatons intellectuels, ou de ressassements de quelques préjugés de coterie. Flaubert, je le répète, est, dans tous les sens, un homme de Lilliput, un génie à l’usage du vulgaire. L’autre Normand appartient à la race des géants, des initiateurs, dont le regard domine et outrepasse la foule des ânonneurs d’opinions toutes faites et des adorateurs de faux chefs-d’œuvre.

Barbey d’Aurevilly, que tant de critiques (si l’on peut donner ce titre à la tourbe des abstracteurs de néant qui encombre — Sainte-Beuve et Lemaître exceptés — les avenues du XIXe siècle) ont assimilé, malgré lui, au romantisme, n’a de celui-ci que les dehors byroniens. La principale caractéristique littéraire du romantisme, nous l’avons vu, c’est la pauvreté de la conception, sous le déluge et l’inflation des mots. Des squelettes baroques, dans des pourpoints, y mènent la danse macabre d’Holbein, sans susciter l’émotion ni le rêve ; Barbey d’Aurevilly, qui est un lyrique, alternativement concentré et débridé, et chez qui la vigueur de la conception, adéquate à la magnificence du verbe, pousse et exalte ce verbe à mesure, dans une émulation digne du XVIe siècle, Barbey d’Aurevilly s’attaque aux sujets forts, durables, éternels. Il sculpte, avec emportement, le granit, et taille, avec amour, le bronze. Il s’attache aux tempéraments violents, aux cœurs indomptables, aux âmes de tempête, aux esprits d’orgueil. Mais il les peint en théologien, conformément à une psychologie vraie (les prémisses étant posées) et non arbitraire, et il développe fougueusement, et jusqu’au bout, les actes commandés par ces aspirations pathétiques.

De tels dons le mettaient forcément en opposition avec son temps, anémié et baroque, qui se le représentait comme un animal fabuleux, comme un hyrcocerf, comme une survivance du déluge, simplement parce qu’il était un croyant parmi des crédules, un méditatif parmi des badauds, et un sincère parmi des cabotins. Pour un retentissant Tartuffe comme le père Hugo, la présence, dans les plates-bandes littéraires, d’un tel Alceste (faisant un fouet de ses rubans verts) était quelque chose d’inadmissible, d’intolérable, au même titre que l’existence d’un Veuillot. Quiconque ne l’adorait pas les yeux fermés, n’avalait pas ses énormes bourdes, était, aux yeux de Hugo, un suppôt de Loyola, vomi par le tribunal du Saint-Office. Très bien, mais que reste-t-il de ses copieux romans et de ses burlesques drames, et qu’en restera-t-il dans vingt ans ? Au lieu que les romans de Barbey, et ses jugements si drus et si nets, assénés, commencent à accomplir, dans les imaginations contemporaines, ce mystérieux travail grâce auquel s’orientent le goût et les réflexions d’un âge mûri par le malheur. Aux jeunes et vaillants Français qui nous suivent, nous indiquons cette source de joie, cette source de force, cette source saine, ces pages dont l’emportement splendide, après cinquante ans, est demeuré intact, ces pages sans une ride, ces pages stoïques du grand Normand. Elles les surprendront par l’éternelle nouveauté, l’immortelle fraîcheur des vrais chefs-d’œuvre. Elles leur rendront cet entrain à l’acte que le flaubertisme nous avait ravi, cette lucidité d’âme dont le romantisme avait frustré nos pères !

Nous voilà au terme de cette rapide et incomplète revue de la courbe littéraire du XIXe siècle, inférieure, sur tant de points, à celle du XVIIIe, bien davantage encore à celle du XVIIe et du XVIe, où le bon sens, l’imagination et le langage brillent d’un éclat qui n’a jamais, depuis, été égalé. Cela, dans tous les genres et dans tous les domaines. L’accès de fièvre romantique et révolutionnaire, qui parcourt le XIXe siècle dans sa longueur, a pu faire illusion, pendant un temps, aux contemporains, atteints eux-mêmes par cette épidémie intellectuelle, dont fait partie un orgueil sans limites. Il ne saurait jeter même poudre brillante aux yeux de la postérité, qui compare et qui juge. Commencé dans la contemplation vaniteuse et morose du moi, le romantisme a continué dans le débordement des passions et de l’instinct et dans l’appauvrissement [par excès] du vocabulaire. Passions affectées. Instinct plat. Il a abouti à la scatologie naturaliste et aux balbutiements du symbolisme à remontoir, à la dilution de la fantaisie dans le calembour et la calembredaine.

Une telle déchéance, quand elle existe, n’est jamais limitée aux lettres seules. L’avilissant troupeau, dont nous avons parlé, — (et qui fausse les perspectives de la notoriété, et de la gloire, par celles de la réclame et de la publicité) — sévit naturellement dans toutes les catégories de l’activité, quand son influence funeste a une fois pénétré et corrompu la plus importante et la plus difîusible de toutes, la littéraire. Nous allons, de nouveau, le voir à l’œuvre, en philosophie et dans l’Enseignement.