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Le tambour du régiment/06

La bibliothèque libre.
Éditions Albert Lévesque (p. 73-78).


VI



LE SERPENT À SONNETTES



DEUX mois plus tard, tandis que l’armée de Montcalm rentrait à Montréal après la glorieuse victoire de Chouagan, et que Daniel continuait son apprentissage comme soldat, Petit-Cerf, en compagnie de deux autres Hurons, était rendu sur le lac Saint-Sacrement, à la tête duquel se dressait, comme une lourde et puissante sentinelle, le fort William-Henry.

La mission de ces Indiens était toute personnelle ; ils savaient l’arrivée des troupes françaises, les alliances nombreuses avec différentes tribus, et la prise récente de Chouagan, mais ils ne songeaient pas pour le moment à se mêler de la guerre.

À cette heure matinale, une brume épaisse couvrait le lac où leur canot glissait rapide et silencieux ; puis le soleil éclaircit tout le paysage, les eaux apparurent limpides comme un miroir, reflétant la verdure du rivage, le bleu du ciel et les teintes rosées de l’horizon au soleil levant. De nombreuses bandes de canards couvraient une partie du lac, ils plongeaient, nageaient puis reprenaient leur vol vers le bois.

Les Indiens avaient passé le dédale des « Étroits » et remontaient maintenant le lac, côtoyant ses bords où le feuillage touffu des érables et des frênes se détachait sur le manteau sombre des énormes sapins.

Ils atterrirent dans une petite échancrure creusée dans la rive par le courant très fort à cet endroit ; ils décidèrent de camper là et se mirent aussitôt à se préparer un abri.

Petit-Cerf laissa ses compagnons et partit à travers la forêt avec l’intention d’aller voir le fort William-Henry dont il avait aperçu les bastions et la tourelle. Il s’avançait sans bruit à travers un sentier lorsque soudain, un son de voix le fit s’arrêter. Il s’aplatit dans les broussailles et rampa un peu plus près des parleurs… deux Indiens étaient assis sur la mousse et discutaient…

Petit-Cerf ne pouvait voir leurs visages, mais il entendait leurs paroles :

— Je te dis qu’ils sont les plus forts, mieux vaut être avec eux que contre eux. À Chouagan, ils ont tout raflé !

— Oui, mais si les autres avaient été renseignés…

— Tu penses pouvoir les renseigner, ceux d’ici, toi ?

— Oui ; j’ai deux lettres prises à un de leurs courriers que j’ai tué en route. Il doit y avoir des renseignements importants là-dedans, il a essayé d’avaler les papiers… je l’ai tué avant qu’il ait eu le temps de le faire !

— Alors, que veux-tu ?

— Va trouver le chef du fort ; il te connait pour allié, un Delaware ! Amène-le ici, qu’il apporte de l’argent et de l’eau de feu et je lui donnerai les lettres.

— On partagera ?

— Oui, deux parts pour moi, une pour toi !

— Attends-moi ici, fit l’Indien et il partit à la hâte.

Celui qui avait proposé le marché se retourna à ce moment… Chatakoin reconnut son ancien ennemi, Thaninhison, la Tête-Plate !

Il se dit d’abord : — ça ne me concerne pas, je ne fais pas la guerre… puis il songea : les Français sont les amis de ma nation, si ces lettres allaient leur faire tort, faire connaître leurs plans… Allons, Tête-Plate, tu ne pourras pas trahir mes amis ! et ajustant une flèche, il banda son arc, visa… Thaninhison tomba, face contre terre !

Vif comme l’éclair, Chatakoin s’élança vers lui, le retourna, fouilla dans sa tunique et en sortit deux lettres qu’il cacha sur sa personne, puis sans regarder son ennemi qui entr’ouvrait les yeux, il fila vers le petit campement et rejoignit ses compagnons, sans leur souffler mot de ce qui s’était passé.

Le lendemain, il reprit encore le même chemin. Le cadavre de Thaninhison avait été enlevé. Il continua vers le fort et en contourna les digues ; un peu au-dehors, dans une clairière, il aperçut deux fillettes blondes qui semblaient cueillir des fleurs ou des ronces ; soudain, un cri perçant retentit : l’une d’elles était attaquée par un serpent à sonnettes !

Petit-Cerf s’élança à son secours et tua la bête venimeuse ! Une des enfants pleurait à chaudes larmes ; l’autre, celle que le serpent avait attaquée, regarda Petit-Cerf avec effroi et dit :

I’m afraid of you  !

— Chatakoin ne comprend pas, dit celui-ci en français.

L’enfant le regarda, tremblante, et dit en français, avec un peu de difficulté :

— Peur, moi peur de toi !

— Pas de danger, petite papoose ; Petit-Cerf n’est pas méchant !

— Oui, toi tué mon papa !

— Non, non ! D’autres Indiens méchants, peut-être, mais pas Petit-Cerf !

La fillette, à demi rassurée, regarda la vipère morte à ses pieds, leva les yeux vers le Huron et ne lui trouvant aucun air féroce, elle sourit à travers ses larmes et dit :

— Merci, Petit-Cerf !.. Come Fairy ! dit-elle ensuite à l’autre fillette et se prenant par la main les enfants partirent en courant vers le fort.

Ce soir-là Chatakoin avertit ses compagnons qu’il allait les quitter, voulant retourner tout de suite dans son pays.

Il se procura facilement une embarcation et le lendemain, avant l’aube, son léger canot d’écorce filait déjà sur le lac ; lorsque le soleil vint éclairer de ses feux le décor pittoresque du lac Saint-Sacrement, Petit-Cerf était déjà rendu bien loin du fort William-Henry.