Le tambour du régiment/07

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Éditions Albert Lévesque (p. 79-84).


VII



PETIT-CERF À CARILLON



LES deux petites Anglaises, à peine remises de leur frayeur, venaient de regagner le fort où le capitaine Fisher, remarquant leur mine déconfite, s’informa de la cause de leur énervement.

— Grand’père, c’est que nous venons d’avoir bien peur !

— Qu’y a-t-il donc ?

— Un serpent ! s’écria Fairy.

— Un sauvage ! s’écria Georgette.

— Un serpent ? Un sauvage ? Expliquez-vous !

— Grand’père, tu sais la petite clairière un peu plus loin que les glacis où il y a tant de belles ronces ?

— Oui…

— Eh bien, nous étions à en cueillir, Fairy et moi, quand tout-à-coup, nous avons entendu un bruit de sonnettes… un serpent rampait vers nous !

— Oui, il s’est lancé vers Georgette, dit Fairy.

— Ah, comme j’ai eu peur, dit celle-ci, en le voyant se dresser et sortir sa vilaine langue ! J’ai crié ! Tout à coup, un sauvage a surgi, il s’est élancé vers nous et il a tué le serpent avec sa hache !

En racontant ceci Georgette se mit à pleurer.

— Voyons, voyons, puisque le serpent est mort ce n’est plus le temps de verser des larmes !

— Non, mais j’ai eu tellement peur du sauvage !

— Était-il méchant ?

— Je les ai toujours cru tous méchants, mais celui-là, il n’avait pas l’air trop féroce… il m’a parlé en français.

— Oui ? Qu’a-t-il dit ?

Georgette répéta les paroles de Petit-Cerf.

— En effet, dit le capitaine, c’est sans doute un brave Indien puisqu’il a tué le serpent à sonnettes et qu’il n’a pas cherché à vous faire peur !

— Au contraire !

— Tout de même, il ne faudra plus vous aventurer hors des digues, les enfants ; en guerre comme nous sommes c’est beaucoup trop dangereux !

Tandis que Fairy courait rejoindre ses parents pour leur raconter son aventure, Georgette, encore un peu tremblante, dit au capitaine :

— Grand’père, est-ce vrai ce que Mistress Gruntle m’a rapporté, que nos gens ont été battus par les Français ?

— Oui, hélas ! Oswego est entre leurs mains… ils s’en sont emparés depuis déjà deux semaines !

— Alors, grand’père, ils vont venir ici ?

— Qui sait ? Je les crois plutôt disposés à attendre une occasion plus favorable.

— Mais s’ils viennent, grand’père, insista la fillette ?

— S’ils viennent ? on les recevra… chaudement ! Mais ne tracasse pas ta tête blonde pour rien ! Nous le saurons s’ils doivent venir, et nous nous défendrons !

— J’aurai bien peur !

— Poltronne ! Fille et petite-fille de soldats, tu devrais être plus brave à douze ans !

— Je le serai, grand’père, dit l’enfant devenue grave, je suis petite, mais tu verras, je saurai me montrer vaillante si nous sommes en danger !

Le capitaine Fisher, comme du reste la plupart des officiers du fort, était absolument atterré devant le succès des armées de Montcalm. Le colonel Monroe, cependant, ne semblait pas croire une autre offensive imminente et se disait, d’ailleurs, en mesure de faire une bonne défense.

Personne, à William-Henry, ne paraissait pouvoir expliquer l’incident mystérieux de Thaninhison ; guidés par un Delaware, deux officiers du fort s’étaient rendus à l’entrée de la forêt pour y rencontrer un Indien de la tribu des Têtes-Plates, porteur, disait-il, d’une importante communication ; mais arrivés au lieu désigné, le sauvage gisait dans les broussailles, tué par une flèche ! Sauf de donner les ordres pour faire enterrer le cadavre, le capitaine n’en avait plus entendu parler ; néanmoins chacun se demandait qui était cet indigène et quelle pouvait être sa mission…

Pendant qu’on se perdait en conjectures sur cette mort mystérieuse, Petit-Cerf se dirigeait vers le Lac Champlain dans l’espoir d’y rencontrer le général en chef qu’il croyait stationné à Ticondéroga (ainsi qu’il appelait Carillon).

Après un assez long voyage, il atteignit enfin la forteresse. Il se rendit à la grille d’entrée ; dans la cour intérieure il aperçut quelques soldats dont l’un faisait vivement jouer les baguettes sur un petit tambour militaire.

Comme il approchait, la sentinelle l’arrêta :

— Halte ! Qui vive ? Qui êtes-vous ? Que voulez-vous ?

— Je suis Joseph Chatakoin, Huron de Saint-Joachim et Petite-Ferme.

À ces mots, le jeune tambour regarda le visiteur…

— Chat’ s’écria-t-il, jetant ses baguettes et s’élançant vers le nouveau venu.

Celui-ci l’examina un instant, hésita, puis le reconnaissant :

— La Flèche ! Mais est-ce bien toi ?

— C’est moi en chair et en os !

— Et tu es devenu soldat ?

— Comme tu vois !

— Tu as tellement grandi, je n’en reviens pas, et sous cet uniforme, c’est un autre La Flèche !

— Tu as su notre belle victoire à Chouagan ?

— Oui, c’était un gros coup ! Y étais-tu ?

— Non, hélas ! J’ai dû rester ici avec la garnison de défense… mais entre donc… N’est-ce pas sentinelle, il peut entrer ?

— Oui, puisque tu le connais pour un ami !

— Qui venais-tu voir ?

— Le commandant, monsieur de Montcalm.

— Il est à Montréal, mais tu peux parler à monsieur de Lévis.

— Est-ce aussi bon ?

— Pareillement bon et juste !

— Alors, va voir s’il peut me recevoir !

La Flèche partit comme un trait, trouva le chevalier de Lévis, lui apprit l’arrivée du Huron et sa demande d’être reçu.

— Va le chercher, dit le commandant.

Daniel introduisit Petit-Cerf, se retira, et reprit ses baguettes et son tambour, tandis que monsieur de Lévis écoutait gravement les paroles de l’Indien et recevait de lui les deux lettres reprises au traître Thaninhison.