Le tambour du régiment/12

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Éditions Albert Lévesque (p. 120-127).


XII



GEORGETTE



PELOTONNÉE sur les genoux de son grand’père Georgette Fisher lui racontait les terreurs du jour de l’attaque des sauvages.

Avec les autres rescapés de la garnison de William-Henry, ils étaient rendus au fort Édouard depuis déjà quelques jours.

— C’est lorsqu’un Indien m’a attaqué, dit le capitaine, que je t’ai perdue de vue. Raconte-moi ce qui s’est passé ; jusqu’à présent tu n’as pas été assez bien pour que je puisse t’interroger.

— Nous étions ensemble, dit Georgette, les enfants et les femmes ; Mistress Gruntle me tenait par la main… tout à coup, un grand sauvage la jette par terre et me saisit par le bras ! Je cherche à lui échapper, je lutte… mon chapeau tombe… alors le sauvage me saisit par les cheveux et m’entraîne… Je crie de toutes mes forces !

— Quand je pense que j’étais si près de toi, pauvre petite, me défendant contre un de ces démons, et que je n’ai pas entendu ton cri !

— Il y avait tant de cris, grand’père, et tant de vacarme ! Ce n’est pas étonnant que tu n’aies pas distingué ma voix ! Mais un soldat français s’est retourné et a crié au sauvage de me lâcher !

— Tu as compris ça ?

— Oui, tu sais bien que je comprends le français. L’Indien alors m’a prise dans ses bras et emportée dans le bois… j’ai crié, pleuré, puis j’ai vu le soldat qui courait derrière nous !

— Pauvre enfant ! dit le capitaine en l’embrassant.

— Je n’ai plus crié alors, j’ai prié le bon Dieu tout bas et j’ai fait semblant de dormir… Le sauvage m’a mise par terre et m’a attachée, puis il a bu quelque chose, puis il a noué les bouts de la corde autour d’un arbre tout près de lui… je tremblais tu comprends, et je me pensais finie !

— Alors le Français est venu ?

— Non. Le sauvage s’est couché et s’est endormi ; j’ai regardé autour de moi sans pouvoir remuer. (J’étais couchée sur le côté) et j’ai vu le Français ; il m’a fait un signe avec un doigt sur ses lèvres, comme toi, grand’père, quand tu trouves que je parle trop !

Le capitaine sourit sans répondre.

— Puis, continua Georgette, il m’a glissé un petit poignard, j’ai coupé la corde, je me suis roulée sur sa capote et il m’a tirée à lui sans que le gros sauvage s’en aperçoive !

— Brave garçon ! murmura le capitaine.

— Il m’emporta dans ses bras enroulée dans la grosse cape, tu comprends je ne pouvais marcher, j’étais tremblante de froid et de peur… mais au bout de quelque temps, je ne sais ce qu’il a eu, il a trébuché et m’a mise par terre… c’était dommage, nous étions en vue du fort. Je me suis mise à pleurer et ensuite un autre militaire est arrivé et m’a emportée au camp français… est-il mort, grand’père, celui qui m’a volée au gros démon sauvage ?

— Je ne sais pas. Lorsque les soldats français t’ont ramenée au camp retranché où nous étions revenus l’un d’eux a dit, comme je les remerciais :

— Nous n’avons rien fait, c’est un autre de nos soldats qui a défendu la petite et l’a prise au Sioux. Il a été blessé dans la lutte et est dans le délire depuis hier à l’hôpital du campement.

— Pauvre soldat ! Il a donc été bon et brave, hein grand’père ?

C’est vrai… bien qu’il soit un ennemi !

— Il n’est pas mon ennemi, déclara la petite fille avec décision et je vais prier tous les jours pour qu’il ne meure pas !

— J’espère, moi aussi, que le brave garçon va survivre à ses blessures, dit le capitaine… mais ne parlons plus de ces horreurs si près de nous encore ! Dans peu de temps nous serons chez nous, en Virginie, et tu te remettras de cette secousse effroyable !

Quelques semaines plus tard, en effet, la petite Georgette était de retour à la plantation de son grand’père et celui-ci, heureux de la voir en sûreté, et pouvant reprendre l’usage de ses jambes, (elle avait été deux mois sans pouvoir marcher) fut fort aise de prendre lui-même un repos bien nécessaire. Il ne se lassait pas de dire son bonheur d’avoir retrouvé son home, sa blanche maison, la riche verdure de ses cotonniers, ses vieux serviteurs noirs et la quiétude paisible des jours et des nuits.

Le colonel Washington, de passage dans son pays, se rappela sa jeune filleule et se rendit à la plantation du capitaine Fisher. Il connaissait le désastre de William-Henry, mais il fut bien surpris d’apprendre l’odyssée de Georgette.

Pendant qu’il causait avec son grand’père, la fillette disparut et revint apportant une capote militaire.

— Voyez, dit-elle à Washington, voilà ce qui m’a sauvée du terrible sauvage !

— C’est plutôt le soldat qui t’a sauvée, ma petite, dit le colonel en riant ; sais-tu son nom, ce brave ?


« Voici pourtant une marque », dit Washington.

— Non ; et sa cape n’est pas marquée !

— Voici pourtant une marque, dit Washington, indiquant une flèche dessinée à l’intérieur de la capote.

— Cela ne nous dit rien de plus, dit le capitaine.

— On ne sait jamais ce qui peut arriver… plus tard, vous connaîtrez peut-être le nom de ce vaillant soldat ! Les Français sont nos ennemis dans cette guerre, n’empêche que ce sont des braves !

— Plus tard, ils seront nos amis, déclara Georgette.

— Oh toi, ma filleule, tu as du sang français dans les veines ! Mais qui sait ? On verra peut-être ces mêmes Français nous tendre, à l’occasion, une main amie… la vie est pleine d’imprévu !

Le jeune colonel ne savait pas si bien dire… Il ne se doutait pas que moins de vingt ans plus tard, il deviendrait le chef d’une grande république indépendante et que les Français apporteraient à cette indépendance l’aide de leur bravoure et le secours de leurs armes.