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Le théâtre et son double/XII

La bibliothèque libre.
Gallimard (p. 139-148).

XII

UN ATHLÉTISME AFFECTIF

Il faut admettre pour l’acteur une sorte de musculature affective qui correspond à des localisations physiques des sentiments.

Il en est de l’acteur comme d’un véritable athlète physique, mais avec ce correctif surprenant qu’à l’organisme de l’athlète correspond un organisme affectif analogue, et qui est parallèle à l’autre, qui est comme le double de l’autre bien qu’il n’agisse pas sur le même plan.

L’acteur est un athlète du cœur.

Pour lui aussi intervient cette division de l’homme total en trois mondes ; et la sphère affective lui appartient en propre.

Elle lui appartient organiquement.

Les mouvements musculaires de l’effort sont comme l’effigie d’un autre effort en double, et qui dans les mouvements du jeu dramatique se localisent sur les mêmes points.

Là où l’athlète s’appuie pour courir, c’est là que l’acteur s’appuie pour lancer une imprécation spasmodique, mais dont la course est rejetée vers l’intérieur.

Toutes les surprises de la lutte, du pancrace, du cent mètres, du saut en hauteur, trouvent dans le mouvement des passions des bases organiques analogues, elles ont les mêmes point physiques de sustentation.

Avec pourtant ce nouveau correctif qu’ici le mouvement est inverse et qu’en ce qui concerne par exemple la question du souffle, là où chez l’acteur le corps est appuyé par le souffle, chez le lutteur, chez l’athlète physique c’est le souffle qui s’appuie sur le corps.

Cette question du souffle est en effet primordiale ; elle est en rapport inverse avec l’importance du jeu extérieur.

Plus le jeu est sobre et rentré, plus le souffle est large et dense, substantiel, surchargé de reflets.

Alors qu’à un jeu emporté, volumineux, et qui s’extériorise correspond un souffle aux lames courtes et écrasées.

Il est certain qu’à chaque sentiment, à chaque mouvement de l’esprit, à chaque bondissement de l’affectivité humaine correspond un souffle qui lui appartient.

Or les temps du souffle ont un nom que nous enseigne la Kabbale ; c’est eux qui donnent au cœur humain sa forme ; et leur sexe aux mouvements des passions.

L’acteur n’est qu’un empirique grossier, un rebouteux qu’un instinct mal diffusé guide.

Pourtant il ne s’agit pas quoi qu’on en pense de lui apprendre à déraisonner.

Il s’agit d’en finir avec cette espèce d’ignorance hagarde au milieu de laquelle tout le théâtre contemporain avance, comme au milieu d’une ombre, où il ne cesse pas de trébucher. L’acteur doué trouve dans son instinct de quoi capter et faire rayonner certaines forces ; mais ces forces qui ont leur trajet matériel d’organes et dans les organes, on l’étonnerait fort si on lui révélait qu’elles existent car il n’a jamais pensé qu’elles aient pu un jour exister.

Pour se servir de son affectivité comme le lutteur utilise sa musculature, il faut voir l’être humain comme un Double, comme le Kha des Embaumées de l’Égypte, comme un spectre perpétuel où rayonnent les forces de l’affectivité.

Spectre plastique et jamais achevé dont l’acteur vrai singe les formes, auquel il impose les formes et l’image de sa sensibilité.

C’est sur ce double que le théâtre influe, cette effigie spectrale qu’il modèle, et comme tous les spectres, ce double a le souvenir long. La mémoire du cœur est durable et certes c’est avec son cœur que l’acteur pense, mais ici le cœur est prépondérant.

Ce qui veut dire qu’au théâtre plus que partout ailleurs c’est du monde affectif que l’acteur doit prendre conscience, mais en attribuant à ce monde des vertus qui ne sont pas celles d’une image, et comportent un sens matériel.


Que l’hypothèse soit exacte ou non, l’important est qu’elle soit vérifiable.

On peut physiologiquement réduire l’âme à un écheveau de vibration.

On peut, ce spectre d’âme, le voir comme intoxiqué des cris qu’il propage, sinon à quoi correspondraient les mantrames hindous, ces consonances, ces accentuations mystérieuses, où les dessous matériels de l’âme traqués jusque dans leurs repaires viennent dire leurs secrets au grand jour.

La croyance en une matérialité fluidique de l’âme est indispensable au métier de l’acteur. Savoir qu’une passion est de la matière, qu’elle est sujette aux fluctuations plastiques de la matière, donne sur les passions un empire qui étend notre souveraineté.

Rejoindre les passions par leurs forces, au lieu de les considérer comme des abstractions pures confère à l’acteur une maîtrise qui l’égale à un vrai guérisseur.

Savoir qu’il y a pour l’âme une issue corporelle, permet de rejoindre cette âme en sens inverse ; et d’en retrouver l’être, par des sortes de mathématiques analogies.

Connaître le secret du temps des passions, de cette espèce de tempo musical qui en réglemente le battement harmonique, voilà un aspect du théâtre auquel notre théâtre psychologique moderne n’a certes pas songé depuis longtemps.


Or ce tempo par analogie se retrouve ; et il se retrouve dans les six façons de répartir et de conserver le souffle ainsi qu’un précieux élément.

Tout souffle quel qu’il soit a trois temps, de même qu’il y a à la base de toute création trois principes qui dans le souffle même peuvent trouver la figure qui leur correspond.

La Kabbale répartit le souffle humain en six principaux arcanes dont le premier qu’on appelle le Grand Arcane est celui de la création

ANDROGYNE MÂLE FEMELLE
ÉQUILIBRÉ EXPANSIF ATTRACTIF
NEUTRE POSITIF NÉGATIF

J’ai donc eu l’idée d’employer la connaissance des souffles non seulement au travail de l’acteur, mais à la préparation du métier de l’acteur. Car si la connaissance des souffles éclaire la couleur de l’âme, elle peut à plus forte raison provoquer l’âme, en faciliter l’épanouissement.

Il est certain que si le souffle accompagne l’effort, la production mécanique du souffle fera naître dans l’organisme qui travaille une qualité correspondante d’effort.

L’effort aura la couleur et le rythme du souffle artificiellement produit.

L’effort par sympathie accompagne le souffle et suivant la qualité de l’effort à produire une émission préparatoire de souffle rendra facile et spontané cet effort. J’insiste sur le mot spontané, car le souffle rallume la vie, il l’embrase dans sa substance.

Ce que le souffle volontaire provoque c’est une réapparition spontanée de la vie. Comme une voix dans des couleurs infinies aux bords desquelles des guerriers dorment. La cloche du matin ou le buccin de la guerre agissent pour les jeter régulièrement dans la mêlée. Mais qu’un enfant tout à coup crie « au loup » et voici que les mêmes guerriers se réveillent. Ils se réveillent au milieu de la nuit. Fausse alerte : les soldats vont rentrer. Mais non : ils se heurtent à des groupes hostiles, ils sont tombés dans un vrai guêpier. C’est en rêve que l’enfant a crié. Son inconscient plus sensible et qui flotte s’est heurté à un troupeau d’ennemis. Ainsi par des moyens détournés, le mensonge provoqué du théâtre tombe sur une réalité plus redoutable que l’autre et que la vie n’avait pas soupçonnée.

Ainsi par l’acuité aiguisée des souffles l’acteur creuse sa personnalité.

Car le souffle qui nourrit la vie permet d’en remonter par échelons les stades. Et un sentiment que l’acteur n’a pas, il peut y repénétrer par le souffle, à condition d’en combiner judicieusement les effets ; et de ne pas se tromper de sexe. Car le souffle est mâle ou femelle ; et il est moins souvent androgyne. Mais on peut avoir à dépeindre de précieux états arrêtés.

Le souffle accompagne le sentiment et on peut pénétrer dans le sentiment par le souffle à condition d’avoir su discriminer dans les souffles celui qui convient à ce sentiment.

Il y a, nous l’avons dit, six combinaisons principales des souffles.

NEUTRE MASCULIN FÉMININ
NEUTRE FÉMININ MASCULIN
MASCULIN NEUTRE FÉMININ
FÉMININ NEUTRE MASCULIN
MASCULIN FÉMININ NEUTRE
FÉMININ MASCULIN NEUTRE

Et un septième état qui est au-dessus des souffles et qui par la porte de la Guna supérieure, l’état de Sattwa joint le manifesté au non manifesté.

Que si quelqu’un prétend que l’acteur n’étant pas métaphysicien par essence n’a pas à se préoccuper de ce septième état, nous répondrons que selon nous et bien que le théâtre soit le symbole parfait et le plus complet de la manifestation universelle, l’acteur porte en lui le principe de cet état, de ce chemin de sang par lequel il pénètre dans tous les autres chaque fois que ses organes en puissance se réveillent de leur sommeil.

Certes la plupart du temps l’instinct est là pour suppléer à cette absence d’une notion qu’on ne peut définir ; et il n’est pas besoin de tomber de si haut pour émerger dans les passions médianes comme celles dont le théâtre contemporain est rempli. Aussi le système des souffles n’est-il point fait pour les passions médianes. Et ce n’est pas à une déclaration d’amour adultère que nous prépare la culture répétée des souffles suivant un procédé maintes fois employé.

C’est à une qualité subtile de cris, c’est à des revendications désespérées de l’âme que nous prédispose une émission sept et douze fois répétée.

Et ce souffle nous le localisons, nous le répartissons dans des états de contraction et de décontraction combinés. Nous nous servons de notre corps comme d’un crible où passent la volonté et le relâchement de la volonté.

Le temps de penser à vouloir et nous projetons avec force un temps mâle, suivi sans solution de continuité trop sensible d’un temps féminin prolongé.

Le temps de penser à ne pas vouloir ou même de ne pas penser et voici qu’un souffle féminin fatigué nous fait aspirer une touffeur de cave, la moite haleine d’une forêt ; et sur le même temps prolongé nous émettons une expiration pesante ; cependant les muscles de notre corps entier, vibrant par régions de muscles, n’ont pas cessé de travailler.

L’important est de prendre conscience de ces localisations de la pensée affective. Un moyen de reconnaissance est l’effort ; et les mêmes points sur lesquels porte l’effort physique sont aussi ceux sur lesquels porte l’émanation de la pensée affective. Les mêmes servent de tremplin à l’émanation d’un sentiment.

Il est à noter que tout ce qui est féminin, ce qui est abandon, angoisse, appel, invocation, ce qui tend vers quelque chose dans un geste de supplication, s’appuie aussi sur les points de l’effort, mais comme un plongeur talonne les bas-fonds sous-marins pour remonter à la surface : il y a comme un jet de vide à la place où était la tension.

Mais dans ce cas le masculin revient hanter la place du féminin comme une ombre ; tandis que lorsque l’état affectif est mâle, le corps intérieur compose une sorte de géométrie inverse, une image de l’état retourné.

Prendre conscience de l’obsession physique, des muscles frôlés par l’affectivité, équivaut comme pour le jeu des souffles à déchaîner cette affectivité en puissance, à lui donner une ampleur sourde mais profonde, et d’une violence inaccoutumée.

Il apparaît ainsi que n’importe quel acteur, et le moins doué, peut par cette connaissance physique augmenter la densité intérieure et le volume de son sentiment, et une traduction étoffée suit cette prise de possession organique.

Il n’est pas mauvais dans ce but de connaître quelques points de localisation.

L’homme qui soulève des poids, c’est avec ses reins qu’il les soulève, c’est d’un déhanchement des reins qu’il étaye la force multipliée de ses bras ; et il est assez curieux de constater qu’inversement tout sentiment féminin et qui creuse, le sanglot, la désolation, le halètement spasmodique, la transe, c’est à hauteur des reins qu’il réalise son vide, à la place même où l’acupuncture chinoise diffuse les engorgements du rein. Puisque la médecine chinoise ne procède que par vide et par plein. Convexe et concave. Tendu relâché. Yin et Yang. Masculin féminin.

Un autre point rayonnant : le point de la colère, de l’attaque, de la morsure, c’est le centre du plexus solaire. C’est là que s’appuie la tête pour lancer moralement son venin.

Le point de l’héroïsme et du sublime est aussi celui de la culpabilité. Celui où l’on se frappe la poitrine. L’endroit où bout la colère, celle qui rage et n’avance pas.

Mais là où la colère avance la culpabilité recule ; c’est le secret du vide et du plein.

Une colère suraiguë et qui s’écartèle commence par un neutre claquant et se localise sur le plexus par un vide rapide et féminin, puis bloquée sur les deux omoplates se retourne comme un boomerang et jette sur place des flammèches mâles, mais qui se consument sans avancer. Pour perdre leur accent mordant elles conservent la corrélation du souffle mâle : elles expirent avec acharnement.

Je n’ai voulu donner que des exemples autour des quelques principes féconds qui font la matière de cet écrit technique. D’autres dresseront s’il en ont le temps la complète anatomie du système. Il y a 380 points dans l’acupuncture chinoise, dont 73 principaux et qui vent à la thérapeutique courante. Il y a beaucoup moins d’issues grossières à notre humaine affectivité.

Beaucoup moins d’appuis que l’on puisse indiquer et où baser l’athlétisme de l’âme.

Le secret est d’exacerber ces appuis comme une musculature que l’on écorche.

Le reste est achevé par des cris.

Il faut pour refaire la chaîne, la chaîne d’un temps où le spectateur dans le spectacle cherchait sa propre réalité, permettre à ce spectateur de s’identifier avec le spectacle, souffle par souffle et temps par temps.

Ce spectateur ce n’est pas assez que la magie du spectacle l’enchaîne, elle ne l’enchaînera pas si on ne sait pas où le prendre. C’est assez d’une magie hasardeuse, d’une poésie qui n’a pas la science pour l’étayer.

Au théâtre poésie et science doivent désormais s’identifier.

Toute émotion a des bases organiques. C’est en cultivant son émotion dans son corps que l’acteur en recharge la densité voltaïque.

Savoir par avance les points du corps qu’il faut toucher c’est jeter le spectateur dans des transes magiques. Et c’est de cette sorte précieuse de science que la poésie au théâtre s’est depuis longtemps déshabituée.

Connaître les localisations du corps, c’est donc refaire la chaîne magique.

Et je peux avec l’hiéroglyphe d’un souffle retrouver une idée du théâtre sacré.


N. B. — N’importe qui ne sait plus crier en Europe, et spécialement les acteurs en transe ne savent plus pousser le cri. Pour des gens qui ne savent plus que parler et qui ont oublié qu’ils avaient un corps au théâtre, ils ont oublié également l’usage de leur gosier. Réduits à des gosiers anormaux ce n’est même pas un organe mais une abstraction monstrueuse qui parle : les acteurs en France ne savent plus que parler.