Le théâtre et son double/XIII

La bibliothèque libre.
Gallimard (p. 149-154).

XIII

DEUX NOTES

I. — LES FRÈRES MARX

Le premier film des Marx Brothers que nous ayons vu ici : Animal Crackers, m’est apparu, et il a été regardé par tout le monde comme une chose extraordinaire, comme la libération par le moyen de l’écran d’une magie particulière que les rapports coutumiers des mots et des images ne révèlent d’habitude pas, et s’il est un état caractérisé, un degré poétique distinct de l’esprit qui se puisse appeler surréalisme, Animal Crackers y participait entièrement.

Dire en quoi cette sorte de magie consiste est difficile, c’est en tout cas quelque chose qui n’est pas spécifiquement cinématographique peut-être, mais qui n’appartient pas non plus au théâtre et dont seuls certains poèmes surréalistes réussis, s’il en était, pourraient donner une idée. La qualité poétique d’un film comme Animal Crackers pourrait répondre à la définition de l’humour, si ce mot n’avait depuis longtemps perdu son sens de libération intégrale, de déchirement de toute réalité dans l’esprit.

Pour comprendre l’originalité puissante, totale, définitive, absolue (je n’exagère pas, j’essaie simplement de définir, et tant pis si l’enthousiasme m’entraîne) d’un film comme Animal Crackers, et par moments, (en tout cas dans toute la partie de la fin), comme Monkey Business, il faudrait ajouter à l’humour la notion d’un quelque chose d’inquiétant et de tragique, d’une fatalité (ni heureuse ni malheureuse, mais pénible à formuler) qui se glisserait derrière lui comme la révélation d’une maladie atroce sur un profil d’une absolue beauté.

Nous retrouvons dans Monkey Business les frères Marx, chacun avec son type à lui, sûrs d’eux et prêts, on le sent, à se colleter avec les circonstances, mais là où dans Animal Crackers, et dès le début, chaque personnage perdait la face, on assiste ici et pendant les trois quarts du film à des ébats de clowns qui s’amusent et font des blagues, quelques-unes d’ailleurs très réussies, et ce n’est qu’à la fin que les choses se corsent, que les objets, les animaux, les sons, le maître et ses domestiques, l’hôte et ses invités, que tout cela s’exaspère, rue et entre en révolte, sous les commentaires à la fois extasiés et lucides de l’un des frères Marx, soulevé par l’esprit qu’il a pu enfin déchaîner et dont il semble le commentaire stupéfié et passager. Rien n’est à la fois hallucinant et terrible comme cette espèce de chasse à l’homme, comme cette bataille de rivaux, comme cette poursuite dans les ténèbres d’une étable à bœufs, d’une grange où de toutes parts les toiles d’araignées pendent, tandis qu’hommes, femmes et bêtes dénouent leur ronde et se retrouvent au milieu d’un amoncellement d’objets hétéroclites dont le mouvement où dont le bruit serviront chacun à leur tour.

Que dans Animal Crackers une femme se renverse tout à coup, les jambes en l’air, sur un divan, et montre, l’espace d’un instant, tout ce que nous aurions voulu voir, qu’un homme se jette brusquement dans un salon sur une femme, fasse avec elle quelques pas de danse et la fesse ensuite en cadence, il y a là comme l’exercice d’une sorte de liberté intellectuelle où l’inconscient de chacun des personnages, comprimé par les conventions et les usages, se venge, et venge le nôtre en même temps, mais que dans Monkey Business un homme traqué se jette sur une belle femme qu’il rencontre et danse avec elle, poétiquement, dans une sorte de recherche du charme et de la grâce des attitudes, ici la revendication spirituelle apparaît double, et montre tout ce qu’il y a de poétique et peut-être de révolutionnaire dans les blagues des Marx Brothers.

Mais que la musique sur laquelle danse le couple de l’homme traqué et de la belle femme soit une musique de nostalgie et d’évasion, une musique de délivrance, indique assez le côté dangereux de toutes ces blagues humoristiques, et que l’esprit poétique quand il s’exerce tend toujours à une espèce d’anarchie bouillante, à une désagrégation intégrale du réel par la poésie.

Si les Américains, à l’esprit de qui ce genre de films appartient, ne veulent entendre ces films qu’humoristiquement, et en matière d’humour ne se tiennent jamais que sur les marges faciles et comiques de la signification de ce mot, c’est tant pis pour eux, mais cela ne nous empêchera pas de considérer la fin de Monkey Business comme un hymne à l’anarchie et à la révolte intégrale, cette fin qui met le braiement d’un veau au même rang intellectuel et lui attribue la même qualité de douleur lucide qu’au cri d’une femme qui a peur, cette fin où dans les ténèbres d’une grange sale, deux valets ravisseurs triturent comme il leur plaît les épaules nues de la fille de leur maître, et traitent d’égal à égal avec le maître désemparé, tout cela au milieu de l’ébriété, intellectuelle elle aussi, des pirouettes des Marx Brothers. Et le triomphe de tout cela est dans la sorte d’exaltation à la fois visuelle et sonore que tous ces événements prennent dans les ténèbres, dans le degré de vibration auquel ils atteignent, et dans la sorte d’inquiétude puissante que leur rassemblement finit par projeter dans l’esprit.

II. — AUTOUR D’UNE MÈRE

Action dramatique de Jean-Louis Barrault.

Il y a dans le spectacle de J.-L. Barrault une sorte de merveilleux cheval-centaure, et notre émotion devant lui a été grande comme si avec son entrée de cheval-centaure J.-L. Barrault nous avait ramené la magie.

Ce spectacle est magique comme sont magiques les incantations de sorciers nègres quand la langue qui bat le palais fait la pluie sur un paysage ; quand, devant le malade épuisé, le sorcier qui donne à son souffle la forme d’un malaise étrange, chasse le mal avec le souffle ; et c’est ainsi que dans le spectacle de J.-L. Barrault, au moment de la mort de la mère, un concert de cris prend la vie.

Je ne sais pas si une telle réussite est un chef-d’œuvre ; en tout cas c’est un événement. Il faut saluer comme un événement une telle transformation d’atmosphère, où un public hérissé plonge tout à coup en aveugle et qui le désarme invinciblement.

Il y a dans ce spectacle une force secrète et qui gagne le public comme un grand amour gagne une âme toute prête à la rébellion.

Un jeune et grand amour, une jeune vigueur, une effervescence spontanée et toute vive circulent à travers des mouvements rigoureux, à travers une gesticulation stylisée et mathématique comme un ramage d’oiseaux chanteurs à travers des colonnades d’arbres, dans une forêt magiquement alignée.

C’est là, dans cette atmosphère sacrée que Jean-Louis Barrault improvise les mouvements d’un cheval sauvage, et qu’on a tout à coup la surprise de le voir devenu cheval.

Son spectacle prouve l’action irrésistible du geste, il démontre victorieusement l’importance du geste et du mouvement dans l’espace. Il redonne à la perspective théâtrale l’importance qu’elle n’aurait pas dû perdre. Il fait de la scène enfin un lieu pathétique et vivant.

C’est par rapport à la scène et sur la scène que ce spectacle est organisé : il ne peut vivre que sur la scène. Mais il n’est pas un point de la perspective scénique qui n’y prenne un sens émouvant.

Il y a dans cette gesticulation animée, dans ce déroulement discontinu de figures, une sorte d’appel direct et physique : quelque chose de convaincant comme un dictame, et que la mémoire n’oubliera pas.

On n’oubliera plus la mort de la mère, avec ses cris qui reprennent à la fois dans l’espace et dans le temps, l’épique traversée de la rivière, la montée du feu dans les gorges d’hommes à laquelle sur le plan du geste répond une autre montée du feu et surtout cette espèce d’homme-cheval qui circule à travers la pièce, comme si l’esprit même de la Fable était redescendu parmi nous.

Seul jusqu’ici le Théâtre Balinais semblait avoir gardé une trace vivante de cet esprit perdu.

Qu’importe que Jean-Louis Barrault ait ramené l’esprit religieux avec des moyens descriptifs et profanes, si tout ce qui est authentique est sacré ; si ses gestes sont tellement beaux qu’ils en prennent un sens symbolique.

Certes, il n’y a pas de symboles dans le spectacle de Jean-Louis Barrault. Et si l’on peut faire un reproche à ses gestes, c’est de nous donner l’illusion du symbole, alors qu’ils cernent la réalité ; et c’est ainsi que leur action, pour violente qu’elle soit et active, demeure en somme sans prolongements.

Elle est sans prolongements parce qu’elle est seulement descriptive, parce qu’elle raconte des faits extérieurs où les âmes n’interviennent pas ; parce qu’elle ne touche pas au vif des pensées ni des âmes, et c’est là, beaucoup plus que dans la question de savoir si cette forme de théâtre est théâtrale que réside le reproche qu’on peut lui faire.

Du théâtre elle a les moyens, — car le théâtre qui ouvre un champ physique demande qu’on remplisse ce champ, qu’on en meuble l’espace avec des gestes, qu’on fasse vivre cet espace en lui-même et magiquement, qu’on y dégage une volière de sons, qu’on y trouve des rapports nouveaux entre le son, le geste et la voix, — et l’on peut dire que c’est cela le théâtre, ce que J.-L. Barrault en a fait.

Mais d’autre part, du théâtre cette réalisation n’a pas la tête, je veux dire le drame profond, le mystère plus profond que les âmes, le conflit déchirant des âmes où le geste n’est plus qu’un chemin. Là où l’homme n’est plus qu’un point et où les vies boivent à leur source. Mais qui a bu à la source de vie ?