Le tour du Saguenay, historique, légendaire et descriptif/08

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V

L’ÎLE-AUX-COUDRES




Le premier coin de terre d’Amérique où les Européens mirent pied — Un peu d’histoire — Géographie et conformation de l’île — Une merveilleuse légende.





L’ÎLE-AUX-COUDRES est assurément l’une des grandes îles du Saint-Laurent les plus intéressantes ; le seul fait d’avoir été le premier coin de terre d’Amérique à recevoir des Européens ne lui mérite-t-il pas d’abord une mention spéciale. L’Île-aux-Coudres a donc une histoire et une histoire qui remonte très haut dans les annales canadiennes. C’est sur cette île, en effet, qu’en la fête de la Nativité de la Sainte Vierge, le 7 septembre 1535, fut dite la première messe en la Nouvelle-France, quand Jacques Cartier et ses compagnons y débarquèrent. Le découvreur du Canada remarqua, en arrivant, un grand nombre de noisetiers — coudriers — et il appela l’île du nom de ces arbustes. L’Île-aux-Coudres, depuis, ne porta jamais d’autre nom.

Pendant cent quarante-deux ans après le second voyage de Cartier, personne ne s’occupa de l’Île-aux-Coudres. Ce ne fut qu’en 1677 qu’elle fut concédée, en fief, à Étienne de Lessart, habitant de la côte de Beaupré, par le comte de Frontenac. Étienne de Lessart est considéré comme le fondateur de Sainte-Anne-de-Beaupré et il est le donateur du terrain sur lequel s’élève aujourd’hui la somptueuse basilique de la grande Thaumaturge. On sait que l’année dernière (1919) un de ses descendants, le notaire Richard Lessard, de Sainte-Ursule-de-Maskinongé, a suggéré de lui élever un monument.

Plus tard, de Lessart céda ses droits sur l’île aux messieurs du Séminaire de Québec. L’Île-aux-Coudres était vendue exactement la somme de $25.00. Le titre de concession portait que les propriétaires ne devaient permettre à aucun individu de s’établir dans l’île. Cette clause singulière put être levée en 1710 et les messieurs du Séminaire purent alors y établir des habitants ; mais ce ne fut que dix-huit ans plus tard que ces premiers habitants arrivèrent, c’est-à-dire près de deux siècles après que Jacques Cartier fut débarqué dans l’île. On parle cependant de l’établissement sur l’île d’un nommé Joseph Savard vers 1720. L’Île-aux-Coudres se colonisa lentement à cause des difficultés de communications : on se servit d’abord de lourds canots de bois, puis de canots d’écorce, après, de petites chaloupes, enfin de goélettes. La tradition rapporte que les premiers habitants de l’Île-aux-Coudres accomplissaient, au milieu des plus terribles tempêtes, de véritables prodiges, montés sur leurs embarcations. L’Île-aux-Coudres porte de nombreux souvenirs des Français. C’est depuis la domination anglaise que les vaisseaux venant d’outre-mer passent par le chenal sud de l’île pour se rendre à Québec. Les Français ont constamment voyagé le long de la rive nord. C’est près du rivage nord de l’île, vers le milieu de sa longueur, que se trouvait ce que les Français appelaient le Mouillage, parce que c’est là que Jacques Cartier avait mouillé. À cet endroit, a existé longtemps ce que l’on appelait la croix de Jacques Cartier. M. l’abbé Alexis Mailloux, qui a écrit l’Histoire de l’Île-aux-Coudres, assure que cette croix était encore debout vers 1788. Il n’en reste plus aujourd’hui aucun vestige.

À l’Île-aux-Coudres se sont fait sentir avec une terrible violence les tremblements de terre de 1791 et de 1870. L’abbé Mailloux, dans ses lettres sur l’Île-aux-Coudres, donne textuellement le récit que lui fit, en 1870, du tremblement de terre de 1791, une vieille de 92 ans dont la mémoire était prodigieuse, la mère Jean Lapointe.

Quelques mots de la géographie et de la conformation de cette île : elle est située à environ vingt lieues de Québec et assez près de la rive nord du fleuve. Sa longueur depuis l’extrémité de sa pointe est, jusqu’à la plus longue pointe de l’ouest, est d’environ trois lieues. L’île peut avoir à peine une lieue dans sa plus grande largeur. De la rive sud du fleuve à la rive nord de l’île, la distance est d’à peu près quatre lieues et demie et entre la côte nord du fleuve et la côte sud de l’île, dans les endroits les plus rapprochés, il y a à peine trois quarts de lieue de distance. L’île commence, si l’on descend le fleuve, vis-à-vis l’église des Éboulements et se termine vis-à-vis le Cap-de-la-Bonne-Femme, sur la rive nord. L’extrémité est de l’île, comme celle de presque toutes les îles du Saint-Laurent, se termine en queue de poisson. Le haut de l’île est terminé par trois pointes assez élevées : la Pointe-de-l’Islette, la Pointe-à-Antoine, la Pointe-des-Sapins.

Il est impossible de parler de l’Île-aux-Coudres sans raconter la merveilleuse histoire de la mort du bon Père Jean-Baptiste de la Brosse — c’est ainsi, paraît-il, qu’il signait — à Tadoussac, le 11 avril 1782, à minuit, et son inhumation dans la petite chapelle du même endroit, par l’abbé Pierre-Joseph Compain, troisième curé de l’Île-aux-Coudres. Voici ce que rapporte la tradition. Cette merveilleuse légende, digne de ne jamais être oubliée, est racontée bien simplement comme suit, par une personne très âgée qui l’a souvent, pendant sa jeunesse, entendue de la bouche de témoins oculaires :

« Le soir du 11 avril 1782, le Père de la Brosse jouait aux cartes, à Tadoussac, avec les employés du Poste, lorsque, sur les neuf heures, il leur dit : « Je vous souhaite le bonsoir, mes bons amis, pour la dernière fois ; car à minuit, je serai corps mort. À cette heure, vous entendrez sonner la cloche de ma chapelle. Je vous prie de ne pas toucher à mon corps. Vous enverrez chercher M. Compain à l’Île-aux-Coudres demain ; il vous attendra au bout d’en bas de l’île. Ne craignez pas la tempête si elle s’élevait : je réponds de ceux que vous enverrez.

Les employés du Poste, curieux de savoir si la chose arriverait telle que le Père l’avait annoncée, veillèrent, la montre à la main, jusqu’à l’heure indiquée. Et, en effet, à l’heure de minuit, la cloche sonna trois coups. Ils coururent à la chapelle et ils trouvèrent le Père de la Brosse appuyé sur son prie-dieu, mais sans vie.

« Le lendemain, dimanche, le vent du sud-ouest soufflait avec une très grande violence et l’eau de la mer poudrait comme de la neige. Voyant cette tempête, les hommes du Poste refusèrent de s’embarquer dans un canot et d’entreprendre le voyage.

« Cependant le premier commis, s’adressant à ceux qu’il connaissait être de meilleure volonté que les autres, dit : “ Le Père ne vous a jamais trompés, comme vous savez ; vous devez avoir confiance dans sa parole. Est-ce qu’il n’y aurait pas quelqu’un parmi vous qui voudra obéir à sa dernière volonté ? ”

« Ces paroles eurent leur effet. Trois hommes se décidèrent à partir et mirent un canot à l’eau. Et voilà qu’à la grande surprise de tous, le calme se fit autour d’eux et qu’à mesure que le canot longeait la terre, la mer s’aplanissait pour leur livrer un facile passage. Et ce qui ne les étonnait pas moins, c’est que le trajet se faisait avec une rapidité incroyable, si bien que sur les onze heures du matin, ils approchaient déjà de l’île et purent voir M. Compain qui se promenait sur le rivage, un livre à la main. Dès qu’ils furent à portée de la voix, M. Compain leur cria : “Le Père de la Brosse est mort ! Qu’avez-vous donc fait ? Voilà une heure que je vous attends.” Dès que le canot eût accosté à terre, M. Compain s’embarqua et on descendit le fleuve jusqu’à Tadoussac. »

Voilà la légende telle qu’une ancêtre l’a transmise à ses descendants.

Mais qui avait appris à l’abbé Compain la mort du Père de la Brosse ? Voici ce que répond la tradition : ce minuit du 11 avril 1782, la petite cloche de l’Île-aux-Coudres, donnée par les Pères Jésuites, en 1748, sonna trois coups très distincts, comme celle de Tadoussac. Le Père de la Brosse avait desservi l’Île-aux-Coudres pendant un an, de 1766 à 1767, et il avait fait la même prédiction. L’abbé Compain, qui ouï dire de cette dernière, entendant sonner la cloche, ce minuit du 11 avril, crut aussitôt à la mort du bon Père et, le matin, se prépara à partir.

La tradition rapporte également que toutes les cloches des chapelles des missions desservies par les Jésuites sur les deux rives du fleuve sonnèrent d’elles-mêmes les trois coups annonçant la mort du Père de la Brosse. En 1828, un vieux de l’Île-Verte, du nom de Dambroise dit Bergeron, qui était chantre, en 1782, dans la chapelle de l’Île-Verte, racontait encore que ce soir du 11 avril 1782, revenant du moulin à farine à sa maison, il avait entendu les trois coups de minuit de la cloche de la chapelle de l’Île-Verte. Il y a bien d’autres traditions et récits à ce sujet. Tous s’accordent à prouver que les cloches des missions du Saint-Laurent annoncèrent d’elles-mêmes la mort du Père de la Brosse qui fut le missionnaire le plus aimé de la Côte Nord.

Quittons l’Île-aux-Coudres sous l’émotion de cette pieuse légende et arrivons au plus populaire des summer resorts du Saint-Laurent : la Pointe-au-Pic.




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