Le tour du Saguenay, historique, légendaire et descriptif/09

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VI

LA POINTE-AU-PIC




Les impressions d’un chroniqueur — Un peu d’histoire — Les Écossais à la Malbaie — Souvenirs de la Conquête — Description.






LE 26 juillet 1884, le grand peintre de la côte nord du Saint-Laurent, Arthur Buies, écrivait à propos de la Pointe-au-Pic :

« Rien n’est plus pittoresque, plus rafraîchissant, plus varié, plus gracieux que ce morceau de paradis terrestre égaré sur les flancs des Laurentides. Quelle diversité, quelle fécondité, quels luxueux caprices de nature ! Vous avez ici tous les aspects, toutes les beautés, toutes les grâces unis à toutes les pompes du paysage. Près du fleuve, un rivage accidenté, coupé de petits caps et de ravines perdues : des sentiers qui sortent de toutes parts et qui mènent on ne sait où, des bordures verdoyantes qui s’échappent avec mystère d’un bois de sapins, des coteaux à peine ébauchés, qui naissent pour ainsi dire sous les pas et qui bornent un instant l’horizon pour laisser entrevoir ensuite des perspectives illimitées ; toutes espèces de petites tromperies séduisantes, des mamelons innombrables couronnés d’un petit bouquet d’arbres isolés comme la mèche de cheveux sur la tête rasée d’un Indien ; des détours, des méandres imprévus, toutes les charmantes caresses brusques de la Nature qui veut surprendre le regard, comme une mère qui invente à chaque heure de nouveaux plaisirs pour le petit nouveau-né.

“ La Malbaie n’est pas un village comme tous les autres villages du Bas-Canada, une longue suite de maisons blanches sur le bord du fleuve, suite monotone, toujours la même avec son paysage nu et les grands champs en arrière s’étendant jusqu’aux concessions. Ici, tout est rassemblé par groupes, groupes épars distincts, ayant chacun une physionomie propre et, pour ainsi dire, un langage à lui seul. La Malbaie vous parle : elle va au-devant de vous quand vous allez à elle et elle a l’air de vous dire : “ Venez, jouissez, admirez-moi, regardez comme je suis belle ; c’est pour vous que je me suis faite ainsi ; demain je serai plus belle encore, et avant que vous me connaissiez bien, vous aurez épuisé toutes les jouissances du touriste et j’aurai porté l’ivresse jusque dans vos souvenirs, lorsque vous serez loin de moi. ”

« La poésie est, ici, vivante, animée ; elle prend corps et fait sa toilette, qui change cinq fois par jour, de sorte qu’il y en a pour tous les goûts. On trouve à la Malbaie tous les genres, le grand, le joli, le capricieux, le sauvage, le doux ; on a derrière soi, en folâtrant dans les bosquets éparpillés parmi les petits caps qui ceinturent le rivage, la chaîne lourde et sombre des montagnes du nord, on y débarque au pied d’un promontoire plein de menaces, et que les îlots, en se brisant sur sa falaise tourmentée, font retentir de sourds grondements. »

Nulle peinture ne peut être plus fidèle que celle que


Intérieur d’une veille cuisine canadienne.
Tableau de M. Edmond Lemoine, de Québec.

vient de faire de la Malbaie le grand paysagiste canadien-français, Arthur Buies. Le site de la Malbaie est

le plus beau de la côte du Saint-Laurent. Il est plus beau que les plus beaux paysages de la Suisse.

Il y a à peine quarante ans, cet endroit paradisiaque n’était à peu près pas connu du touriste. Aujourd’hui, il en est le paradis terrestre. Les cottages ont surgi de toutes parts et, chaque année, on en voit accroître le nombre toujours insuffisant pour les familles américaines et canadiennes qui y viennent passer la belle saison.

La Malbaie a plusieurs noms qui se rapportent aux différents endroits qui la composent. Il y a la Malbaie proprement dite, puis Murray Bay, surtout pour les étrangers, la Pointe-au-Pic, qui rend bien l’aspect accidenté des rivages de toute cette partie du fleuve, le Cap-à-l’Aigle, qui s’élance dans les nues, de l’autre côté de la rivière Malbaie. Murray Bay et le Cap-à-l’Aigle sont le séjour des étrangers. La Malbaie, ou paroisse de Saint-Étienne-de-la-Malbaie, est habitée de façon permanente par les cultivateurs qui forment la population de cette paroisse très agricole.

La Malbaie fut concédée par l’intendant Talon, le 7 novembre 1672, au sieur Gonthier de Compote. Un demi-siècle plus tard, le roi de France rachetait la seigneurie de la Malbaie pour une somme de 20,000 livres. L’acte d’achat qui rattachait ce domaine à celui de la Couronne le décrit comme suit : « La terre, fief et seigneurie de la Malbaie, consistant primitivement environ en six lieues de front sur quatre de profondeur, joignant d’un côté à l’ouest aux terres des fermiers du roy vulgairement appelées les fermes de Tadoussac et ensemble avec les moulins à scie et à blé. » Les propriétaires d’alors étaient le sieur Thierry Hazeur, prêtre, et le sieur Hazeur Delorme, aussi prêtre et chanoine de Paris.

Ce territoire fut concédé de nouveau, le 27 avril 1762, par la Couronne Britannique, en deux concessions, par l’entremise du général Murray alors gouverneur du Canada. La partie est, à partir du côté nord de la rivière Malbaie, à la rivière Nairn, sur trois lieues de profondeur, Mount Murray, fut concédée à Malcolm Fraser, L’autre partie, à l’ouest de Murray Bay, à John Nairn, tous deux officiers distingués du 78ème régiment écossais des Highlanders. La rivière Plate, qui coulait au centre, servit de bornes aux deux concessions voisines et cette rivière prit le nom de rivière Murray. Champlain avait d’abord appelé cette rivière la Rivière Plate, mais, plus tard, ayant remarqué que les eaux de cette rivière, en remontant à l’intérieur, étaient toujours agitées, il changea son nom en celui de Mal-Baie. La paroisse de Saint-Étienne de la Malbaie fut érigée en 1774.

C’est à l’époque de la concession du territoire de la Malbaie aux sieurs Fraser et Nairn que se rapporte l’établissement à la Malbaie des ancêtres de plusieurs familles d’Écossais, maintenant toutes françaises de langage et de mœurs, et portant encore les noms écossais de Harvey, Warren, Blackburn, McNeil, etc. Les Warren surtout sont très nombreux, aujourd’hui, à la Pointe-au-Pic dont ils sont les seigneurs.

Au commencement d’août 1759, les Anglais qui faisaient le siège de Québec envoyèrent le colonel Gornham avec 800 hommes à la Malbaie. Cette armée descendit d’abord à la Baie Saint-Paul où elle brûla maisons et granges jusqu’à la Malbaie ; puis, ces soldats traversèrent le fleuve où ils continuèrent leur œuvre de dévastation.

Plus tard, après la malencontreuse tentative d’invasion d’Arnold et de Montgomery, le gouverneur anglais ne sachant que faire de ses prisonniers américains, choisit la Malbaie comme lieu de détention. Il expédia ces prisonniers sous la surveillance d’un vieux sergent de Wolfe, James Thompson, qui a laissé des mémoires très précieux sur le siège de 1759. Ces prisonniers commencèrent eux-mêmes, à la Malbaie, la construction d’un bâtiment pour les loger. Mais l’édifice commençait à peine de sortir de terre que les prisonniers américains s’échappèrent en traversant à Kamouraska, de l’autre côté du fleuve, sur des bateaux plats, grâce aux ténèbres et au bon vent qui soufflait. Mais les Canadiens de la rive sud s’en saisirent et les ramenèrent tous à Québec. Ces Canadiens furent récompensés pour ce service rendu aux autorités militaires anglaises.

Murray Bay, Mount Murray et Shoolbred, dans la Gaspésie, sont les seules concessions faites en fief et seigneurie sous le régime anglais. Avant la conquête, les seigneuries, quatre-vingt-dix fois sur cent, prenaient le nom de leur présent propriétaire. Dans l’acte de concession de la seigneurie accordée à Malcolm Fraser, il est dit qu’elle sera connue sous le nom de Mount Murray, à la demande même de Fraser. Également, dans l’acte de concession de la seigneurie donnée à John Nairn, il est déclaré qu’elle recevra, à la demande de Nairn lui-même, le nom de Murray Bay.

Ces deux braves officiers, en attachant le nom de Murray à leur seigneurie respective, voulaient honorer le gouverneur et général Murray qui leur avait fait ces concessions au nom du gouvernement anglais.

S’il est un nom anglais qui mérite le respect des Canadiens français, c’est bien celui du général Murray. Ce général anglais combattit les Canadiens loyalement, puis, quand il fut mis à la tête du gouvernement du pays, il fit tout ce qu’il put pour faire oublier aux vaincus leur changement d’allégeance. Les lettres de Murray au gouvernement anglais montrent, qu’il avait bien vite compris que la population de la colonie était loyale, honnête et industrieuse. Le général Murray laissa le Canada en 1766. La mort de son frère, quelques années après son retour en Angleterre, le fit entrer à la Chambre des Lords où il prit le titre de Lord Elibank.

La Pointe-au-Pic, avons-nous déjà dit, est l’endroit qui, en été, est le plus fréquenté de toute la côte nord du Saint-Laurent. Autrefois, on y trouvait difficilement à s’y loger, mais aujourd’hui, à part le coquet manoir Richelieu, on y compte un grand nombre d’excellents hôtels, comme le Château Murray et de délicieuses villas bâties par l’ancienne compagnie du Richelieu et Ontario, maintenant la Canada Steamship Lines Co., par les propriétaires des autres hôtels et aussi par ceux qui depuis nombre d’années, partent de Québec, de Montréal et des États-Unis pour venir passer l’été sur ces rivages. Parmi les Américains distingués qui ont établi leur résidence d’été à Murray Bay, signalons l’ancien président de la République Américaine, William-Howard Taft.

Le Manoir Richelieu est superbement situé sur une éminence qui domine la mer de plus de cent pieds. De ses vastes vérandas et de ses nombreux balcons, on embrasse une vue incomparable. C’est un séjour idéal pour y passer la belle saison et aucun resort plus que la Pointe-au-Pic ne peut intéresser davantage l’amateur de paysages canadiens. On y sent, on y respire la grande nature dans tout son sauvage épanouissement.

Ajoutons que l’on peut faire, dans les environs, de merveilleuses excursions en se rendant au lac Gravel dont l’accès est des plus accidentés, aux Chutes, au Grand-Lac et au Petit-Lac, et en cent autres lieux aussi pittoresques les uns que les autres. Les montagnes d’Écosse, celles de la Suisse, les plus beaux coins des Pyrénées et des Alpes n’offrent pas de paysages comparables à ceux que nous présentent ces endroits du Saint-Laurent.

Terminons cette esquisse de la Malbaie, comme nous l’avons commencé, par une nouvelle page de Buies qui a aimé la Malbaie plus que tout au monde. C’est l’une des pages les plus humoristiques du délicieux écrivain canadien. Elle a été écrite dans l’une de ses chroniques de 1884, alors qu’il faisait un séjour à la Malbaie, et, pour nous, elle peut passer pour le modèle de l’humour canadien-français.

« Avant-hier, jour à jamais mémorable, j’étais allé passer la soirée avec un de mes amis fraîchement arrivé de Montréal : mon ami est un citadin obstiné qui trouve ridicule qu’on fasse des malles énormes, qu’on abandonne ses affaires, qu’on dérange ses habitudes, pour venir s’ennuyer, huit jours durant, dans des endroits où l’on ne trouve ni café potable, ni omelettes aux fines herbes, ni fricando à l’oseille. Mais cependant, était-il à peine débarqué qu’il humait l’air comme un marsouin et se gonflait des senteurs du varech comme s’il avait eu le vide dans les poumons.

« À la soirée succéda la nuit, nuit de godaille, nuit de boustifaille et autres amusements plus ou moins convulsifs. À quatre heures du matin, j’avais les cheveux roides sur l’os frontal, une dépression considérable de la nuque, et la tête remplie de vapeurs semblables aux brouillards du nord-ouest ; il me semblait que la compagnie Allan mettait à l’ancre dans mon occiput et chauffait à outrance pour un départ prochain. Dans ces moments-là, l’homme se sent sublime et a toujours envie d’escalader les nues. Pour moi, heureusement, je n’avais, pour gagner mon domicile, qu’à escalader des coteaux où déjà s’essayaient les timidités du soleil levant et les mille voix confuses de la Nature qui s’éveille. C’était comme un de notes inarticulées qui s’élevaient du milieu des bois et du sein de la terre ; une fraîche lueur lumineuse était descendue comme une rosée dans l’atmosphère et l’herbe, se soulevant au souffle du matin, rejetait ses perles humides comme une parure usée.

« Depuis vingt minutes, je pataugeais dans les sentiers, à travers les foins, l’orge et les patates ; la terre oscillait sous mes pas et j’éprouvais un tangage désordonné qui me donnait des velléités océaniques. J’avais de la rosée jusqu’aux genoux, mais ma tête continuait de loger tous les fourneaux de la ligne Allan. Soudain, un mugissement flatte mon oreille ; je crois que c’est le sifflet de la vapeur et que j’arrive dans un port quelconque… C’était un grand bœuf, immobile près d’une clôture, debout avec le jour et assistant, sans se déranger de son lit, un spectacle ravissant, délicieux, indescriptible de l’aurore sur les coteaux.

« Eh bien ! le croirez-vous ? Je fus jaloux de cet animal. Est-il, en effet, rien de plus enviable que de pouvoir assister tous les jours, sans frais ni démarche, à la radieuse apparition du soleil, à l’épanchement lent de la fraîche lumière du matin sur les collines dont les versants se perdent au loin dans une ombre affaiblie. Je sentis que j’avais du bœuf en moi et je m’arrêtai, la narine frémissante, l’œil dilaté, avec une envie incroyable de beugler à mon tour.

« Cet épisode de ma vie agreste manque peut-être d’intérêt pour le lecteur ; je le plains. Qu’il aille voter si bon lui semble : moi, je mugis ; qu’il crie comme un pendu à l’appel nominal ou court au poll dans des flots de poussière, moi je me lèverai tous les matins à cinq heures et je gravirai les coteaux pour me confondre avec les bêtes à cornes communément appelées vil bétail. C’est désormais là toute mon ambition à part les très courtes heures que je réserverai aux chroniques. »


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Type d’ancien manoir canadien. Maison ancestrale de la famille Paquet à St-Nicolas.