Le tour du monde parisien/II/VIII

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J. Hetzel et Cie (p. 193-202).

VIII

la bête ombrée. — le père souriceau. — le jardin de l’archevêché. — les enfants. — grande querelle.


Il est un autre jeu, peu connu à Paris, et si vénérable par son antiquité, qu’on ne risque guère de le rencontrer ailleurs qu’en deux ou trois salons de l’île Saint-Louis. Ces deux ou trois salons fermés, le jeu aura cessé d’exister, dans la capitale s’entend, car les six ou huit départements du centre lui sont jusqu’à présent demeurés strictement fidèles. Le centre du jeu est en Berry ; l’île Saint-Louis forme l’extrémité de son plus long rayon.

Ce jeu a nom : la bête ombrée.

Il se joue à quatre, comme le whist, et les connaisseurs le proclament infiniment plus amusant, ce que je n’ai aucune peine à croire, ni vous non plus sans doute.

Je l’avais perdu de vue depuis cinq ans, lorsque je le retrouvai rue des Deux-Ponts. Il remplaçait le boston qu’un joueur ignorait. Ce joueur, provincial tout frais débarqué, a pris place dans ma mémoire comme un de ces types créés par l’imagination de Scott ou de Balzac.

C’était un de ces êtres qu’on n’oublie pas.

Il avait nom : Souriceau. Toute grotesque que fût cette appellation, elle le devenait bien davantage encore, adressée à ce gros homme, court, rubicond et joyeux, en qui rien de prime-abord ne rappelait son homonyme, si ce n’est peut-être quelques mèches de cheveux gris épars sur un crâne qu’on eût dit gratté et blanchi de la veille. C’était d’ailleurs tout ce qu’il y avait de gris dans ce bonhomme, juge de paix de son arrondissement, et, en cette qualité, vêtu d’une façon si variée qu’elle en est indescriptible. Les nuances les plus opposées se jouaient follement sur son pantalon, son gilet, son habit à longs pans, atteignant les talons, et s’écartant graduellement l’un de l’autre, comme s’ils n’eussent pu qu’avec peine se séparer des deux grosses jambes qui les entraînaient dans leur marche. La couleur blanche, la seule oubliée dans tout cet attirail, reprenait son empire sur les plis d’une chemise de toile épaisse, laquelle avait incivilement forcé la ceinture, et tenait, paraît-il, essentiellement à rompre l’union, d’ordinaire indissoluble, du gilet et du pantalon.

Le vieillard était joueur enragé, excellent partner d’ailleurs, quoique doué d’une manie singulière.

Quand le père Souriceau se mettait au jeu… Mais, avant tout, connaissez-vous la bête ombrée ? La chose est improbable, il faut donc vous expliquer qu’au nombre des paroles cabalistiques qui accompagnent ce plaisir comme tous les autres, la première et le plus souvent proférée est le mot : j’y vais ou je n’y vais pas. Si l’on y va, on joue ; si l’on n’y va pas, on contemple modestement les efforts d’autrui. Un homme ne dit peut-être pas dix phrases où je ne me charge de trouver les traces d’un argot quelconque. La langue française n’est parlée que lorsqu’il est impossible de faire autrement.

Donc le père Souriceau avait coutume de commencer le jeu par ces mots : j’y vais, d’ordinaire ainsi estropiés et périphrasés d’une voix goguenarde :

« J’irais ben… murmurait-il, mais j’perdrais ben aussi.»

Puis, après une mûre et attentive réflexion : « Tais, j’y vas, »

La mise en scène était à peu près invariable, le père Souriceau y allant toujours et faisant précéder sa détermination d’un petit speech, destiné à la plus grande édification de ses trois auditeurs.

Ce discours terminé, la partie s’engageait sérieuse. Le père Souriceau perdait avec une constance inébranlable, et c’était toujours avec la même ironie amère que cette victime du destin s’écriait, en posant ses cartes sur la table :

« J’vous l’avais ben dit ! »

Et il se renversait sur son fauteuil, dilatant son énorme face où se disputaient le chagrin de la perte et la joie de la prédiction.

Or, pourquoi le père Souriceau perdait-il toujours ?

Il ne le savait pas, il ne le sait pas encore, il ne le saura jamais.

À moins qu’il ne lise ce livre où je l’enseigne à la postérité.

Le père Souriceau était trop bavard. Son jeu étalé dans sa main, il le regardait avec amour et douleur ; puis, d’une voix vibrante, et tout en croyant parler bas :

« Si je jette mon valet, il jettera son roi, mon dix, il me le prend avec sa dame. Bouh ! j’ai mon neuf, et l’as de cœur est bon. Tais, je le joue, »

Et le brave homme lançait son valet ; et tandis que ses amis riaient, qui l’eût bien étonné ? ce fût celui qui eût dit connaître la composition de ses cartes, de la première à la dernière.

« Vous êtes donc sorcier ? » criait-il quelquefois, si l’un de nous s’amusait à lui jeter ces mots d’un bout de la table à l’autre :

« Père Souriceau, vous avez l’as de cœur !

« Père Souriceau, vous avez le neuf de pique !

— Comment savez-vous ça, mon ami ?

— C’est mon secret, monsieur Souriceau ».

Et M. Souriceau demeurait les yeux hagards ; et la partie finie, il redemandait encore :

« Comment donc savez-vous que j’avais le neuf de pique ? »

Et voilà pourquoi M. Souriceau perdait toujours.

Pauvre bonhomme ! Si jamais la Candeur se revêt de chair humaine, je ne lui conseille pas de choisir pour asile le corps d’une jeune fille ; son sanctuaire naturel, c’est le cœur et la cervelle de M. Souriceau.

M. Souriceau fut destitué pour opinions avancées.

Mais laissons l’île Saint-Louis et ces débris de la bourgeoisie que 1848 a blessée au cœur et qui n’attend qu’un dernier coup pour mourir. La barque vole ; nous voici au jardin de l’Archevêché : plus loin, c’est Notre-Dame ; plus loin encore l’Hôtel-Dieu.

Le jardin de l’Archevêché. Ne devrions-nous pas dire l’archevêché ? Lugubre souvenir.

Quand je vins à Paris pour la première fois, j’étais enfant. J’arrivais d’une ville où la religion est en honneur, où le nom de palais, attribué à la demeure de l’évêque, n’est rien moins qu’un vain mot. Mes idées innocentes se figuraient qu’en tout pays le plus beau monument devait être ce palais. Quant à sa situation, elle était pour moi précise : l’évêque auprès de sa cathédrale, comme le curé près de son église.

Quel ne fut donc pas mon étonnement lorsque, conduit par la main d’un vieux parent presque aveugle, que mes yeux conduisaient aussi, je n’aperçus qu’une place déserte et vide, là où je croyais voir s’élever des portiques somptueux et des galeries magnifiques !

« Est-ce là l’archevêché ? dis-je à mon oncle. Mais je ne vois pas de maison.

— L’hôtel, me dit-il, est là-bas, bien loin, dans un endroit qu’on nomme le faubourg Saint-Germain.

— Alors, pourquoi appelez-vous cela l’archevêché ?

— Parce qu’autrefois il y eut là un palais.

— Qui donc l’a détruit ?

— Le peuple. »

L’enfant s’arrêta étonné et regarda le vieillard. Il est un âge où l’on ne croit pas encore à la puissance de ce grand démolisseur qui se nomme le peuple… Il est bien un âge où l’on n’y croit plus !

Alors celui qui avait vécu expliqua à celui qui devait vivre et lui dit :

« Qu’un jour le vieux monument sombre, accroupi dans la Cité et plongeant sur deux rivières, vit à ses pieds, sur les ponts et sur les parapets, s’avancer, se presser, se heurter et rugir, une multitude effrayante ;

« Que bientôt les deux bras du fleuve se mirent à charrier des meubles, des livres, des chasubles et des soutanes ;

« Que bien des choses précieuses, que bien des livres rares furent perdus ;

« Puis, lorsque les meubles eurent disparu au tournant de la rive, le vieillard avait vu (car il voyait alors) une centaine d’hommes s’éparpiller sur les toits et en arracher les ardoises.

« Après les toits vinrent les murs, après les murs les fondations.

« À deux heures de l’après-midi, il ne restait plus une pierre, et l’on parlait, chose horrible ! de démolir Notre-Dame.

« Le même jour, on avait saccagé Saint-Germain-l’Auxerrois et dansé sur l’autel.

— Pourquoi tout cela ? demanda l’enfant. Pourquoi saccager une église ? pourquoi piller un hôtel ? pourquoi surtout démolir Notre-Dame ?

« En voulait-on au clergé ? en voulait-on à l’évêque ? en voulait-on à l’art ?

— Non, répondait l’aveugle, on en voulait au roi. »

Peut-être eût-il dû ajouter ces paroles :

Le peuple ressemble à ce voyageur qui, pour sauver sa famille et lui-même, fait éclater l’incendie et couvre dix lieues de forêts de cendres et de débris, quand le boa qu’il redoutait fuit à l’horizon. Ira-t-on demander compte à cet homme des arbres qu’il a brûlés, des fruits qu’il a perdus, du désert qu’il a fait ? Bien des hommes peut-être mourront dans ce désert ; ils auraient vécu dans la forêt. Nul cependant n’accuse l’incendiaire.

Et qu’importe, dit-on, s’il a ruiné quelques arpents de trop ? Il est sauvé.

Dans toute révolution, il y a le côté noble et le côté infâme, la face et le revers.

En ce temps-là, la face, ce fut juillet 1830 ; le revers, février 1831.

Aujourd’hui le jardin de l’Archevêché est abandonné en toute propriété aux enfants et aux femmes du peuple. C’est, du reste, tout ce qu’a gagné ce dernier à sa dévastation,

C’est une place plantée de quelques arbres, semée de quelques bancs. Sous les arbres, des gamins et des petites filles jouent à la balle ; sur les bancs, les mères et les grandes sœurs tricotent ou raccommodent.

Fritz fit faire halte à notre canot, et me proposa de visiter Notre-Dame. J’y consentis d’autant plus volontiers que l’idée du déjeuner s’était déjà mainte fois présentée à mon cerveau avec une insistance étrange. Or, il en est des idées comme des passions ; pour les chasser, il faut les satisfaire.

Comme nous traversions le jardin, il se manifesta une grave perturbation dans un coin où jouaient une dizaine d’enfants de dix à douze ans, Il y avait une grande querelle entre les deux sexes : une petite fille et un petit garçon se disputaient, criaient, se battaient à qui mieux mieux. Le reste des enfants entourait ces deux-là.

Les enfants, aujourd’hui, sont comme les hommes ; on se bat, ils regardent faire. Autrefois (je ne parle pas de longtemps) j’en connais qui eussent pris fait et cause pour l’un des deux combattants, et la dispute particulière fût devenue une guerre générale. Le terrain se fût changé en véritable champ de bataille, et, non dans un duel moderne, mais dans un combat antique, on eût débattu cette question, vieille comme le monde, de la prééminence du sexe. La galanterie, comme on sait, n’est point une qualité native.

J’aime beaucoup les jeux d’enfants. Fréquemment mes amis me rencontrent au fond de quelque jardin parisien, assis sur un banc, un livre dans ma main, les yeux fixés ailleurs : attitude de désœuvré. Si le livre n’est pas à l’envers, rendez-en grâce au hasard, ou plutôt à cet instinct de l’ordre qui, bien qu’on en dise, impose sourdement sa loi à toutes nos actions les plus indifférentes. Le livre n’est qu’un porte-respect, une sorte de contenance à l’usage de mes jeunes acteurs, lesquels s’effaroucheraient peut-être d’une contemplation trop suivie. Les enfants les plus hardis sont timides ; s’ils se sentent regardés, ils se guindent, ils posent comme des hommes, ils perdent toutes leurs grâces et cet ineffable naturel qui accompagne leurs moindres mouvements. Dès lors, plus d’intérêt pour moi, plus d’animation dans leurs ébats : d’une part, le désir d’être admiré ou la honte d’être considéré ; de l’autre, l’ennui d’un spectacle prévu, quelque chose comme la sensation fournie par un mauvais comédien,

Je prends donc un livre et regarde de côté.

Mais, ne vous y méprenez pas, il est très-difficile de tromper les enfants. Soit que l’intuition de la vérité fasse partie de leur innocence, soit que la vanité, commune à ces petits êtres, les pousse à se croire l’occupation unique des étrangers, toujours est-il qu’ils prévoient admirablement et les dangers qui les menacent, et les intentions de ceux qui les entourent. Votre physionomie leur est un livre ouvert ; ils y savent mieux lire que dans les autres. En cinq minutes, ils ont compris pourquoi vous êtes là ; ils se défient de vous, vous regardent de travers, et souvent, s’ils sont sauvages, en les voit se réfugier auprès de leur mère, à qui protection est demandée contre l’intrus grave et discret, dont la barbe les épouvante, et dont les yeux rêveurs ont perdu la limpidité première.

La mère sourit, les embrasse et les renvoie ; mais c’en est fait encore du naturel ; je plie bagage et je m’échappe.

Ailleurs, je recommence le même manège avec des succès divers, Comment faire comprendre à ces bambins qu’un monsieur se trouve heureux de les voir, sans leur parler, sans les connaître, sans les aimer ?

Mes amis, d’ailleurs, n’y comprennent rien eux-mêmes, et ma situation est toujours pour eux la source d’un étonnement profond et cent fois renouvelé.

Ce jour-là, il y avait donc grande querelle et j’y courus, non pour voir cette fois, mais pour séparer. J’arrivai trop tard.

C’était une grande sœur de douze ans qui s’efforçait d’arracher une toupie à un petit frère, de quatre ans moins âgé. Elle mettait à cet acte d’autorité l’entêtement et la gravité d’une véritable maîtresse d’école. Naturellement, la résistance du petit frère était mêlée de sanglots et de larmes. Comme Antée, dès qu’il touchait la terre, il semblait reprendre de nouvelles forces, et continuait la lutte acharnée. La petite fille prit le parti d’Hercule. Quand je parvins à la voir, elle emportait l’enfant auprès de sa mère, le tenant ainsi, autant que possible, séparé de la terre ferme.

Qu’arriva-t-il ? vous ne sauriez le prévoir ; l’événement devait différer selon le caractère maternel, Il y a des mères qui auraient battu la fille, des mères qui auraient battu le fils, des mères qui n’auraient battu personne et consolé tout le monde.

Cette mère-là battit son fils.

Mais comme le petit garçon, tout pleurant, se servait de ses mains pour parer les coups, la méchante petite sœur eut la cruauté de lui tenir froidement les bras, pendant le temps de la correction.

Je ne veux pas savoir qui avait tort ou raison, mais je trouvai cet acte abominable. J’affirme qu’un petit garçon n’eût jamais commis pareille noirceur.

Est-ce à dire que les petits garçons valent mieux que les petites filles ?

Est-ce que l’amour du despotisme, inné chez la femme, la pousse dès son jeune âge à faire saigner le corps des gens, dont plus tard elle fera saigner l’âme ?

La bonté du sexe faible serait-elle un mensonge ?

Ô George Sand, vous qui prêchez l’émancipation de la femme, vous n’avez certainement pas vu, au noir jardin de l’Archevêché, cette petite fille souriante tenir les bras du frère courbé, afin que sa chair meurtrie ressentit mieux la souffrance et ne perdît aucune douleur.