Le tour du monde parisien/II/XI

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J. Hetzel et Cie (p. 224-235).

vous gouverner, la vieillesse incapable ? Et vous réclamez des deux parts.

L’interne, comme son nom l’indique, demeure à l’hôpital. Son appartement est ordinairement composé de deux pièces. La première est le laboratoire ; la seconde, la chambre à coucher.

Dans la première se trouvent : le bureau, les livres, les instruments de chirurgie et tous les objets de luxe, tels que squelettes, animaux empaillés, crânes, gravures anatomiques, écorchés de toutes couleurs.

Dans la seconde, un modeste lit de fer s’appuie sur la cloison. Une chaise unique sert à la fois de table de nuit, de siège et de porte-manteau. Hors ces deux meubles, on n’y voit plus rien, par cette raison péremptoire qu’il n’y pourrait rien tenir.

L’interne, comme le lecteur l’a compris, prend ses repas avec ses compagnons, dans un réfectoire spécial. C’est là qu’entre deux saignées, entre deux bandages, entre deux membres coupés, l’élève vient rire, chanter et boire, et mange d’un appétit que n’entrecoupent en aucune manière l’odeur de pharmacie, les émanations d’officine, le souvenir des plaies ou les cris lointains de la souffrance.

D’excellents garçons, d’ailleurs, et que l’énergie soutient dans leur vie monotone.

Pour moi, je me sentis, en entrant, saisi d’un profond malaise. Comment déjeuner en pareil lieu, sinon avec des pastilles d’ipécacuanha, arrosées de sirop d’amandes douces ?

XI

mon voisin de droite. — le monsieur sérieux. — fuite soudaine de mon esprit. — discours. — l’amour est une fumée bleue. — lacune. — le hatchich. — sanam. — la morgue.


Le déjeuner qu’on nous offrit ne rappelait en rien les repas de Lucullus ou de Trimalcyon, et se rapprochait plutôt du souper d’Esaü, s’il est vrai que, au retour de la chasse, le fils aîné d’Isaac se contentait d’un plat de lentilles.

Ce mets brillait aussi sur notre table, remplissant à bords dépassés un plat fabuleux de faïence rosâtre. La vue de ce plat et de son contenu fumant m’inspira une folle allégresse, car vous saurez, s’il vous est agréable, que, semblable au héros de la Bible, je donnerais volontiers mes droits de citoyen et de fondateur d’un peuple pour la simple émanation de ce légume, pourvu qu’on ait eu soin de le laisser longtemps bouillir et d’y joindre quelques jeunes oignons. C’est alors un régal des dieux.

Nous possédions encore un bifteck à peu près cru, particularité tout à l’avantage des cuisiniers de l’hôtel ; enfin le dessert se composait de pommes également crues et de confitures beaucoup trop cuites, attendu que la ménagère, en les retirant, avait entrainé avec elles une bonne partie du chaudron. Cette partie craquait sous la dent, ce qui, sans le petit goût de brûlé qui nous raclait la gorge, n’eût été nullement désagréable. Au contraire, on eût dit avoir avalé un ramoneur, et que celui-ci s’agitait vainement pour remonter dans le gosier. Il me prit une telle frayeur, qu’à un moment, fixé d’avance dans les décrets éternels, je crus le voir jaillir de son étroit tuyau, et l’entendre chanter, en signe d’allégresse, le célèbre ranz des cheminées du pays savoyard.

Mon erreur n’était point complète, car mon voisin de droite avait entamé le premier couplet.

C’était un singulier homme que mon voisin de droite, l’ami de Fritz et notre amphitryon. Non qu’au physique ou au moral ce fût un être différent de nous tous, peut-être un peu plus laid que vous et moi, mais une bonne figure, plus grasse que maigre, plus barbue que spirituelle, plus jaune que rose. Toute la physionomie {et voilà l’extraordinaire) s’était concentrée dans une bouche tortue et inclinée sur le côté gauche, comme si, se croyant appelée à soutenir le visage, elle eût fléchi sous le poids d’une joue, impuissante à équilibrer son fardeau. Chose bizarre ! les yeux étaient gris et ternes, ils roulaient dans leur orbite avec une lenteur désagréable ; les cheveux plats et longs ne disaient rien, le front était muet, le nez maussade et refrogné ; le menton même, tout honteux, se dérobait sous les plis du cou. Seule, la bouche parlait, et ce n’est pas une vérité que j’arrache au seigneur de la Palisse, elle parlait sans s’ouvrir, et disait une quantité de choses étonnantes.

D’abord les lèvres annonçaient la sensualité.

L’inclinaison à gauche, une funeste tendance à l’ironie.

Puis le chemin en zigzags qu’elle parcourait sur la face, dévoilant de temps à autre, par des ouvertures distinctes, la moitié d’une dent jaune et caverneuse, indiquait, à ne s’y méprendre pas, les pensées les plus secrètes de l’homme, reproduites en titillations fréquentes.

La bouche démontrait encore, et cela plus clairement à nos yeux, l’absence de deux molaires, cause physique de la ligne brisée. Le vulgaire n’eût certainement pas distingué autre chose, mais l’œil de l’observateur va plus loin, et Balzac, en pareille circonstance, n’eût pas manqué de dire qu’en cette bouche il y avait tout un poème.

Pour moi qui ne puis me flatter d’être plus que la vingt-quatrième partie de Balzac, je ne lus qu’un chant du poème, et comme chacun suit sa nature, ce chant se trouva le quatrième, celui de l’amour. Encore n’oserais-je pas dire que ce ne fût mon voisin lui-même qui m’en fit la lecture à haute et intelligible voix. Étonnez-vous ! De ces lèvres décousues, horripilantes, grotesques, découlèrent de suaves paroles ; figurez-vous Daphnis, ayant pris le masque d’une statue de nègre.

Le miel en coulait à flots comme de la bouche de Nestor, non le miel de l’éloquence et de la sagesse, mais celui, plus doux encore, de l’enthousiasme et de la poésie. La singularité morale luttait avec la singularité matérielle, on eût dit un rêve fait au clair de la lune ; un parfum de rose, devenu interne à l’Hôtel-Dieu, quelque émanation de la danse des blondes Willis, apportée par le vent jusqu’au bord de la Cité.

Vous rappelez-vous Pierre Leroux et les caricatures de 1848 ?

Eh bien ! cet homme, c’était Pierre Leroux amoureux. Une toute petite chose lui aura manqué, pour devenir un grand philosophe comme ce dernier, ou comme Michelet ; moins que rien peut-être : le talent.

À coup sûr il avait leur puérilité de l’âge d’or, le sérieux imperturbable de leurs définitions érotiques, et la croyance absolue à l’empire de la femme, et l’idéalité de leurs aspirations matérielles, et, plus que tout cela encore, le style emphatique, coloré, qui cache souvent quelque chose, parfois rien du tout, et ferait mieux de se cacher lui-même. En un mot, c’était un interne surprenant.

Pour le moment il chantait la danse des Savoyards.

Or pourquoi chantait-il cette danse ?

« La Savoie est à nous, » dit imperturbablement un monsieur barbu (à quoi bon ? ils l’étaient tous), qui se tenait vis à vis moi, dardant sur mon visage un petit œil gris plein de malice, et semblant me regarder comme le seul écouteur attentif de la société.

Ce monsieur était évidemment ce qu’on est convenu d’appeler aujourd’hui un homme sérieux. Il parlait politique et, de temps à autre, jetait, comme pour saisir des idées, quelques regards sur la brochure placée à ses côtés.

Je suis fort sérieux d’habitude, quoiqu’il puisse vous en coûter de le croire. Aussi je jouis d’une faculté très-précieuse, quoique peu enviable ; je plais instantanément aux beaux diseurs et aux charlatans de toute espèce. Comme d’ailleurs je sais par cœur toutes les maximes de la civilité puérile, je me garde de montrer une oreille inattentive et une face glacée à tous ces persécuteurs de l’humanité. Rien au contraire, je stéréotype avec une miraculeuse divination, tantôt un sourire sur ma lèvre, tantôt l’intérêt dans mes yeux, de temps à autre j’adresse à l’interlocuteur un geste négatif ou affirmatif, que l’esprit n’ordonne jamais, par l’excellente raison que le pauvre diable, échappé du cerveau, profite de la conversation pour courir les champs et flâner je ne sais où.

Aussi la joie peinte sur mon visage n’est-elle rien moins qu’un mensonge. Car, durant les discours auxquels je ne suis pas tenu de répondre, mon corps débarrassé du peu d’intelligence qui le gouvernait, repose dans un calme inaltérable, précisément comme un peuple sans despote, ou comme un chat qui ronronne sur un oreiller défendu.

Dieu soit béni pour tous ses bienfaits, et spécialement pour m’avoir donné le pouvoir de trouver les ennuyeux amusants !

Cette remarque vous fera comprendre comment, de toutes les paroles du monsieur sérieux, je ne saisis que la dernière, laquelle m’étonna fort, et qui n’était autre que celle-ci :

« La Savoie est à nous. »

Et il jeta les yeux sur la brochure de Prévost-Paradol.

Ce fut alors que mon voisin de droite entonna le chant des ramoneurs ; ce chant, l’étonnante nouvelle que j’apprenais et les confitures brûlées, je ne vous ai parlé de tout cela que pour demander laquelle de ces trois causes fit que mon esprit, alors à trois ou quatre mille lieues d’ici, dormant côte à côte avec une bayadère dans le palais du roi de Delhi, s’en revint d’un saut sur la table desservie, et, dans son élan, tomba sur une soucoupe où il pensa se noyer dans le punch qu’il renversa pour s’échapper,

Si le punch se renversa, j’ai d’excellentes raisons pour ne pas douter que mon esprit fut le coupable. D’abord ma main ne toucha pas à la soucoupe ; je vous affirme que ma main n’y toucha pas ; je me serais infailliblement brûlé les doigts.

Puis, s’il faut vous le dire, je ne me sentis réellement maître de mes facultés intellectuelles qu’une seconde après l’accident. Ce fut le temps qu’employa le fuyard à se réintégrer dans la maison où il choisit la chambre la plus reculée pour y soigner sa brûlure. J’eus très-chaud à la tête.

Fritz assure que j’avais bu inconsidérément ; mais, seul, je sais à quoi m’en tenir sur la raison de ce phénomène.

Quand mon intelligence fut à peu près rétablie, je m’aperçus que la consternation était dans la salle. Chacun me regardait, et, de quelque côté que je me tournasse, je me voyais le point de mire d’une quantité prodigieuse de reproches flamboyants. C’était un kaléidoscope de colères. Il y en avait de bleues, de rouges, de tricolores, et de gris foncé ; celle de Fritz était particulièrement formidable, et le dépit singulier qu’elle me lançait me présageait une funeste traversée. Je fus sur le point de prendre mon chapeau et de m’enfuir. Je me levai même dans ce dessein, et tout à coup je me surpris à pérorer.

« Messieurs, disais-je, je… certainement… je ne puis nier que le punch soit renversé… C’est un malheur considérable. Messieurs. Je serais un insensé de me disculper à cet égard… Me sera-t-il permis de le faire ? Il est positif que mon esprit ne s’est pas conduit comme un esprit intelligent, je le regrette… Mais un voyage de deux mille lieues change terriblement les idées ; on part gai, on revient triste ; on s’en va gras comme Janin, vos parents vous retrouvent maigre comme Pelloquet… Enfin un peu de folie ne messied pas à l’homme. Lisez le livre de la Sagesse, et gardez note du passage. »

Et je repris mon siège, assuré d’avoir incontestablement prouvé mon innocence.

Il se fit un grand murmure, je distinguai les mots… gris… ivre comme trente-six mille hommes… Je me levai.

Mais ma parole se perdit dans le tumulte. En ce moment, la conversation devint générale. On distinguait de temps à autre la basse vibrante du Monsieur sérieux !

« Ce que je pense de Prévost-Paradol, Messieurs… (et ne croyez pas qu’il répondit à aucune interrogation de ce genre), ce que je pense de Prévost-Paradol, Messieurs, je m’honore de n’en rien penser du tout. Style brillant, puissance d’élocution remarquable, pensées vieilles éternellement rajeunies… de l’action… de l’action… Beaucoup de punch, s’il vous plaît, Madame. »

Cette dernière parole s’adressait à la cuisinière qui venait d’entrer, attirée par le bruit.

« L’amour, dit mon voisin de droite, est une fumée bleue qui sort d’un vase plein. »

Il y a dans cette partie de mon voyage une large lacune. D’où vient ? Je ne sais. Ma mémoire paresseuse ne me dévoile pendant quelque temps que bien peu de preuves de mon existence. Encore ces preuves sont-elles perdues dans les nuages, semblables aux rayons de lumière que projette la lune par un temps sombre.

Je me vois d’abord au milieu d’un grand tourbillon. Je roule dans un abîme rond avec une vélocité en raison directe du carré des distances. Bientôt je disparais tout à fait. Le ciel se couvre d’un gris jaunâtre ; l’air me manque ; j’étouffe ; il me semble que, des deux bouts de l’horizon, un firmament de bois s’est étendu sur ma tête.

« Je crois qu’il dort sous la table, dit Fritz.

— Le remède opère, ajoute une voix ironique… Frédéric lui a fait prendre du hatchich, mêlé aux confitures. »

Horreur ! Mes cheveux eurent encore la force de se hérisser ; puis j’entendis mon voisin murmurer :

« L’amour est une flamme bleue… »

Et je m’endormis profondément.

Alors ce fut un beau jardin ; les herbes des gazons frissonnaient comme des cordes de harpe ; elles entouraient de petites fleurs blanches, dont la corolle, en forme de lyre, rendait des sons harmonieux ; au milieu, s’élevait l’arbre qui chante, et de ses mille branchages ruisselaient des accords célestes.

Une rivière coulait profonde, calme et transparente. Et j’étais là, seul, regardant au fond de la rivière. Je cherchais à voir mon image ; mais comme l’homme du conte, qui a perdu son ombre, je n’avais pas d’image. À la place s’élevait, du milieu de l’eau, une figure gracieuse, si belle que je ne pus un instant la prendre pour mon fantôme. Elle se jouait comme une ondine, et de sa chevelure lutinait les gouttes liquides ; celles-ci, retombant en pluie d’argent, n’agitaient pas le miroir, où je voyais la fée, et n’en ridaient pas même la surface diaphane. C’était, entre les étranges choses, la chose la plus étrange,

L’ondine s’approchait de moi, et cependant ne me regardait pas. Elle était nue ; mais ses cheveux, par instants, voilaient ses formes admirables. Ses cheveux, une main légère les agitait toujours ; et chaque fois que la main se retirait, les tresses s’unissaient et présentaient aux yeux un bizarre assemblage de caractères. On eût dit une écriture vivante. Peut-être l’esprit était muet, et sa chevelure était son langage.

Elle approchait toujours, et cependant ne m’atteignait pas. Sans cesse elle ajustait dans l’eau de nouvelles phrases soyeuses ; trop éloigné, je ne pouvais pas lire.

Tout à coup elle me regarda.

Ses yeux étaient jaunes et brillants, comme ceux des animaux qui voient dans les ténèbres. Au fond, une flamme passait chatoyante ; on distinguait l’âme.

Cette âme, d’un rouge de sang, brûlait mon cœur à travers la poitrine. Je fermai les yeux, et je sentis qu’elle pénétrait dans mes veines.

Alors la fée s’enfuit, et derrière elle, hors de son regard de flamme, je pus lire dans ses cheveux.

Et dans ses cheveux il y avait le mot arabe Sanam, c’est-à-dire idole.

Mes artères catholiques battirent d’épouvante ; mais le sang veineux, embrasé de désir, se gonfla et m’entraîna sur le bord, aux sons de mélodies ravissantes.

« Sois à moi ! » m’écriai-je. La foi pénètre dans le cœur, s’y corrompt, et devient l’amour.

Et je glissai, et je plongeai dans l’eau tiède.

« Sacrebleu ! dit Fritz, tu vas te noyer, mon très-cher. »

Je voudrais bien que vous m’apprissiez comment je me trouvais dans mon canot, la tête entièrement penchée hors du bord, et baignant dans la Seine.

Nous voguions doucement, et le jour était magnifique.

D’un côté, le soleil éclairait une large voie encombrée de promeneurs : c’était le boulevard de Sébastopol.

De l’autre, la flèche dorée de la Sainte-Chapelle portait un diamant à chacune de ses cent pointes. Midi sonnait à toutes les églises ; de çà, de là, passaient et repassaient une multitude de barques semblables à la nôtre ; quelques-unes, plus grosses et dignes du nom de bateaux, demeuraient en arrière, pesamment chargées de bois ou de charbon ; les blanchisseuses riaient et chantaient, en frappant le linge à temps inégaux ; des ouvriers leur disaient de loin quelques douceurs, tout en rebâtissant une portion de mur écroulée.

Des enfants jouaient, et profitaient de la douceur de l’atmosphère pour baigner leurs jambes nues ; un cheval marchait triste et rechigné, se dirigeant il ne savait où ; quelques pêcheurs jetaient leurs filets ; des amas de pavés les regardaient faire en souriant.

Partout le bruit, le mouvement, la vie.

Sur les quais, la foule des voitures ne diminuait pas un instant. Le marché de la Cité s’encombrait de revendeuses et d’acheteurs, les uns et les autres criant et s’agitant comme des gens passionnés. Les hautes et vieilles maisons non encore démolies étalaient, sous leurs toits pittoresques, d’antiques croisées aux barres de bois, où se suspendaient quelques fichus lascifs, caressant des draps jadis blancs ; au-dessous, les oiseleurs, sur le seuil de leur boutique, écoutaient le chant joyeux de leurs pensionnaires. Des chiens hurlaient dans des cages ; des poules caquetaient ; un monsieur tombait sur le trottoir, le gamin de Paris chantait l’air de la dernière revue ; un étudiant marchandait des pommes.

Je vous le répète, c’était partout le bruit, c’était partout la vie…

Mais, comme partout il y a place pour le malheur, partout il y a place pour la mort.

Et, dans un coin du tableau, sinistre, sombre, hargneux, et baignant ses pieds dans l’eau verte, s’élevait, hideux cadavre, un bâtiment d’un seul étage.

Et ce fut lui que, debout dans la barque, je regardai mélancoliquement.

La Morgue !