Le tour du monde parisien/II/X

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J. Hetzel et Cie (p. 214-223).

X

histoire abrégée de madame flavie. — kyrie eleison. — l’hôtel-dieu. — le respect de l’autorité. — le déjeuner des internes.


Certainement cette femme était excellente, et de l’ogresse n’avait que l’apparence. Je me fis servir ce qu’il y avait de meilleur dans l’établissement ; la maîtresse elle-même (car je crois qu’elle résumait toutes les fonctions) m’apporta un verre de cette liqueur jaunâtre, qu’elle osait appeler de la bière, et que j’ai précédemment décrite.

Je ne bus pas.

En revanche, je causai. Je causai même beaucoup, et j’écoutai encore davantage.

Les conversations que j’entendis ne sont pas de celles qui peuvent se répéter devant toutes les oreilles. Je me contenterai donc d’apprendre au lecteur les instructions que me donna l’hôtesse.

Elles sont au nombre de trois… trois choses nouvelles qui me furent enseignées… tant il est vrai qu’on s’instruit, non-seulement à tout âge, mais en tout lieu.

Je sus donc :

1o Que le nommé Jacques Bornéo, signataire d’une grande quantité de vers inscrits sur le mur, doit être considéré comme le premier poète de France… après Béranger, bien entendu ; mais ce pauvre Béranger est mort ;

2o Que, dans les premiers cafés de Paris, cette même eau sale, dans laquelle je ne trempai point mes lèvres, m’était fournie au prix de 45 centimes le verre, au lieu de 10 centimes, somme que me coûta mon excursion au Lapin-Blanc. Madame Flavie craignait même que ladite liqueur n’y fût de qualité inférieure, et qu’on n’y mêlât quelque drogue nuisible aux estomacs délicats ;

3o Qu’elle, madame Flavie, se prenait pour la propre fille d’un colonel de la garde impériale, lequel, parent de l’empereur d’Autriche, avait, avant de rendre le dernier soupir, uni par les liens du mariage son enfant illégitime avec le propriétaire de la taverne sus-indiquée.

Sur quoi je demandai des nouvelles du propriétaire.

À cette interrogation flatteuse, madame Flavie s’assit à ma droite, par je ne sais quel moyen, et se prépara à me réciter le premier chapitre de ses mémoires. Un seul instant me suffit pour reconnaître, en madame Flavie, une femme nourrie de nos meilleurs auteurs contemporains, et digne en tout point de voler, sur leurs traces, à la célébrité… le genre de publication, appelé mémoires, commençant, comme l’on sait, par les plus violentes diatribes à l’adresse du mari, de la femme, des parents, des amis, en un mot, de toutes les personnes qu’on a pu connaître, et finissant (ceci sans exception) par le plus naïf éloge de soi-même et des actions de son existence… éloge et blâme, qui, soit dit en passant, embarrassent souvent le lecteur, ne sachant où prendre les bourreaux dans cette collection de martyrs.

Comment pus-je me tirer de là ? comment pus-je fuir de cette caverne ? Je l’ignore, et d’ailleurs je dois revenir à mon voyage.

Fritz m’avait proposé une visite à la cathédrale, et un déjeuner à l’Hôtel-Dieu. J’acceptai l’un et l’autre.

À Notre-Dame, il y avait répétition de la maîtrise.

Dans le chœur, au pied d’une vieille pendule disloquée, était placé un orgue d’une petite dimension. Une quarantaine de chaises réunissaient autant d’enfants de huit à quinze ans, sous la présidence d’un monsieur barbu, à qui je ne sus attribuer aucune situation sociale.

On chantait le Kyrie eleison de je ne sais quel maître allemand.

Un public peu nombreux était groupé autour des grilles.

Fritz et moi, sans nous mêler aux curieux, pénétrâmes dans les chapelles latérales les plus éloignées.

Là, tandis que mon impie compagnon de voyage, sous le spécieux prétexte de mieux examiner un groupe de marbre, se chauffait les pieds à la bouche d’un calorifère, je m’appuyai contre une colonne, et j’écoutai les chants lointains.

Êtes-vous poète ? Non. — Vous êtes peut-être philosophe ! Alors vous ne me comprendrez pas. Passez, je vous prie, les lignes suivantes.

Je fus charmé. Non, le mot est trop doux. Ravi ne conviendrait pas encore. Les langues n’ont jamais réuni de syllabes qui puissent rendre l’effet produit sur tout notre être par l’audition d’une mélodie aimée. Des larmes qui baignent nos paupières, le sourire qui se joue sur notre bouche, le frisson qui gagne nos membres, la sensation de folie qui pénètre le cœur, tout cela n’est représenté par rien. Les sons humains peuvent-ils exprimer les pensées surhumaines ? et ne sont-ce pas les grammairiens qui font les langues ?

Oh ! ce Kyrie… Était-ce un souffle de ce puissant génie, qui, jusqu’à ses quatre-vingts ans, fit des chefs-d’œuvre, et qu’on appelle de son nom mortel Haydn ? Était-ce un éclair de Mozart ? N’était-ce pas plutôt un œuvre sans nom d’un de ces auteurs inconnus, flambeaux du moyen âge, météores sillonnant un siècle d’un trait de feu, et mourant, ignorés d’eux-mêmes, dans quelque modeste appentis d’artisan ?

Cette idée, à tort ou à raison, je m’y attachai amoureusement. Il me paraissait beau, sous ces voûtes sonores, élevées, enrichies par tant de bras, par tant de ciseaux tombés dans l’oubli, il me paraissait beau d’entendre résonner et fuir dans l’écho les accents d’une foi pour jamais ensevelie. Ainsi l’harmonie devenait digne du sanctuaire : le dieu caché, célébré par des chants sans auteur, dans un temple que le vague a bâti.

Puis, ayant laissé cette pensée, je n’en eus plus d’autre. Seulement je m’engloutis en moi-même, je perdis tout sentiment, je m’absorbai dans les sons, je devins tout entier mélodie. L’hymne montait vers le ciel, et je montais avec l’hymne… quand soudain Fritz, ayant les pieds chauds, me réveilla de ma torpeur.

Va, brave donneur d’eau bénite, toi qui nous as tendu le goupillon d’un air si suppliant et si doux, puisse la monnaie que je t’ai donnée t’inspirer une suave prière, et surtout je te le recommande, fais-la monter sur l’aile parfumée de ces accords d’enfants.

Mais le donneur a sans doute la voix aigre ; et peut-être ne croit-il plus.

Arrière les pensées tristes, arrière les rêveries vaporeuses. Il va nous falloir du courage pour entrer dans ce palais du pauvre, baptisé de ce nom si doux, si consolant : l’Hôtel-Dieu.

Depuis longtemps on parle de détruire ces vieilles murailles ; elles sont malsaines, dit-on. On a mis bien des années à s’en apercevoir.

Un seul monument ne convient pas pour les malades. Un projet veut que chaque arrondissement ait le sien. Tant pis, si l’on adopte le projet.

Mon Dieu, je ne suis pas un économiste bien érudit, et il est fort probable que les raisons de ma préférence feront rire aux éclats les hommes pratiques. Je déteste les hommes pratiques, et vous ?

Quand les vingt arrondissements auront chacun leur maison de malades, vous aurez vingt hôpitaux, vous n’aurez plus d’Hôtel-Dieu. Le mot hôpital repousse le pauvre. Quelle belle pensée d’avoir créé, au centre d’une capitale, un immense édifice, destiné au soulagement des infirmes, et d’avoir imprimé sur sa façade, comme au marbre d’un autel : c’est ici la maison de Dieu. Je ne sais qui eut le premier cette idée ; mais que celui-là soit béni ; car cette idée, ce sentiment, cette chose, ce nom, à hommes pratiques ! ce je ne sais quoi, enfin, a fait plus de bien dans ce monde que toutes vos créations humanitaires.

Pourquoi vouloir anéantir l’âme au profit du cerveau ? N’y a-t-il pas chez l’homme autre chose que la raison ? Pourquoi ne rien faire jamais pour cette autre chose ?

J’avais tort de dire que cette idée était un je ne sais quoi.

Ce je ne sais quoi, c’est de la poésie. Vous dites, il est vrai, que la poésie est morte. Comme si l’âme pouvait mourir : Faites ce qu’il vous plaira ; vous n’empêcherez jamais le pauvre de redouter ce nom d’hôpital. Hôpital, cela veut dire : endroit où l’homme fait aumône à l’homme et l’humilie. Il y a des hôpitaux d’animaux. Hôtel-Dieu, cela veut dire un temple, une église, une foi…, une puissance supérieure qui s’incline, une cohabitation avec ce Christ qui a dit : les premiers seront les derniers. C’est l’égalité devant le ciel.

Hôpital, Hôtel-Dieu, c’est exactement la même chose, hommes pratiques ! C’est tout à fait différent, ô poètes !

Lecteur bénévole, permets que je laisse là ma plume. Je suis devenu sentimental, comme un oracle des dames, broché de jaune. Laisse-moi respirer l’air du dehors ; la comédie qui se joue dans la rue me rendra toute ma gaieté ; je te reviendrai hilarant, comme le bonhomme Rabelais, cet étrange buveur, dont les plaisanteries font rire à vingt ans, et parfois pleurer à quarante.

En sa qualité de palais, l’Hôtel-Dieu jouit des bénéfices d’une garde vigilante. Cette garde est représentée par quelques bonshommes, revêtus du costume des douaniers, et abrités, comme Socrate le souhaitait pour lui-même, dans une maison de verre, assez semblable aux guérites des marchands de journaux. Leur consigne consiste à demander, à l’étranger qui gravit le perron, dans quel endroit du vaste hôtel il dirige ses pas. Comme il y a beaucoup à parier pour que ledit étranger ne connaisse point les êtres de l’hospice, il lui devient naturellement impossible de répondre, et par conséquent de pénétrer au-delà de la première barrière. Cette mesure prévoyante est, comme vous le voyez, parfaitement digne du bon sens qui caractérise les actes administratifs.

Heureusement, il est facile d’éluder l’interrogation.

Un peu d’aplomb suffit. Je remarque avec curiosité combien l’aplomb impose à ce bon peuple français. Écoutez ceci, mes chers Allemands. Toutes les fois que l’envie vous prendra de pénétrer dans quelque édifice parisien, ayez soin de vous y présenter tête haute, ne vous découvrez devant personne ; marchez hardiment au hasard, devant vous, poussez des portes inconnues, traversez des corridors obscurs, trompez-vous de passages, mais trompez-vous audacieusement, comme s’il vous plaisait de gagner quelques lieux écartés. Soyez calmes et sans crainte ; nul ne vous arrêtera ; nul ne vous adressera la parole ; chacun s’inclinera sur la voie que vous suivrez.

Le respect de l’autorité est inné en France. Et ne pouvez-vous pas être une autorité ? Et, en cette qualité, n’auriez-vous pas équitablement le droit de punir un employé d’avoir fait son devoir et suivi sa consigne ? Portez sur le front ce privilège incontestable, c’est la condition du succès.

Si vous êtes pâle, inquiet, si vous ne savez où diriger votre marche, si vous laissez voir votre embarras dans vos yeux détournés de toutes parts, alors, croyez-moi, redescendez les degrés. Quelque honnête que soit votre destination votre but, vous ne parviendrez jamais à l’une, vous n’atteindrez jamais l’autre.

Êtes-vous un coquin téméraire ? les petits appartements de la cour ne vous sont pas même interdits ; la garde qui veille aux portes vous présentera les armes.

Fritz connaissait un interne. Nous nous mîmes à sa recherche, sans demander son nom, dont il ne se souvenait plus. Fritz a pour habitude d’oublier les noms de ses amis. Il prétend, de cette manière, éprouver, en les entendant, un plaisir toujours renouvelé.

Thésée échappé du labyrinthe n’en put décrire les détours. Combien de ponts, combien de corridors, combien de chambres je traversai, je ne saurais vous le dire. En m’approchant d’une fenêtre, je crus m’apercevoir sur la rive gauche de la Seine.

En ce moment, une sœur passait. Nous lui témoignâmes notre embarras. Fritz assura qu’il reconnaissait un pilier pour l’avoir déjà vu cinq fois depuis notre entrée à l’Hôtel ; ce pilier portait un cadran ; le cadran indiquait une demi-heure de marche.

La sœur sourit, et, marchant devant nous, nous conduisit à la salle des internes.

Quelques spectres en bonnet de coton apparaissaient parfois au détour du chemin, et respectueusement s’inclinaient devant la sœur. Dans ce salut, l’affection tempérait le respect.

« Sur mon âme, dit Fritz, si tous ces hommes étaient vigoureux et bien portants, la fille de Vincent de Paul aurait une garde qu’envieraient les rois. »

Des éclats de rire vibrants nous avertirent que la salle était proche ; et la sœur nous laissa.

Un coup d’œil curieux nous attendait.

Figurez-vous une salle assez grande, semblable au réfectoire d’un collège ; une table de bois au milieu, et les choses les plus hétéroclites dessus, dessous et sur les côtés.

Exemples :

Des timbales de métal, des bouteilles pleines ou vides, une trousse élégamment garnie, une moitié de poire traînant sa pelure comme une queue de grande dame ; un bistouri ;

Plus loin :

Trois assiettes cassées, un paletot entièrement usé, un verre ébréché, une tabatière vide et renversée sur son couvercle ouvert, une pipe admirablement culottée, un bifteck saignant ;

Plus loin encore :

Deux rideaux de croisée, un onguent pour les engelures, une brochure de Prévost-Paradol, une lancette, quatre papillons réunis par une épingle, un pain de six livres, un chapeau dépourvu de fraîcheur.

Le tout sur une nappe jaune, entouré, convoité, examiné par quatre grands jeunes gens, qui tour à tour mangeaient, buvaient, riaient, causaient, passant d’une dissertation gastronomique à une dissertation politique, d’un entretien thérapeutique à un entretien scabreux.

Pourquoi étaient-ils tous grands ? La taille est-elle exigible pour l’interne comme pour le conscrit ?

Nous ne pénétrons point dans les conseils des dieux.

L’internat est une sorte de stage créé pour les étudiants en médecine, qui, de là, passent docteurs exécutants, si toutefois il m’est permis d’employer un terme de théâtre à propos de cette noble profession, que nos ancêtres appelaient l’art d’Esculape.

La seule différence qui existe entre ce stage et celui des avocats, c’est que ces derniers n’ont, pendant sa durée, absolument rien à faire, tandis que les premiers sont réellement fort occupés. Le poste qu’ils remplissent est d’ailleurs considéré comme une grande faveur.

Quelques méchantes langues trouveront peut-être à redire à cette combinaison. J’en sais (il y a tant d’insensés qui n’ont pu croire encore à l’infaillibilité de nos lois !), j’en sais qui ne craignent pas d’étaler en public ce honteux et absurde raisonnement :

« Les hôpitaux, disent ces fous, ont été créés pour les maladies graves.

« Les maladies graves exigent les meilleurs médecins.

« Pourquoi donne-t-on aux hôpitaux les apprentis, et laisse-t-on les vrais docteurs aux rhumes de cerveau de la société bien portante ? »

En vérité, n’est-ce pas une honte qu’il y ait des gens qui raisonnent ainsi ? Autant vaudrait trouver illogique cette loi des retraites, qui, à l’âge de soixante ans, déclare un président de cour incapable de diriger la justice dans son département, mais l’estime infiniment digne, dans une chambre plus élevée, de casser les arrêts qu’il était trop sot pour rendre ; autant vaudrait trouver illogique qu’un général à qui ses facultés affaiblies ne permettent plus de commander une brigade, soit mis à la tête d’une division, d’une armée ; autant vaudrait trouver illogique…

« Mais, diront-ils, nous le trouvons. »

Que faire donc pour vous, hommes de peu de foi ? Pour vous soigner, on vous donne la jeunesse ignorante ; pour