Le tour du monde parisien/II/XIII

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J. Hetzel et Cie (p. 247-257).

XIII

comment j’espère opérer mon salut. — coup d’œil dans les petits jardins du louvre. — l’institut. — utilité des palais. — la fenêtre de charles ix.


Si la religion catholique est la bonne, comptez-vous beaucoup de gens, dans notre siècle, qui aient véritablement opéré leur salut ?

Il est effrayant de calculer le nombre des hommes qui n’y croient pas le moins du monde, et de penser combien notre âge sera inférieur à tous les autres, lorsqu’au dernier jugement la foule des époques se présentera en ordre devant le tribunal auguste.

Pour moi, la vue de la corruption humaine ne laisse pas que de me rassurer un peu.

Je ne me prends pas pour un grand saint, et, grâce à mille peccadilles, je serais en temps ordinaire très-épouvanté de m’expliquer devant un juge ; je craindrais fort une désagréable sentence. La parole éternelle sur le petit nombre des élus me foudroierait instantanément.

Quelque petit que soit ce nombre, il faut pourtant qu’il y en ait quelques-uns. Dieu ne peut plonger un siècle tout entier dans l’abîme, à moins d’imiter l’Académie, qui garde ses prix pour l’année suivante.

L’économie, vertu convenable aux petites gens, ne saurait être comptée au nombre des attributs divins. L’épargne n’a pas de sens devant l’infinie richesse. Par conséquent, il sera bon de distribuer quelques récompenses à certains habitants de notre âge.

Ne fût-ce que pour ne pas laisser de place vide.

Or, si mesquine que soit la minorité récompensée, mon lecteur et moi n’avons-nous pas chance d’en faire partie ?

L’un et l’autre, je vous le demande, ne sommes-nous pas un peu meilleurs que la fraction de l’humanité au sein de laquelle nous nous absorbons : il suffit de jeter un regard autour de nous pour en garder la conviction sincère. Qui de nous deux en doute ? Et cette persuasion, n’est-ce pas l’espérance ?

Oui, croyez-moi, nous serons les deux premiers nommés au jour du grand appel ; on nous doit cette réparation, à moi, ne fût-ce que pour avoir écrit ces lignes ; à vous, ne fût-ce que pour les avoir lues.

Seulement, je me figure avec plaisir la grimace que feront les élus des siècles passés, en voyant s’avancer parmi eux la minorité des représentants de notre ère. En nous contemplant tous les deux, peut-être, se tournant du côté de saint Pierre, lui demanderont-ils compte de sa négligence, et, s’interrogeant, ils se diront :

« Si ce sont là les bons, qu’étaient donc les mauvais ? »

Ce qu’ils étaient, grands saints, je veux vous le dire d’avance, afin que votre opinion tardive ne s’épanche pas désagréablement envers nous : vous nous estimerez peut-être en raison du mépris que vous déverserez sur les autres.

Les autres, vous pouvez en apercevoir des échantillons variés dans les petits jardins qui avoisinent le Louvre, et qui, depuis quelque temps, sont ouverts au public. Je ne vais pas chercher mes exemples plus loin ; le hasard dissémine les types dans cette bande étroite de fleurs et de gazon.

Autrefois, on se promenait pour se promener ; on aimait les jardins, parce qu’on aimait l’air frais, le parfum des plantes, le sable criant sous les pieds, le repos sur un banc de mousse. Avait-on du temps à perdre ? Aimait-on à perdre le temps ? Je ne sais. On voyait beaucoup de promeneurs.

Les rues aujourd’hui ne sont foulées que par des marcheurs. Nul ne rêve, nul ne songe, ou plutôt le rêve, le songe de chacun, c’est la possession d’un certain nombre de médailles, à l’effigie de n’importe quel roi, et les obtenir est le but de tous les pas.

Il semble cependant que les squares, — puisque nous parlons anglais, — devraient accueillir les rares promeneurs, survivant au temps passé. Il n’en est rien. À première vue, tous ces gens qui flânent, toutes ces bonnes qui se reposent, paraissent s’être délivrés des tracas de la vie matérielle, et par conséquent doivent donner leur pensée, sinon aux soins de la vie future, au moins aux images fantastiques de l’imagination. Erreur. Si vous voulez, nous allons évoquer Asmodée et, à l’aide de ce malin diable, déchirer le voile de chair qui recouvre tous ces cerveaux.


A
BRA
CA
DA
BRA

En est-il un seul qui ait la pensée de Dieu ? Il est reconnu aujourd’hui que c’est la dernière chose dont un homme de bon sens ait à s’occuper. Devant eux est une église. Est-il un être qui en connaisse l’intérieur ? Pas un dans le sexe noble ; presque tous dans le sexe beau. Mais les femmes seraient bien étonnées, si nous leur disions qu’on entre dans l’église pour y prier.

Quittons donc la religion, et sondons les pensées humaines. S’il en est une qui vaille mieux que celle de mon lecteur et la mienne, je me déclare vaincu, je m’amende, j’offre mon estomac au jeûne, mon dos à la discipline.

Ce vieillard, appuyé sur son parapluie, malgré le plus éclatant des soleils, chaque jour se promène ainsi devant ces bancs chargés de femmes. Chacun pense qu’il vient ici pour aspirer un reste d’existence, avant de livrer son corps aux tombeaux. Il vient chercher des yeux quelque minois fripon ; c’est un disciple de Béranger, qui n’ose parler, mais qui regarde.

Deux hommes marchent en sens contraire ; l’un rit, l’autre est sombre. Le premier est un banquier, qui se réjouit de la faillite de son confrère ; le second un ancien militaire, qui se demande si sa femme le trompe ou si c’est lui qui trompe sa femme.

Mais voici trois jeunes gens ; ils sont vêtus avec recherche, gantés de frais, heureux de vivre. Leurs songes doivent être purs, ou, s’ils pensent à leurs maîtresses, Dieu le leur pardonnera.

Le premier est un journaliste ; tout en causant du drame d’hier, il se demande s’il n’est pas meilleur d’être légitimiste que démocrate, et si le Siècle paie mieux que la Gazette. Il le saura demain.

Le second est un gentilhomme : il rêve à l’ennui d’un jour de noce, quand la femme qu’on épouse a cinquante ans, autant que de mille livres de rente.

Celui-là secoue la tête d’un air de suffisance, et se croit parfaitement beau, c’est un employé de commerce en congé ; il demande à sa mémoire ce qu’il a fait de son foulard.

Irai-je plus loin ? Oui, car voici des enfants qui jouent, et ceux-là du moins… parlent politique. Le lycéen affirme que le pape joue gros jeu, et le barbiste a précédemment déclaré que personne plus que lui ne respecte Victor-Emmanuel, mais…

Non-seulement le monde est renversé ; je le crois en bouillie.

Irai-je encore plus loin ? Non, je devrais parler des femmes, et je m’arrête. Leurs pensées sont-elles trop puériles ? sont-elles trop révoltantes ? Je ne me prononce pas ; ce n’est pas le lieu d’arracher les masques ; et puis, qui peut lire dans le cerveau d’une femme ?

J’ai pris pour exemple le quartier central de Paris, qu’aurait-ce été si, de la butte Montmartre, j’avais examiné les cœurs ?

L’on me dira qu’il en fut toujours ainsi. Non pas, messieurs ; autrefois il y avait des gens qui pensaient mal, mais il y en avait au moins qui ne pensaient pas du tout.

Je suis de ceux-là, ou je pense ce que j’écris. Mon lecteur ne doit pas songer à grand’chose. Peut-être il m’a pris pour dormir. Vous voyez bien que nous sommes tous les deux supérieurs aux flâneurs des jardins du Louvre, lesquels valent mieux que les marcheurs de la rue, lesquels sont préférables aux habitants des maisons, lesquels…

Il n’y a plus rien de bon à dire sur ce sujet.

Le Louvre fut, si je ne me trompe, commencé sous Philippe-Auguste. Depuis le jour où l’on posa la première pierre, chaque souverain s’est attaché à détruire l’ouvrage de son prédécesseur. On comprend que le palais fut long à bâtir, et cette suite de plans divers explique, sans la justifier, l’existence d’une si monstrueuse masse de moellons, appliqués les uns sur les autres, pour servir de logis à nos rois, qui trouvèrent bon de n’y plus résider, du moment où le château fut devenu habitable.

Il appartenait à notre histoire de donner au monde un exemple unique de la manie de bâtir ; jamais gouvernants ne la possédèrent comme les chefs d’État français.

Quand Chéops et Chéphrem eurent achevé les Pyramides, ils y logèrent leurs cadavres, et trois ou quatre mille siècles en respectèrent la poussière.

Les Grecs élevaient des temples, qu’il fallut les Turcs pour ruiner.

Les Romains, ces géants de l’humanité, commençaient cent palais, qu’ils finissaient ensemble. Plusieurs nous restent encore.

Nos cathédrales du moyen âge, auxquelles ne touchaient pas les rois, subsistent à nos yeux dans leur éternelle beauté, et servent, à l’heure où je parle, au même culte qui les créa.

On a vu des entreprises inachevées ; ce qu’on n’a vu qu’en France, c’est une suite de générations se relayant au travail pour achever un édifice, le démolissant pour le reconstruire, et, après six siècles, s’apercevant qu’il vaut mieux en bâtir un autre à côté.

Aujourd’hui cet autre ne paraît plus convenable, et l’on se dispose à l’abattre à son tour.

Une réflexion était cependant à faire.

Si un monarque maçon est plus nécessaire à la France qu’un monarque guerrier, je consens à ce qu’on bâtisse. Mais, pour Dieu, à quoi bon démolir ? Et n’avons-nous pas assez de plaines incultes, où vous pourriez dresser vos chefs-d’œuvre ?

Malheureusement il est convenu que le génie est de cette année, Tout ce qu’a fait l’an dernier ne mérite donc pas la peine qu’on s’en occupe, ou, plutôt, nos regards délicats ne sauraient supporter plus longtemps l’aspect des sottises de nos pères.

Et vous ne songez pas, mes amis, que vos chefs-d’œuvre d’aujourd’hui seront des sottises demain ?

Ce fut derrière cette colonnade du Louvre qu’eut lieu, en 1830, l’admirable défense de la garde suisse. C’est d’ailleurs sur le pont des Arts, et près de la Grève, que la guerre civile a toujours planté son drapeau.

Il me souvient à ce propos d’une charmante anecdote de Dumas.

Dumas, comme vous savez, ayant fait toutes les révolutions, y compris celle de 89, n’a pas dû manquer aux trois journées. Dumas est un héros de juillet, héros inconnu, mais d’autant plus sublime.

Le grand écrivain a vaincu, je vous donnerais en cent à dire où et comment, si je ne vous l’expliquais.

Devant le palais de l’Institut, ancien collège des Quatre-Nations, et qui, bien qu’on en dise, n’est toujours qu’un collège, sont quatre lions couchés, et mangeant leurs pattes avec un religieux appétit. Le romancier, son fusil à la main, se tint durant trente-six heures derrière un de ces lions ; y put-il boire et manger ? Question oiseuse que ne s’adressait pas d’Artagnan. Là il prit le Louvre ; là il triompha.

Il explique lui-même comment, la mitraille balayant le pont, il fut contraint de s’abriter dans cette cachette ; j’en eusse fait tout autant. Où je le comprends moins, c’est lorsqu’il affirme avoir soutenu le feu avec vigueur, et fait reculer la troupe sous une pluie de balles. N’osant accuser de mensonge le plus vénéré de nos amis, il nous parut bon d’occuper à notre tour la position indiquée, et nous reconnûmes douloureusement l’impossibilité matérielle d’y tirer sur quelque chose, si ce n’est dans l’oreille de son voisin.

Mais l’artillerie aura sans doute aperçu la crinière du grand Dumas au dessus de la crinière du lion, et l’illustre poète attribue à son fusil une victoire qu’il ne dut qu’à lui-même.

Je ne saurais trop m’étonner du nombre de maisons inhabitées, qui usurpent, dans les grandes villes, l’espace destiné aux citoyens. Je ne veux point entreprendre, sur les rouages administratifs, une thèse qui aboutirait simplement à supprimer la machine. Grâce à Dieu et à ma bonne étoile, je ne m’occupe pas de ces choses-là.

Mais je crois, je crois fermement, que, si toutes les mairies, maisons de ville, préfectures, académies, ministères, casernes, et divers, étaient entièrement laissés à la disposition des habitants, les loyers diminueraient, et la société ne se porterait pas plus mal.

Il est vrai qu’une pareille désorganisation ne satisferait ni les maires, ni les préfets, ni les académiciens, ni les ministres, ni les soldats, ni autres, qui sont gens à le dire, et à prouver avec force citations que, sans leur présence et leur garde vigilante, le pays n’en aurait pas pour deux jours. Non, en vérité, et que tous ces messieurs sont trop bons de consentir à nous gouverner, et que nous mériterions d être abandonnés à notre sort.

De grâce, messieurs, restez : je ne vous attaque pas. Je me demandais seulement tout à l’heure s’il était bien utile qu’il y eût tant de grands palais, et rien dedans, l’Institut ne renfermant que des académiciens, mais j’ai mieux regardé, et j’ai aperçu un concierge.



Grand Dieu ! il était temps.

Et sa haine a causé plus de suicides qu’un désespoir d’amour.

Maintenant la destination du palais de l’Institut n’est plus un mystère, et, pourvu qu’il y ait une destination, je suis très-tolérant sur le reste. On me dira qu’il existe une bibliothèque, je répondrai que cette bibliothèque, n’ayant pas de livres, se contenterait rigoureusement d’un local exigu. On me dira encore que l’Académie tient ses séances dans l’intérieur ; j’en suis étonné, mais en admettant le fait, je répliquerai que les Académiciens sont quarante, qu’ils se réunissent généralement au nombre de sept, et que l’espace non absorbé par une bibliothèque imaginaire leur suffirait certainement.

Le concierge seul occupe personnellement cet immense labyrinthe ; et, consultez-le, il ne doute pas lui-même de son droit exclusif à l’habiter. L’ancien collège de Mazarin fut changé en palais pour lui, il ne s’y trompe pas, pas plus que le concierge des Tuileries, quand, dans son fauteuil splendide, il accueille d’un geste bienveillant ou sévère les étrangers introduits dans son domaine,

Nous signalons à la vénération de la société ce haut dignitaire inconnu, qui possède à lui seul plus de chambres et d’étages qu’il n’en faudrait pour abriter toute une ville de second ordre.

Je ne sais si Fritz se livrait à ces réflexions ; mais, depuis un instant, il avait les yeux alternativement fixés sur deux points opposés, dont l’un était évidemment la coupole de l’Institut.

« Sais-tu pourquoi, me dit-il, ce palais demeurera éternellement célèbre ?

— Non.

— Devine.

— Parce que M. X… est de l’Académie ?

— Non.

— Parce que Dumas n’en est pas ?

— Pas davantage.

— Parce qu’il y a une grande porte qu’on n’a jamais ouverte, et que tout le monde passe par la petite ?

— Il en est de même dans tous les châteaux impériaux et monuments de toute espèce ; aujourd’hui portes et fenêtres sont un objet de luxe destiné seulement à payer une cote personnelle. On n’entre pas par les portes, mais on ne voit pas clair par les fenêtres.

— Alors je donne ma langue aux poissons.

— Sache qu’il y eut un jour au collège des Quatre-Nations un écolier qu’on voulut fouetter.

— Le fait n’est pas assez rare pour…

— Oui, mais ce qui est plus rare, le fouetté tua le fouetteur.

— Fichtre !

— Voltaire cite ce fait, et je crois qu’on s’en souviendra longtemps après que M. X… et les autres académiciens auront perdu leur prestige,

— Rien d’étonnant. La queue du chien d’Alcibiade a plus fait pour sa gloire que ses exploits.

— De même, dit Fritz, qu’un homme tire souvent sa grandeur de sa nullité, je crois qu’un monument a d’autant plus de chances de gloire, qu’il ne s’y est rien passé de remarquable. Regarde cette fenêtre. »

Je me tournai de l’autre côté, et vis que le second point qui attirait les yeux de Fritz était le balcon doré de la galerie d’Apollon.

Un chroniqueur raconte que Charles IX, penché à l’une des fenêtres du vieux Louvre, arquebusa durant une nuit les huguenots qui passaient. On ne sait où le roi se mit ; mais ce balcon est demeuré célèbre.

— Pourquoi ?

— Parce qu’on est certain que ce n’est pas là.