Le tour du monde parisien/II/XIV

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J. Hetzel et Cie (p. 258-267).

XIV

le jardin des tuileries. — les squares. — le jeu de paume. — la passion de la truelle. — changes. — mésaventures du bois de vincennes.


Le jardin des Tuileries s’étend devant le palais de ce nom, comme une sorte d’oasis, appelant de loin sous l’ombre de ses vieux marronniers les voyageurs essoufflés et perdus dans les sables de trois mers brûlantes : le quai, la place de la Concorde, et cette effrayante rue de Rivoli, qui, durant une lieue entière, laisse peser un soleil de plomb sur le plus nuageux des macadams. Chose terrible ! il n’y a pas d’exemple qu’un étranger ait pu parcourir de l’un à l’autre bout cette voie digne du grand chemin de Tombouctou ; nul ne l’a essayé sans succomber à la tâche, sans s’arrêter en face d’un bock mousseux, devant les petites tables d’un des rares cafés, semés de distance en distance par une divinité protectrice, la spéculation.

J’adresse une pétition au préfet de la Seine ; je demande qu’il est permis d’élever aux deux bouts de la rue, c’est-à-dire au coin du jardin, et près de la place de la Bastille, deux gigantesques écriteaux. Ils porteront en fantastiques caractères la défense expresse aux passants de franchir leurs bornes sacrées, sans avoir témoigné de la possession immédiate d’un certain nombre de pièces de monnaie. Quelques douaniers pourront être préposés à la visite des goussets ; on ne sait combien de malheurs éviterait cet avis charitable, et combien la municipalité dormirait mieux sur ses deux oreilles, assurée que ses administrés ne sont plus exposés à périr de male mort, faute d’un secours indispensable.

Voilà bien des avis que, durant le cours de ce voyage, je me suis permis de donner à la municipalité ; je doute qu’elle en tienne compte. Je dois même avouer que je n’ai reçu jusqu’ici aucune lettre d’adhésion, ce qui prouve incontestablement le bon sens des Français, et la niaiserie de votre serviteur.

Revenons au jardin des Tuileries, dont en ce moment cent ouvriers sont occupés à retrancher soigneusement le dernier filet d’ombre et de fraîcheur, filet que se disputaient quelques bourgeois irascibles, et qu’il a été nécessaire sans doute de sacrifier au repos public. L’administration ne fait point de jaloux ; l’égalité des Français devant elle a été proclamée depuis longtemps ; elle se garde de privilégier personne. Mère habile et prudente, certaine de ne pouvoir donner le bien-être à tous ses enfants, elle n’entreprend point une œuvre impossible, et se contente d’en priver le petit nombre des privilégiés. Égalité, vous dis-je, égalité devant le soleil, le macadam et les boulevards.

Quand Lenôtre eut planté le jardin des Tuileries, ce fut un ravissant spectacle. Le parc s’étendait alors jusqu’au pied du château ; c’était une œuvre en soi complète ; le grand architecte avait pris autant de terrain, ni plus ni moins qu’il ne lui en fallait pour s’immortaliser. Toutes les créations se ressemblent ; quand Homère eut terminé l’Iliade, personne ne songea à réorganiser le poëme, en ajoutant ou retranchant des pages ; je ne sache pas qu’à la Vénus de Milo personne ait cassé le bras, pour la rendre plus belle ; les monuments et les jardins jouissent seuls du privilège de la transformation.

Alors il y avait un parterre, vous savez, de ces parterres français, où l’on ne voit ni fausses cascades, ni gazons impossibles, ni rochers fantaisistes, ni fleurs tropicales ; un bon et loyal parterre, tout franc, tout simple et tout magnifique, avec des bordures de thym, un bassin pour les animaux, des arbres donnant de l’ombre aux plantes, les chefs-d’œuvre de la sculpture jetés çà et là, au détour des allées, point de grilles et un jardinier pour soigner tout cela.

Aujourd’hui le parterre se transforme en un jardin anglais. Vous avez vu des jardins anglais ? On en a mis partout. Vous connaissez et vous aimez, comme moi, ces tracés réguliers comme les faux-cols de Regent’s-street ; ces massifs de pensées, de tulipes ou de géraniums ; ces nappes de verdure, si fraîches, si coupées, si immobiles, qu’on se demande si elles ne sont pas peintes ; et ces branchages entrelacés, imitant la négligence, mais dont l’œil a bientôt découvert la monotone régularité, ainsi que sous l’insouciance du dandy on devine l’adresse de son chemisier. Vous avez vu ces eaux distribuées et croupissantes, ces pierres bleuâtres sur lesquelles on ne peut pas marcher, ces gazons où l’on ne peut s’asseoir, cette absence de toute nature au sein même de la nature, et les arbres rabougris, quand parfois il y a des arbres, et les grilles massives, qui défendent aux passants de regarder trop longtemps à travers leurs flamboyants barreaux.

Heureux quand les grilles sont remplacées par des branches mortes, unies à la place des fleurs ! Plus heureux encore quand on peut lire sur un piquet un placard ainsi conçu : « Le maire de la ville de Troyes confie les jardins à la surveillance de ses concitoyens. »

Prospère ville de Troyes… car j’oubliais le plus bel ornement des massifs anglais : l’abondance des gardes en habit vert ou des policemen en habit bleu ; le chef-d’œuvre de la civilisation remplaçant les chefs-d’œuvre de l’art.

Mon Dieu ! je ne blâme pas les squares. Il y a du bon, il y a même du joli dans ces mesquines miniatures des grands prodiges terrestres. Peut-être conviennent-elles aux cités, comme on adopte dans les musées des copies assez bonnes à défaut d’originaux. Anglicisons-nous hardiment ; volons à tous les peuples leurs moindres découvertes ; sacrifions même les usages de nos pères aux coutumes les plus ennuyeuses ; portons des raglan et des coatschmen ; serrons-nous la main au lieu de nous embrasser ; buvons force thé et force bière ; soyons toujours les autres, ne soyons jamais nous ; encore une fois, je ne m’y oppose pas… Je donnerai peut-être une larme à notre antique prédominance en fait de modes et de plaisirs ; mais je ne serai point assez fou pour me fâcher, en nous voyant porter sur ce terrain la manie d’imitation qui nous enchaîne dans les arts et dans les lettres. Seulement je dirai, à propos des squares, ce que je disais à propos des monuments : que n’en faites-vous où il n’y en a pas ? Que ne bâtissez-vous dans la plaine Saint-Denis ? Que ne laissez-vous en paix les Tuileries et le Luxembourg ?

Pauvres jardins ! Un même sort veut qu’au moment où j’écris, tous les deux voient leur plus belle parure tomber sous la main d’un ouvrier stupide. Là-bas c’est une rue qui menace l’îlot vert, où, sous un groupe sacré, la petite fontaine s’épanche en tremblotant ; ici c’est le bois qui regarde d’un air sombre, à sa droite les ravisseurs de statues, à sa gauche les constructeurs en travail.

Car l’amour des pendants et de l’uniformité nous tient étrangement. C’est un piètre amour, on en conviendra ; amour bourgeois, amour étroit, indigne d’une grande nation. Amour général cependant ; et plus d’un qui en rit est plus affecté qu’il ne pense. Je n’en veux d’autre preuve que la garniture de nos cheminées ; n’est-elle pas d’une monotonie aussi remarquable que son incommodité ? Et cependant personne ne songe à la changer. Pourquoi ? À cause des pendants.

Toujours, au centre précis, s’élève la pendule, fière, dominatrice du sanctuaire, étendant orgueilleusement devant la glace, qui dès lors devient inutile, ou ses anges joufflus, ou sa bergère des Alpes, ou sa déesse nue. Puis ce sont les vases, un de ci, un de là, comme des soldats à la revue ; puis les candélabres ; puis, si quelque objet est suspendu à droite, à gauche, on n’oublie pas d’en suspendre un semblable. C’est un autel tout préparé, où le prêtre n’a plus qu’à venir pour dire la messe à la pendule.

Je me souviens qu’étant enfant, ce fut un de mes jeux favoris. Lorsqu’on me laissait seul, je parodiais innocemment les fonctions du curé de ma paroisse, et j’allais immolant et avalant une hostie, à la plus grande gloire d’un tableau placé au-dessus de la glace, et qu’avait peint mon père.

Ce rapprochement puéril est en effet le premier qui se présente à l’esprit ; aussi prouve-t-il le ridicule de notre ameublement. Ce goût domine aujourd’hui l’architecte et le prince, et toutes les fois qu’une maison s’élève à l’opposite, immédiatement s’en fonde une identique.

Exemple :

Il y avait sur un flanc du jardin une hideuse serre, une de ces constructions mort-nées, qu’on élève pour l’utilité, mais que le goût condamne à périr. On mit néanmoins assez longtemps à s’apercevoir que ce bâtiment gâtait la promenade ; le jour où l’on fait cette belle découverte, vous croyez qu’on va prendre la simple résolution dictée par le bon sens, c’est-à-dire qu’on démolira la serre. Vous n’y êtes pas.

S’il se fût agi d’une rue ou d’un jardin, s’il y eût eu des hôtels à payer un million, ou des fontaines et des statues à supprimer, ah ! l’on n’eût pas eu un instant d’hésitation. Tout obstacle doit s’aplanir, et la pioche eût agi. Mais ce n’est même pas un beau monument, cette serre ; pourquoi donc vouloir qu’on la détruise ? Méchants, et que vous a-t-elle fait ? Nous la laisserons vivre ; mais comme il faut un pendant à toute chose laide, afin qu’il y ait uniformité, nous allons de l’autre côté bâtir un autre colosse, qu’on appellera le jeu de paume.

« Mais, si vous trouvez cette construction gênante, que ferez-vous de la seconde ?

— Je vous l’ai dit, un jeu de paume.

— Sans doute parce que c’est un jeu disparu ?

— Précisément ; personne n’y entrera. »

Vous comprenez parfaitement, cher lecteur, que si quelqu’un jouait à la paume dans le jeu de paume, il pourrait détériorer le jeu de paume.

Quelle fantastique passion que cette passion de la truelle ! Les ravages qu’elle exerce vont bien au-delà des malheurs qu’on attribue aux cartes et au vin. Ce vice qui m’est et me sera, j’espère, à jamais inconnu, ne trouve, m’a-t-on dit, ni calmants ni limites. L’homme possédé par ce démon lui sacrifie toute sa vie… sa vie, qui n’est plus qu’une course sans frein entre ces deux longs mots : démolition, reconstruction. Deux spectres qui ne sont pas beaux, mais dont les caresses sont irrésistibles ; ils vous soufflent à l’oreille des choses si grandes, si grandes, que vous vous réveillez un matin de cet horrible et charmant cauchemar, soit sur les marches du trône, soit aux pieds d’un tribunal.

Les résultats sont alléchants ; mais que voulez-vous ? je ne comprends pas les charmes de la route.

Aujourd’hui l’on change pour changer. Ou je ne sais quelles sottises avaient faites nos aïeux ; car il se trouve que, partout où ils avaient mis des arbres, il nous faut des maisons, et que partout où ils avaient mis des maisons, il nous faut maintenant des arbres.

Il y a peu de jours, je me promenais au bois de Vincennes, lorsque je vis une chose étrange.

Pour mieux dire, je la sentis avant de la voir ; car, absorbé par des rêves de diverse nature, je me heurtai contre elle, avant de l’avoir remarquée.

C’était un grillage en bois, qui, je m’en aperçus alors, s’étendait jusqu’à l’horizon, environnant de ses piquets toute la partie touffue de la forêt, qui tient la gauche de la grande avenue.

Et l’on remplissait de sable le sentier où j’étais.

J’écarquillai les yeux : je ne comprenais pas comment ce grillage avait poussé.

Mais les grillages viennent vite, au siècle où nous vivons.

En me retournant en tous sens, la première réflexion que je dis eut trait à un souvenir.

Je conçus clairement,

1o Qu’il y avait quinze jours à peine, je m’étais, solus cum solà enfoncé dans ces massifs, que je m’étais reposé sous un arbre, que j’avais cueilli mille fleurs, et qu’en un quart d’heure j’avais gagné Fontenay.

2° Qu’au moment présent, il m’était impossible de quitter la route, que le soleil me brûlait le front, qu’il me faudrait une demi-heure pour arriver, et que, volupté plus précieuse, le sable allait envahir mes chaussures durant un espace indéterminé.

Ayant rendu grâce à la munificence de mes supérieurs, j’avisai un ouvrier, qui se reposait, appuyé sur sa bêche, et me contemplait d’un air narquois.

Sans doute il jouissait de mon étonnement, et voyait bien que je cherchais à me rendre compte de la transformation qui frappait mes regards.

« Mon brave, lui dis-je (un nom que lui donna mon orgueil, pour se dispenser de l’appeler monsieur), pourriez-vous m’expliquer comment il se fait qu’il y ait là des piquets, et ici du sable, lorsque le quatorze au soir…

— Il n’y avait ni l’un, ni l’autre. Je vais vous expliquer ça.

— Permettez-moi de m’asseoir sur cette poutre, qui, je l’espère, n’est pas là à demeure fixe.

— Non, monsieur. Monsieur, ces piquets sont là, d’abord, parce qu’on les y a plantés.

— La chose ne m’étonnerait pas. Et le sable s’y trouve parce qu’on l’y a semé. Mais…

— Voilà, monsieur. Ces terrains-là sont à la ville.

— Bien.

— La ville les a fait entourer d’une clôture.

— Très-bien.

— Parce qu’elle veut les vendre, pour qu’on y bâtisse des maisons.

— Admirablement.

— Vous comprenez ?

— Pardieu. Mais, mon ami (?), si ces terrains sont à la ville, à qui appartient le reste de la forêt ?

— À l’État.

— Le père ici est donc meilleur que la mère, et l’État moins mauvais maître que la ville ? »

L’ouvrier parut ne pas comprendre cette distinction.

« Sans doute, continuai-je, puisque le père ne nous défend pas de nous rouler sous ses futaies, tandis que la mère nous met à la porte de son appartement.

— Mais, monsieur, puisque la ville veut vendre…

— Mais, mon brave ami (??), je blâme cette intention. Une bonne mère doit son bien à ses enfants. Vendre, et vendre pour bâtir des maisons, c’est une faute inexcusable. En fût-il autrement, je me demande encore comment nos pas sur ce gazon l’empêcheraient d’en tirer un bon prix. Mais, Dieu me protège, je ne me trompe pas. Derrière cette haie, il y a des dames. Ce sont des privilégiées.

— Non, fit l’ouvrier ; je vais leur dire qu’elles se trompent. »

Ces dames étaient déjà convaincues de leur erreur. Elles regardèrent par-dessus la grille, et rebroussèrent chemin en grommelant.

« C’est que, voyez-vous, me dit l’ouvrier, on n’a fermé que trois côtés.

— Et ces dames ont pénétré par le quatrième. Savez-vous, mon ami, que voilà une idée lumineuse ?

— Laquelle ?

— Celle qui a produit cette clôture incomplète. Voyez-vous d’ici tous les grands propriétaires suivre cet énergique exemple ? Autrefois un homme qui voulait défendre sa terre contre les passants pillards, ne trouvait rien de mieux que de leur en interdire l’approche. Mieux valait prévenir que punir.

Aujourd’hui la ville change tout cela. Désormais on laissera un côté librement ouvert ; puis quand le malheureux, introduit par erreur, aura fait une lieue en avant, il sera contraint de refaire une lieue en arrière, sans détriment d’une troisième lieue au-dehors de la haie. Moi, plus cruel encore, je demande que le châtiment s’aggrave ; je veux qu’on place un garde à cette extrémité, et seulement à côté du garde l’écriteau qui conseille de ne point entrer dans l’enclos, bien entendu sous peine d’amende.

— Monsieur, fit mon ouvrier, il faut que je gagne mon pain. Vous comprenez…

— Que cela ne vous regarde nullement. Méditez néanmoins sur les bienfaits de notre père l’État, comparé à ceux de notre mère la Ville. La brouille se met au sein des meilleurs ménages ; n’allons pas trop loin, s’il est possible. Peut-être ces terrains sont-ils un cadeau du mari. Les petits cadeaux entretiennent…

— Les ouvriers, dit en riant mon homme, qui se remit à bêcher.

— Il y a plus de raison là-dedans, pensai-je, que dans tout ce que j’allais lui dire. — Avant de vous quitter, brave homme, et le sable ?

— Le sable ?

— Oui.

— Ah ! le sable… »

Il se gratta l’oreille.

« Il y est, dit-il…

— Parce qu’on l’y a semé. Merci. »

Je continuai ma route avec la lenteur d’un sage ; mais, au détour du chemin, je brisai lâchement un piquet.