Le tour du monde parisien/II/XVII

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J. Hetzel et Cie (p. 290-301).

XVII

où fritz continue son entretien avec le monsieur sérieux. — l’homme intègre. — de deux sortes d’impiété. — persécution d’une syllabe.


« Monsieur écrit ? demanda l’homme sérieux, en me jetant un regard farouche.

— Comme vous voyez. »

« J’ai fait, reprit-il, un travail de statistique très-curieux sur l’Hôtel des Invalides. J’ai consulté les demandes d’admission, faites à la suite de notre dernière guerre ; j’ai calculé le nombre des entrées durant les trois mois de mai, juin et juillet, et j’ai obtenu un résultat inconcevable.

— Parbleu ! dit Fritz, évidemment alléché par cet exorde, il me grille de le connaître.

— Figurez-vous, continua Jonathan, que sur trois cents blessés, deux cent cinquante environ ont un membre fracassé ; soit qu’une balle ait pénétré dans la jambe, soit qu’un éclat d’obus ait emporté le bras.

— C’est bien extraordinaire, dit Fritz ; mais, en y réfléchissant, cela prouve tout simplement…

— Qu’il y a une attraction singulière exercée par les membres sur le fer, reprit l’homme sérieux, attraction qui, je ne sais par quel motif, cesse aux environs de la poitrine. Mais je découvrirai ce motif, et peut-être suis-je sur la voie.

— Il me semble, murmura Fritz, que, les blessures à la poitrine étant généralement mortelles, il n’est pas étonnant que les vivants y soient moins sujets qu’aux autres. »

Jonathan le regarda avec dédain.

Puis, se tournant vers moi :

« Qu’en pense monsieur ? dit-il.

— Monsieur écrit, répondis-je, en mettant la dernière main à mon griffonnage, et étendant sur le papier le trait final. »

Alors, comme depuis quelques instants je lisais l’inquiétude peinte distinctement sur ses traits :

« C’est une fantaisie sans importance, lui dis-je, où il n’est question de rien de sérieux. »

Son front se rasséréna ; ce ne pouvait être son portrait.

Une autre particularité de l’homme grave, c’est qu’il a parfois assez de conscience de sa faible valeur, pour comprendre qu’il peut servir de thème à la raillerie. Il affecte de mépriser la satire ; mais j’ai remarqué qu’il la redoute tout spécialement, comme une atteinte à sa dignité. D’ailleurs le fond de son caractère est la légèreté, et bientôt il se réconcilie avec lui-même ; un mot suffit pour le convaincre qu’il n’y a point de plume assez hardie pour oser l’attaquer en public.

« Je ne me souviens pas d’avoir lu aucune de vos œuvres, dit-il.

— Celle-ci est à votre disposition, » répliquai-je poliment ; et je lui présentai la feuille, où je venais de crayonner un dialogue.

L’homme sérieux mit ses lunettes.

« À quel genre appartient ceci ?

— Vous dites ?…

— Je demande à quel genre appartient ceci.

— Il m’est pénible, monsieur, de vous apprendre une funeste nouvelle, dont à la vérité vous auriez eu le temps de vous consoler, si vous suiviez les journaux. Il y a quelque quarante ans que le mot genre est décédé.

— Et la chose ?

— Dans le siècle où nous vivons, mon cher monsieur, il n’y a que des mots et pas de choses. »

Jonathan me regarda, regarda le papier, haussa les épaules, regarda Fritz, et, reportant de nouveau ses yeux sur le papier, il lut :



L’HOMME INTÈGRE




(La scène se passe au-dessus des nuages.)

dieu le père, se promenant dans une allée du paradis.

Il est étrange de penser combien peu de gens viennent frapper à ma porte depuis un siècle ou deux. J’ai connu un temps (il y a quelques milliers d’années) où des peuples entiers m’appelaient, durant leur vie, dans leurs chants, dans leurs prières, dans leurs aspirations, et jusque dans leurs blasphèmes ; où chacun d’eux, suivant une voie différente, reconnaissait un même terme à son vagabondage ; où toute minute m’était consacrée ; où nulle heure ne s’écoulait sans enfanter quelque grande vertu, quelque grand crime, une noble action, un vice monstrueux, exhalations de l’éternelle âme humaine vers l’infini de son Créateur. Dans ce temps, la mort, pourvoyeuse infatigable, amenait à mon seuil toutes ces émanations terrestres, et je les repoussais avec colère, parce que mon Christ n’était pas né. Après le crucifiement de mon fils, j’ai vu une autre époque ; la foi avait transfiguré l’homme ; elle l’emportait, non plus cette fois dans les plaines sans limites, où les sphinx de granit ruminent une énigme sans mot, mais au delà des sommets du Thabor, éclairé par ce soleil, plus pur que la vertu de Socrate, plus réel que le Jéhovah de Moïse, et qui portait un nom mortel, Jésus le charpentier. Cet âge me procura bien des visites, et mon paradis s’ouvrit devant elles. Le sang de mon fils avait régénéré ma création, je me reposai. Qui eût pu croire que le Verbe du Très-Haut n’eût pas suffi à remplir de sa présence les courts instants que ma bonté consacre à la vie de cette planète qui râle déjà son agonie ; et cependant je ne sais ce qui se passe sur la terre, il est étrange de penser combien peu de gens viennent frapper à ma porte depuis un siècle ou deux. (Bruit de voix au dehors.)

Je suis sûr que voilà deux de mes saints qui se querellent ; depuis qu’ils ne redoutent plus l’enfer, ils ont oublié leur catéchisme, et, pour réparer les instants perdus, ne cherchent qu’à me contrarier. Mais que je me pardonne à moi-même, si je ne reconnais pas la voix de saint Pierre.

saint pierre.

Monseigneur, ce sont deux âmes, qui se disputent l’entrée du paradis.

dieu le père.

La porte n’est-elle pas assez large pour les recevoir toutes les deux ?

saint pierre.

Seigneur, je crois que la meilleure d’entre elles ne voudrait pas de votre gloire, s’il lui fallait la partager avec l’autre.

dieu le père.

Tant de fiel entre-t-il aujourd’hui dans la composition de l’homme ! Quelles sont ces deux âmes ? Je veux le savoir. Se sont-elles donc connues sur la terre ?

saint pierre.

D’après ce que j’ai pu saisir de leur conversation, jamais il n’y eut rien de commun entre elles.

dieu le père.

Et cependant elles s’injurient ?

saint pierre.

Si vous aviez vécu comme moi dans le monde, vous sauriez, Monseigneur, qu’il n’est pas nécessaire de s’y connaître pour s’y haïr.

dieu le père.

Je crois que j’ai eu tort de me reposer le septième jour, et que mon œuvre n’était pas achevée. Mais écoutons ces gens-là.

première âme.

Tu me demandes ce que je fus, et quel droit j’atteste pour prendre ta place auprès du bon Dieu ; je vais te le dire. Je fus un homme intègre. Longtemps soldat, je tuai pour le compte de mon général, et j’obtins la croix d’honneur et des grades. Jamais je n’eus une pensée en dehors de mon service ; j’eus pour Évangile ma consigne, et pour religion la loi. Je n’assassinai jamais personne, que devant quatre témoins ; je ne pris de force aucune femme, si ce n’est la mienne. Jamais je n’ai soustrait une obole à la bourse de mon frère ; ayant atteint les emplois supérieurs, je fus mis par l’État à la tête des finances de l’armée. J’eus mille fois l’occasion de m’enrichir ; je mourus pauvre. Toi, au contraire, vil commerçant, qui n’eus pendant ta vie qu’une passion, celle de l’or, qu’un projet, celui de gagner des millions, qu’une crainte, celle de les perdre, voleur impudent qui exploitas le genre humain, à l’abri de ta connaissance des affaires, que viens-tu lutter avec moi pour mon fauteuil dans ce jardin ? Retire-toi plutôt, et va dans les lieux bas rejoindre les juifs et les usuriers, tes complices. Amant de la fortune, place à l’amant de la gloire.

seconde âme.

Les actes se jugent par leurs résultats. Il est vrai, je me suis livré au commerce, et, tandis que tu égorgeais pacifiquement, pacifiquement aussi je trompais mon prochain. J’ai respecté mon livre, comme toi ta consigne, et la loi humaine fut aussi mon Christ, J’ai pris les biens, toi les vies. S’il était quelque mal en tout cela, il pèserait plus sur ta tête que sur la mienne. Tu n’as jamais pensé ; je n’ai nourri aucune idée. Esclave, tu as pu servir à rendre tes concitoyens esclaves ; homme d’affaires, j’ai pu embrouiller celles d’autrui ; j’ai pu aussi contribuer à l’élévation de la richesse publique. Qu’as-tu laissé après toi ? Des pays rendus stériles par Le pied de ton cheval, des peuples opprimés, des souvenirs cruels, le désespoir des mères, et des cadavres qui ne revivront pas ; l’État que tu n’as pas pillé ne t’en conservera aucune gratitude, et voilà que tes enfants, ruinés, réduits à la dernière misère, ont chargé ton nom de leurs malédictions, en demandant l’aumône à mes neveux. La gloire de l’homme intègre, ce sont les imprécations de ses fils. Pour moi, j’ai vécu, et ma mémoire, chargée de bénédictions, monte comme un parfum plus haut, toujours plus haut dans l’espace. Les miens, à qui j’ai laissé la fortune, en seront plus purs et plus heureux ; plus purs, ils prieront pour moi ; plus heureux, ils seront bons, et le bien d’un grand nombre d’hommes sortira du mal léger que je me suis permis. Vaut-il mieux que le bien jaillisse du mal ? Vaut-il mieux, comme tu l’as cru, que le mal jaillisse du bien ?

dieu le père.

Cet homme soulève une question complexe ; et je serais moi-même embarrassé d’y répondre. À ton avis, Pierre, que dois-je décider touchant ces deux âmes ?

saint pierre.

Si vous m’en croyez, Seigneur, vous les jetterez ensemble à la porte. Elles ne m’ont pas l’air d’avoir beaucoup réfléchi ni l’une ni l’autre ; et je crois qu’en cet instant même elles ne savent pas bien ce qu’elles ont voulu.

dieu le père.

C’est pour cela que je leur pardonne. Il faut te souvenir que tu m’as renié trois fois, Pierre, et que je t’ai reçu dans ma grâce, Et peut-être étais-tu plus coupable que ces gens-là : toujours est-il que tu savais ce que tu faisais.

saint pierre.

Seigneur, je vous assure qu’ils ne veulent pas franchir le seuil tous les deux.

dieu le père.

Fais-les entrer de force. Il est singulier qu’en ce siècle où ils vivent, chacun, au lieu de chercher son propre bien, ne poursuive que la ruine de son frère. Fais-les entrer de force, saint Pierre.

(Exeunt.)

Fritz loua démesurément le bon Dieu ; quant à l’homme sérieux, il ploya soigneusement le papier, et me le rendit en silence. Il avait très-mal lu : les hommes sérieux lisent très-mal.

Mon regard l’interrogea ; il retira ses lunettes.

« Il m’est pénible d’avouer, dit-il…

— Que cette œuvre, interrompis-je, est blasphématoire et impie. Je lis cette pensée dans vos yeux. Et qu’est-ce que l’impiété, s’il vous plaît ? »

Il ne me répondit pas.

« Je crois, dis-je, qu’il y a deux sortes d’impiété, celle de l’hypocrite, celle de l’homme franc. La première est la plus généralement répandue ; elle inspire nos gazettes et nos théâtres. Les unes poursuivent la ruine des ministres du ciel, tout en déclarant leur existence nécessaire au repos de l’humanité ; ouvriers corrompus, nous voyons leurs rédacteurs traîner des chariots de granit, de marbre et de porphyre, et, criant à l’univers qu’ils travaillent à rebâtir l’édifice, démolir d’une pioche honteuse ce qui reste du sanctuaire mutilé. Les autres mettent la moralité dans la bouche des courtisanes, et ne songent pas que la vertu et le devoir, exaltés en phrases pompeuses, nous paraissent ainsi comme un clinquant menteur, au travers duquel nous voyons s’agiter des formes nues sur des tapis souillés. Le boudoir d’une impudique est un étrange lieu pour un prêche. En vain nos auteurs y sonnent l’heure de la prière : leurs cloches sont fêlées, et depuis longtemps Gargantua s’est fait une boucle d’oreille du véritable tocsin. Peut-être ces gens-là ont-ils de bonnes intentions ; leur conduite n’en est pas moins entachée des marques de l’impiété hypocrite. Oublier Dieu, c’est bâtir sur le sable, et mieux vaudrait ne pas bâtir du tout.

« L’impiété de l’homme franc, c’est le sourire du poète, c’est l’étude philosophique et sincère, c’est le scepticisme du débauché, c’est le désespoir du malheureux. Toutes ces impiétés-là sont les leçons de l’humanité. Tandis que les hypocrites se glissent doucement au cœur de la terre pour y boire sa dernière goutte de sang, le blasphème, ivre et franc, ouvre sa bouche avide sous la mamelle desséchée de la grande nourrice. D’un côté, c’est Lucifer qui aspire au ciel ; de l’autre, c’est le démon qui prouve l’existence de Dieu. Les impiétés loyales sont une rosée sanglante, qui se résout en vapeur, et que demain l’Être suprême transformera en pluie rafraîchissante. Dieu ne hait que ceux qui pèchent contre l’esprit.

« D’une façon ou de l’autre, nous sommes tous impies. Ne l’êtes-vous point comme moi ? Comment l’êtes-vous donc ?

— Tempête et sang ! dit Fritz, qu’en voilà long sur ce sujet ! »

Nous déposâmes notre compagnon aux environs du Champ-de-Mars. La nuit était tombée tout à fait. L’esplanade immense s’allongeait comme une bière recouverte de son linceul ; au fond, l’École-Militaire, ayant allumé tous ses flambeaux, semblait une lampe funéraire à la tête du gigantesque cadavre. De rares passants formaient des taches noires sur l’avenue. Quelques petites filles chantaient en rond autour du premier banc.

Elles chantaient à tue-tête ce refrain bien connu :


     « Vive le carnaval :
« C’est le moment de la folie !
     « Vive le carnaval :
« C’est le moment d’aller au bal ! »

Puis elles disaient et répétaient :

« Mesdemoiselles, entrez en danse :
« Ça ne coûte rien pour y entrer ;
« Mais pour sortir-re de cette danse,
« Tous les messieurs vous embrasserez.

Et toujours retentissaient à mes oreilles ces mots :

« Mais pour sortir-re de cette danse… sortir-re de cette danse… »

Nous nous rembarquâmes.

Il faut que ces étranges petites filles aient été ensorcelées, et que ce vers pitoyable soit venu sur leurs lèvres plus souvent que ses confrères de la chanson. Je n’entendais que celui-là. Même au milieu de la Seine, même à deux cents coups d’avirons de l’endroit fatal, ces mots affreux venaient me chercher, suivis de l’air horrible qui les accompagne : Sortir-re de cette danse ; sortir-re de cette danse.

Quelle nécessité y a-t-il, lorsqu’un mot vous choque dans un chœur, que ce soit cet unique mot que vous reteniez, et qu’il bourdonne obstinément dans votre oreille ? Quelle loi force les cordes de votre cerveau à vibrer continuellement sous l’étreinte d’un chant qui vous déplaît ? Pourquoi le son faux est-il le plus caressé ? pourquoi la parole hideuse est-elle la plus prompte à se faire entendre, la dernière à quitter le souvenir ?

Et pourquoi diable ces petites filles disaient-elles : sortir-re.

En vérité, je vous le demande, leur eût-il coûté davantage de retrancher cette syllabe usurpatrice, de chanter en Parisien, et de laisser mes nerfs reposer, ma mémoire fuir leur ronde, et le hasard m’amener une distraction nouvelle ?

Mais non ; c’était écrit. Et je me couchais vainement au fond du bateau, et j’écoutais vainement le passage des eaux, et j’essayais de parler à Fritz, qui me répondait ; et puisque la pensée ne suffisait plus à écarter le cauchemar, je m’étourdissais du son de ma voix.

Bah ! je ne gagnais qu’une minute ; et, dès que le silence régnait, le démon voltigeait en raillant.

Non ! non ! non !… Ma tête se remplissait et mes jambes se trémoussaient. Et, chose incroyable, j’ouvrais moi-même la bouche pour chanter bas, moins bas, plus haut :


« Mais pour sortir-re de cette danse. »

Et je n’oubliais pas le re, je vous assure.

« Abordons, dis-je à Fritz ; j’en deviendrais fou. »