Le tour du monde parisien/II/XVI

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XVI

rencontre du monsieur sérieux. — physiologie. — sur la nécessité de laisser mûrir les idées.


J’en étais là, et il ne m’eût pas semblé extraordinaire que le sommeil gagnât mes paupières, quand mon assoupissement céda à un grand cri, accompagné de l’explosion subite de mon camarade Fritz, lequel bondit, comme piqué de la tarentule, et parut exécuter avec grand soin dans le canot le pas fantastique de la Closerie des Lilas ; on eût dit que le plancher de la barque s’était transformé en fer rouge, et Fritz eût excité toute ma pitié, si le sourire qui entr’ouvrait de côté sa bouche narquoise n’eût été pour moi la preuve de sa profonde allégresse. Impossible de croire que cette contraction fut produite par la torture : je dus chercher une autre supposition pour expliquer cet accès inattendu ; et, l’insensé ne répondant à aucune de mes interjections, je tournai les yeux vers le côté qui semblait attirer toute son attention et exciter plus spécialement ses transports.

Un monsieur, penché sur le bord de la frégate, braquait une longue-vue sur notre frêle embarcation.

Quelle était l’intention de ce monsieur ?

Allait-il, en sa qualité de capitaine d’un bâtiment supérieur au nôtre, nous héler, en nous priant de décliner nos prénoms et qualités ? Était-ce un pirate qui nous considérait comme de bonne prise ?

Je regardai tout autour de moi, et je vis que notre lest consistait en un paquet de cigares, échappé de la redingote de Fritz, tandis que ce malheureux poursuivait sa sarabande.

Les cigares n’étaient pas même de contrebande et n’avaient rien qui pût tenter l’avarice.

Je respirai.

D’ailleurs l’allégresse de Fritz ne m’était pas encore expliquée, et je crus un instant que sa folie avait pour cause la fascination exercée par l’œil de ce monsieur.

L’oiseau bondit sous le regard fixe du faucon.

Mais je réfléchis que les faucons négligent d’ordinaire les longues-vues, qui affaibliraient leur influence : il est difficile de se fier à la puissance magnétique des lunettes.

Ce monsieur pouvait être Satan ; mais quel rapport le vertueux Fritz avait-il avec l’esprit du mal ?

Et il fallait bien qu’il y eût un rapport entre eux, puisque soudain la barque, qui avait dépassé la frégate, tourna sur elle-même, et se rapprocha convulsivement de cette dernière.

Je me repris à l’idée de fascination.

Tout à coup nous nous arrêtâmes. Le monsieur était au-dessus de nous ; la longue-vue se détacha, et je reconnus…

Le monsieur sérieux de l’Hôtel-Dieu.

Solennellement il fit rentrer l’une dans l’autre les différentes parties de sa lunette ; solennellement il se détourna, appela, fit tendre une échelle de cordes ; les basques de son habit solennellement relevées, il descendit plus solennellement encore, et se trouva dans notre canot.

« Vous ici ?… par quel hasard ?

— Ce n’est pas le hasard, dit-il ; c’est l’eau de mer. J’ai été chargé d’analyser ce produit factice, afin d’être sûr que nos malades puissent s’étendre dans son sein sans crainte d’accident. J’appelle cela produit factice, continua-t-il en s’asseyant, non que rien me porte à croire qu’il y ait falsification de l’Océan ; mais parce que rien non plus ne me prouve le contraire. Dans le doute, j’ai jugé que le bain ne ferait aucun mal à certaines maladies, telles que la gibbosité ou le goitre ; mais, désirant n’être dupe de personne, je crains d’affirmer que cette eau de mer soit véritablement l’eau de la Manche ou de l’Océan.

L’homme sérieux est un type qu’il appartenait à notre siècle de produire. C’est un caractère essentiellement nouveau ; une plante qu’ont fait germer les cinquante premières années de cet âge, et qui aujourd’hui pousse des branches touffues, fait éclore des fleurs, et déjà porterait des fruits si l’arbre était susceptible d’en porter.

L’homme sérieux, vous l’avez vu, vous l’avez certainement rencontré hier ; inévitablement vous aurez sa visite demain. Il est tout de noir habillé, comme le page de feu Marlborough ; très-souvent sa main droite est posée dans son gilet d’une façon napoléonienne ; son chapeau brille par l’élégance de la sole : quant au reste du costume, il peut être râpé sans altérer en rien la dignité du brave homme. Son nez est parfois ombragé de lunettes ; ne vous y fiez pas cependant. Depuis que les dandys ont adopté la mode du lorgnon, l’homme sérieux a renoncé aux bésicles, comme trop cavalières. Il marche lentement, l’œil profond, le front plissé : à force de joindre les sourcils, il est parvenu à s’imprimer quelques rides, où le vulgaire voit la pensée ; pour lui, devenu sa propre dupe, il croit réellement penser à quelque chose, et, son attitude se ressentant de cette préoccupation constante, il prend peu à peu le ton, l’air et la démarche de ces hommes

… dont le front porte tout un Dieu.

L’homme sérieux parle peu ou beaucoup, selon les occasions. S’il parle peu, il est admirable ; mais, s’il parle beaucoup, il devient sublime. Dans le premier cas, c’est un homme qui songe, qui observe, qui étudie, qui rêve. Dans le second, c’est le conducteur du monde qui laisse échapper ses chevaux dans l’espace : chaque parole qu’il prononce est le reflet de ses puissantes réflexions ; elle est recueillie avec religion, enchâssée dans l’or comme une perle, et ses admirateurs s’en vont, la colportant partout, comme ils feraient du portrait d’une belle maîtresse.

L’homme sérieux a toujours des admirateurs ; il fait à ses amis l’effet d’un homme dédaigneux sur les femmes d’un bal. Toutes ces fées, ravissantes de grâce et entourées d’hommages, ont fini par faire d’elles-mêmes des divinités ; et, comme les divinités, elles ne descendent sur la terre que lorsqu’on ne les invoque pas. Leurs flatteurs les ennuient ; mais leur curiosité s’éveille devant les hommes qui passent sans les regarder ; les cœurs de ceux-là sont des abîmes inexplorés ; et les femmes aiment les abîmes… non dico pour s’y plonger, mais peut-être pour frissonner en y jetant les yeux, et se reculer dans la réalité, cet abri, dont on ne goûte vraiment les charmes qu’après des dangers surmontés.

Ainsi de notre homme et de ses admirateurs. Bien fort est celui qui, convaincu de sa propre supériorité, sait se forger un dehors ad hoc, et faire sortir l’idée de son pouvoir par tous les pores de son individualité. Le public est généralement naïf ; et, quoi qu’on fasse, le charlatan sera toujours plus écouté que le médecin.

Aujourd’hui que les idées politiques ont révolutionné le monde, lorsque chacun roule en son cerveau des théories plus ou moins bien fondées pour le bonheur de l’humanité, l’espèce que je décris s’est répandue dans Paris comme une fourmilière autour d’un chêne. Comme une fourmilière aussi, elle ronge l’arbre qui lui sert d’asile, et qui peut-être un jour l’écrasera dans sa chute.

Il y a bientôt un siècle, le scepticisme avait gagné tous les cœurs ; nul ne croyait plus à rien. Les ouvriers de la démolition préparaient leur œuvre infernale ; la société allait tomber.

Longtemps encore après le coup fatal, qui avait détruit tant d’illusions, au milieu des débris de toutes les fois, qu’aucune foi n’avait remplacées, le doute et le désespoir envahissaient les nobles âmes. Byron chantait ; Chateaubriand rêvait ; l’un à peu près athée, l’autre chrétien, mais tous deux désespérant de l’avenir.

Or voici que de nouvelles écoles philosophiques se sont levées ; le mot croyance a été prononcé ; les artisans de la reconstruction ont levé la tête et préparé leurs outils ; puis, comme le naufragé saisit une planche du navire englouti, l’humanité s’est précipitée avec frénésie sur cette foi au progrès, son dernier moyen de salut.

Toute médaille a son revers ; tout bonheur sa souffrance ; toute chose humaine son ridicule. Aux côtés de l’honnête homme, le fripon ; derrière le juste, l’hypocrite ; auprès du sage, l’ambitieux. Les rois n’étaient-ils pas jadis suivis de leurs bouffons dans les cérémonies les plus saintes ? Effrayante image des réalités terrestres. Aujourd’hui les rois vont seuls ; mais dans le cortège d’un héros de la pensée que de Triboulets difformes, que de caricatures imbéciles !

Nous l’avons dit, chacun veut apporter sa pierre aux fondements du palais. C’est bien. Mais que les faibles dont le bras ne peut remuer qu’un caillou n’essaient pas d’apporter un rocher. Qu’ils laissent aux forts les travaux. Leur présence n’est qu’un embarras pour les travailleurs ; et, s’ils ne sont point assez sages pour se retirer volontairement, l’édifice sera long à terminer, car l’office des sergents de ville ne s’étend pas jusqu’à les chasser.

Cette manie d’action est une des plaies les plus profondes de notre âge. Il faudrait le crayon de Juvénal pour la stigmatiser. Si nous faisions une étude philosophique, le sujet nous conduirait trop loin ; souvenons-nous à temps de l’inefficacité de notre voix, et prenons nous-même le conseil que nous donnons aux faibles.

Je reviens à mes gens sérieux, que je n’ai pas d’ailleurs quittés. Ce sont eux qui forment à cette heure la procession de médiocrités, toujours à la quête d’un grand homme, et cherchent à poser leur piètre chaussure dans les vestiges de ses pas. Quand le grand empereur régnait, chacun était soldat ; quand Victor Hugo chantait, chacun était poète ; aujourd’hui Napoléon III nous gouverne, et partout s’élèvent des myriades de petits politiques, qui grouillent autour du char impérial, dans l’espoir d’influencer sa marche. Ô La Fontaine, que n’es-tu là pour nous dire encore une fois ta charmante fable, où la mouche glorieuse s’acharne à bourdonner autour des chevaux, et s’écrie, le coche arraché au bourbier :

« Respirons maintenant…,
« J’ai tant fait que nos gens sont enfin dans la plaine. »

Mais, grand homme, ils ne t’écouteraient pas. Ils feraient comme font les auditeurs de tous les prêches, dont chacun rejette la morale sur son voisin, et cligne de l’œil en le regardant. Ils n’en continueraient pas moins de suivre leur petit sentier qu’ils prennent pour la grande route ; ils ne s’en poseraient pas moins le nez aux étoiles et la tête de trois quarts ; ils n’en mépriseraient pas moins profondément le profanum vulgus, dans lequel nous tous, mes amis, qui châtions les mœurs à force de rire, nous jouons le rôle d’écoliers ignorants et indisciplinés.

Grands hommes que tous ces gens-là. En général, ils ne respectent rien qu’eux-mêmes, et les créateurs du système auquel ils appartiennent. Ne leur parlez pas des héros et des philosophes, dont les eaux leur sont inconnues : ils ressemblent au paysan qui nie la mer, parce qu’il ne l’a jamais vue.

Tout ce qui est intelligible leur déplait : ils ont le vague pour ciel, le pathos pour enveloppe, et la terre où ils marchent est semblable au caméléon, dont on ne peut définir la couleur.

J’en ai connu un qui, m’ayant lu des vers de sa composition, me demanda avec une cynique franchise si j’en comprenais un seul mot. Pour le flatter, je crus devoir pencher vers l’affirmative. Il brûla son œuvre devant moi.

Celui-là était loyal : généralement ses confrères nient leur ardeur pour le néant imagé ; ils ne sauraient appeler les choses par leur nom ; mais ils assurent que le vrai nom des choses est celui qu’ils leur donnent ; ils délaient leur pensée dans des mares de paroles bourbeuses, mais ils déclarent qu’il leur faut autant de mots pour l’exprimer. S’ils sont forcés de convenir que le cerveau se briserait à tenter l’explication de leurs chefs-d’œuvre, ils n’en conçoivent qu’une plus superbe fierté ; convaincus de dominer l’humanité, ils ne s’aperçoivent pas que l’humanité les domine ; ils ont raison de se croire bien loin d’elle, mais ils croient être montés aux nuages, quand ils ont tout bonnement dégringolé dans un trou.

Ces hommes-là fondent des journaux. N’ont-ils pas en main la puissance, puisqu’ils ont l’admiration ? Le curé de campagne, qui prêche en latin ses paroissiens, reçoit des suffrages et des louanges semblables. Ils n’admettent à leur cour que leurs propres serviteurs, des gens qu’ils paient pour poser le clinquant sur le vide, pour faire chatoyer aux yeux du public ébloui des bouts de papier dorés, pour mettre le feu à l’artifice, afin que les gerbes d’étincelles qui s’en détacheront dérobent par l’éblouissement la vue des charpentes grossières. C’est là ce qu’ils appellent se poser.

Si vous saviez quel est le dédain de l’homme sérieux pour tout ce qui est poésie, art, littérature proprement dite, rêves de cœur ou sentiments exquis. Il n’existe guère devant eux que deux ou trois hommes dont ils respectent le génie ; encore ces hommes sont-ils morts ou bien près d’être enterrés. Ils acceptent ceux qu’a sacrés l’enthousiasme universel ; ils ne les comprennent pas ; mais, faute de les admirer, ne passeraient-ils pas eux-mêmes pour des sots ? Et voilà ce qu’ils craignent par-dessus tout. Ces gens-là eussent repoussé Voltaire : la clarté de son style, ils l’eussent appelée impuissance ; ce rire sarcastique, sous lequel se cachent tant de pensées profondes, ils l’eussent traité de légèreté.

Un écrivain contemporain, qu’il est parfaitement permis de ne pas aimer, mais dont nul ne saurait contester l’esprit, l’auteur de Tolla, ne se lavera jamais à leurs yeux de ses premiers exploits au Figaro.

Est-ce donc que je veuille défendre le petit journal ? À Dieu ne plaise. Je le préfère cependant aux organes sérieux de la médiocrité. Il est sot, absurde, si vous voulez, mais il vient à vous sans prétention ; il ne vous trompe pas.

Hommes du progrès et de l’avenir, seigneurs à la bouche pincée, géants de vanité et de sottise, souvenez-vous que votre galimatias a de tout temps été méprisé de la vraie grandeur. Ouvrez l’histoire, et vous y lirez votre condamnation.

Rabelais riait.

Molière riait.

Voltaire riait.

Plus récemment Byron et Musset, Sterne et Balzac ne riaient-ils pas ?

Vous, vous êtes, quoi que vous en disiez, les successeurs des pédagogues disparus.

Que de fécondité dans ces rires !

Que d’ignorante présomption dans les rides de votre front !

L’homme sérieux s’était donc assis.

Comme j’avais un crayon, et que je griffonnais dans mon coin :

« Monsieur écrit ? dit-il.

— Comme vous voyez. »

« Jonathan, veux-tu un cigare ? cria Fritz.

— Le métier de l’écrivain est un noble métier, dit Jonathan. Je voudrais être écrivain. Quoi de plus agréable que d’avoir un papier blanc devant soi, de sentir que ce papier est blanc, et que bientôt vous allez le noircir ? Lorsque mes loisirs me permettront de prendre la plume, peut-être aurai-je plus d’une idée à émettre ; je crains seulement que l’époque ne me permette pas d’affronter de sitôt la lumière de la publicité. Mes œuvres ne pourraient paraître au grand jour. J’y mettrais trop d’énergie, je ne saurais prendre ces atermoiements, qui sont le sentier des âmes faibles ; il me faut une route large et tracée, où la vérité marche sans encombre, dépouillée, nue…

— Cela serait gentil, dit Fritz.

— La vérité n’est pas belle, exclama l’homme sérieux ; ses attraits n’ont rien qui séduise.

— Alors habillez-la, dit Fritz.

— Pardon, monsieur, interrompis-je ; pourriez-vous m’expliquer pourquoi notre ami bondissait, comme madame Saqui, il y a trois minutes et demie ?

— Il y a trois minutes et demie, dit Jonathan, j’étais à bord de ma frégate.

— Je le sais, monsieur ; et je pense que vous avez pu saisir avec quelle grâce et quelle souplesse Fritz exécutait le pas délirant dont je vous parle.

— Parfaitement.

— Eh bien ?

— Je n’y ai rien compris du tout. Quand j’écrirai, j’aurai laissé mûrir mes idées, je ne suis pas de ceux qui s’élancent,

jeunes et sans expérience, dans l’ardente mêlée des esprits ; je veux apporter à la lutte une âme trempée dans la science, comme une épée bien fourbie ; je veux que mon journal…

— Tu fonderas un journal, dit Fritz.

— Je veux que mon journal soit nourri…

— Bravo, dit encore Fritz ; et ses rédacteurs aussi ?

— De pensées…

— Et de style ?

— Qui le nie ? point de ces courtes phrases, que le cerveau étroit et poussif de nos hommes de lettres a peine à parcourir du sujet à l’attribut ; revenons à la période de Bossuet.

— Et du père V***, pensai-je.

— Et sachons enfin tracer une ligne de démarcation entre la haute philosophie, la profonde politique et les faiseurs de couplets et de chansons qu’on appelle les poètes.

— Pardon, monsieur, interrompis-je ; pourriez-vous me dire quel est ce dôme que j’aperçois là-bas ?

— Je l’ignore, » dit-il.

Fritz partit d’un éclat de rire.

« Comment, Jonathan, tu ignores que ce dôme est celui des Invalides ?

— Oh ! mon Dieu, dis-je, monsieur aura cru que je lui parlais littérature. »