Le trésor de Bigot/IX

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Édouard Garand (p. 30-ill).

X

À SOROSTO, CHEZ LE PÈRE LATULIPPE


Sorosto est une humble bourgade ignorée de la majorité des Canadiens-Français.

Sise à un mille et demi de Lévis, sur un vallon qui domine la plaine environnante, Sorosto compte cent habitants peut-être. La ville de Lévis n’existait pas encore que la petite bourgade avait été fondée depuis plusieurs années déjà. Ses pieux habitants allaient alors à la messe à St-Joseph de Lévis. On dit même que Monseigneur Déziel, fondateur de la nouvelle paroisse de Notre-Dame de Lévis, dut faire plusieurs voyages à Sorosto pour convaincre les habitants de venir désormais à la messe dans son église puisque Sorosto avait été annexé à Lévis pour fins religieuses. Les bons cultivateurs de la bourgade se faisaient tirer l’oreille pour changer de paroisse. Ils étaient si attachés à Saint-Joseph !

Madeleine racontait tout cela à Jules l’après-midi du même jour pendant qu’ils filaient à une vitesse moyenne sur la route Lévis-Jackman.

Comme ils montaient la côte dite « Aux Couture », parce qu’elle était bordée de maisons propriétés de cultivateurs du nom de Couture, la jeune fille continua la conversation interrompue :

— Sorosto devrait être célèbre, dit-elle, car plusieurs Canadiens-Français illustres y ont vu le jour. Aussi les habitants se montrent-ils très orgueilleux des hommes qu’ils ont donnés à la religion et à la patrie. Si vous voulez entrer dans leurs bonnes grâces, engagez la conversation sur ce sujet. Ils vous trouveront le plus gentil des hommes et déploieront une verve intarissable. Monsieur Bourget, l’illustre évêque de Montréal, est venu au monde dans une des plus humbles maisons de Sorosto. Le cardinal Bégin, a vu le jour dans la même bourgade. Le vicaire apostolique de Hearst, Monseigneur Joseph Hallé, est le fils d’un brave cultivateur de Sorosto.

— Monseigneur Hallé ! s’écria Jules, mais je le connais bien. Il était directeur des élèves alors que je tentais vainement de comprendre la langue grecque au collège de Lévis. Mais j’ignorais qu’il fût né à Sorosto.

Madeleine continua :

— Le père Latulippe que nous allons voir…

—… Que nous allons interviewer, comme disent les reporters, interrompit le détective.

— Le père Latulippe m’a relaté les origines de Sorosto. Elles ne manquent pas de romanesque.

— Racontez, mademoiselle Madeleine, vous m’intéressez.

— Le grand-père du cardinal Bégin, dit cette légende, était alors un jeune homme de dix-huit ans. Son père, cultivateur, demeurait à St-Joseph de Lévis. Le jeune Jean-Baptiste Bégin était en amour avec une jeune fille du vosinage. Mais comme il n’était pas encore établi sur une terre, à son compte, son père refusait de le laisser marier. « Va ouvrir une terre en bois debout dans les environs », dit-il à son fils, « et quand ta maison sera construite, tu y amèneras ta femme ». Un beau matin, le jeune Jean-Baptiste partit à travers bois. Il choisit le vallon où est situé aujourd’hui Sorosto, et qui se trouvait alors une forêt vierge. À cet endroit, il bâtit un camp de bois rond et commença à défricher sa nouvelle terre. L’année suivante, il se mariait avec sa blonde. Le jour de leurs noces, la nouvelle mariée demanda à son époux de quel nom il baptiserait la place où ils allaient demeurer. Le jeune Jean-Baptiste réfléchit quelques instants et s’écria : « Je la baptise "Sorouest-Haut" parce qu’elle est au sorouest de St-Joseph de Lévis et située sur un plateau élevé ». Peu à peu l’usage transforma le nom de « Sorouest-Haut » en celui de Sorosto.

— C’est une toute gentille légende que cette histoire d’amour et de défrichement par un bon gars fort de notre race, fit le détective.

— N’allez pas dire aux gens de Sorosto que c’est une légende. Ils vous verraient d’un mauvais œil ; car, selon le père Latulippe, c’est de l’histoire au même titre que la fondation de Québec par Samuel de Champlain.

L’automobile venait de quitter la route nationale pour s’engager dans un chemin étroit conduisant chez le père Latulippe.

Ils passèrent devant la maison d’école de la bourgade, déserte à cette saison des vacances.

La demeure où restait le père Latulippe était une vieille maison trapue comme nos ancêtres en faisaient en se servant de gros cailloux trouvés dans leurs champs et de mortier.

— C’est ici, observa Madeleine, qu’est né Monseigneur Bourget.

Le détective et la jeune fille entrèrent alors dans la maison. Une lourde paysanne, fille du père Latulippe, vint à leur rencontre. Sur ses traits, se lisait la plus grande perturbation ; si bien que Madeleine ne put s’empêcher de lui demander :

— Mais qu’y a-t-il, chère Madame Bégin ?

— Oh ! je ne sais si mes inquiétudes sont vaines, répondit la paysanne ; mais je crains qu’il ne soit arrivé malheur à mon père.

Le détective eut un mouvement de surprise et prêta une oreille plus attentive encore.

— Où est donc le père Latulippe ? questionna la jeune fille que l’anxiété gagnait.

La paysanne se recueillit, puis :

— Laissez-moi vous raconter tout, dit-elle, en commençant par le commencement : Nous venions de nous mettre à table pour dîner, mon père, mon mari, moi, et les enfants, quand j’entendis frapper à la porte. J’allai ouvrir. Deux hommes entrèrent. « Est-ce que monsieur Latulippe est ici ? » questionna l’un d’eux. — « Oui », répondis-je. Je fis alors venir mon père. Les deux inconnus lui expliquèrent qu’ils étaient reporters dans un journal de Québec et qu’ils voulaient visiter et photographier la maison où était né le cardinal Bégin afin d’en faire un article illustré pour leur journal. Comme ils ignoraient où se trouvait cette maison, ils demandèrent à mon père de les conduire. Celui-ci s’empressa d’accepter, car il ne perd jamais une occasion de jaser des choses du passé ; et c’en était une splendide. Ils partirent tous trois et disparurent dans le petit bois qu’il faut traverser pour se rendre à la maison où est né le cardinal. Une heure, deux heures se passèrent, et mon père n’était pas encore de retour. J’envoyai un de mes enfants à la maison qu’ils devaient visiter. Il revint et me dit que personne n’était venu à cette maison au cours de la journée et qu’on n’avait même pas aperçu l’ombre de mon père. Mon inquiétude devint de l’anxiété. Je courus au petit bois dont je fouillai tous les recoins. Personne ! Je me rendis à la demeure des Potvin, sur le bord de la route nationale. Madame Potvin me dit qu’elle avait vu une automobile arrêtée près de là. Il n’y avait personne dans la voiture. Quelque temps après, elle a regardé à la fenêtre. L’automobile avait disparu. Depuis lors, je suis plongée dans la plus mortelle inquiétude. Où est mon père ? Je ne lui connais pas un seul ennemi. Qui donc pourrait en vouloir à un vieillard de 101 ans qui n’a jamais fait de mal à personne ? D’ailleurs, il n’avait pas un sou sur lui quand il a quitté la maison.

Le détective se fit alors indiquer l’endroit où se trouvait le petit bois. Puis il partit. Madeleine voulut l’accompagner ; mais il lui dit que c’était inutile et que d’ailleurs il aimait mieux être seul.

Jules se rendit d’abord à la maison des Potvin. La paysanne le reçut avec un brin de méfiance. La visite de sa voisine l’avait mise sur ses gardes.

Cependant elle ne se refusa pas à lui indiquer l’endroit exact où se trouvait l’automobile sur la route. Quand Jules lui eut montré son insigne de détective, elle le couvrit d’un véritable déluge de questions auxquelles il ne répondit point, prenant congé de la paysanne.

Jules Laroche essaya alors de suivre la piste des pneus de l’auto sur la route. Mais cela lui fut impossible ; car le trafic était trop dense à cet endroit.

Il retourna alors dans le bois, marchant tête baissée, regardant partout et scrutant chaque fourré. À la fin il s’arrêta à un endroit situé près de la route, à quelques pieds de la place où la paysanne lui avait dit que l’automobile était arrêtée. L’herbe haute y était foulée.

— Tiens, tiens, remarqua le détective à voix basse, il me semble y avoir eu lutte ici.

Il s’agenouilla sur l’herbe et, à quatre pattes, il scruta chaque pouce du terrain.

Mais ses recherches furent infructueuses. Ce que voyant, il sauta par-dessus la clôture qui séparait la route du petit bois et les poursuivit dans le fossé qui bordait le petit chemin.

Presque tout de suite il poussa une exclamation en retirant une canne rugueuse et robuste du fossé. Quelques instants plus tard il découvrait un bonnet de laine gris.

La canne d’une main et le bonnet de l’autre, il retourna à la demeure du père Latulippe.

Madeleine et la paysanne l’attendaient sur le perron. Quand cette dernière vit le détective elle courut à lui :

— Mon Dieu ! Mon Dieu ! s’écria-t-elle, mais c’est la canne et le bonnet de papa. Où avez-vous trouvé ces objets ? Ciel ! On a assassiné mon pauvre vieux père !

Le détective tenta de la calmer :

— Non, non, madame, ne craignez rien, dit-il, je vous assure que votre père est bien vivant. Ses ravisseurs ne le tueront point, car, mort, il ne leur vaudrait rien, tandis que vivant, il est d’un prix inestimable pour eux.

Puis se tournant vers la jeune fille :

— Il n’y a pas de doute, continua-t-il, que le père Latulippe a été enlevé par la bande de criminels que nous poursuivons. Ils veulent lui arracher le secret de la fosse du noyé. Tant que le vieillard n’aura pas parlé, sa vie ne sera point en danger. Mais s’il révèle le secret, c’est un homme mort ; car les bandits se débarrasseront sûrement de ce témoin gênant.

— La fosse du noyé ! s’écria la paysanne. Monsieur Jean Labranche est justement venu voir mon père à ce sujet ce matin. Il lui a demandé de lui montrer l’emplacement de cette fosse. Mais mon père a refusé sèchement, disant qu’il avait promis de montrer la fosse à mademoiselle Madeleine seulement.

— Mais pourquoi Labranche voulait-il voir la fosse ?

— Parce que, disait-il, il était à écrire un article sur cette fosse pour une revue historique de Montréal.

Le détective sourit :

— Diable ! fit-il, ce Labranche me semble avoir plusieurs métiers. Il est étudiant en médecine, financier, écrivain, que sais-je !

La paysanne reprit :

— Vous dites que la vie de mon père n’est pas en danger s’il ne révèle pas le secret de la fosse du noyé ?

— Oui.

— Alors, je crains moins, car le vieux est l’homme le plus entêté de Sorosto. Jamais il ne parlera sous les menaces. Mais, mon Dieu ! ils vont le faire mourir à le tourmenter.

— Rassurez-vous, madame, sa captivité ne sera pas de longue durée. Nous nous mettons en campagne immédiatement, mademoiselle Madeleine et moi.

Quand ils eurent quitté la paysanne, le détective réfléchit longuement, assis dans l’automobile, la jeune fille à ses côtés.

La lutte était devenue une course au trésor. Qui arriverait le premier ? Il convenait de ne pas perdre une minute. D’abord, le détective jugea qu’il fallait retrouver le père Latulippe ; car il détenait le secret de la fosse du noyé.

Jules sortit un papier de sa poche, la copie qu’il avait faite du second bout de parchemin, et relut :

« Le soleil se lève ; je sors de ma
maison ; je fais 512 pas vers la rivière ;
Je m’arrête et regarde. Le soleil donne
sur la fosse du noyé. Je fais 21 pas,
le soleil dans le dos. Ici est le salut
de la Nouvelle-France.
-----------« Marcel Morin ».

Jules pensa : « Je fais 21 pas, le soleil dans le dos. Le soleil donne sur la fosse du noyé. » Puisque le soleil donne sur la fosse du noyé et qu’il fait 21 pas, le soleil dans le dos, évidemment il se dirige en droite ligne vers la fosse du noyé. « Ici est le salut de la Nouvelle-France. » Le salut de la Nouvelle-France, c’est le trésor de Bigot, l’être infâme qui en a causé la ruine. Alors le trésor devrait être tout près de la fosse du noyé s’il n’est pas dans la fosse même. Le bandit Labranche le sait fort bien, puisqu’il a fait enlever le père Latulippe.

— Mademoiselle Madeleine, dit-il à voix haute, vous n’auriez pas dû dire à Jean Labranche que le père Latulippe connaissait le secret de la fosse du noyé.

— Je le sais bien.

— Quand vous lui avez appris ce matin que nous allions rendre visite au vieillard, il s’est empressé de nous devancer et il y a diablement réussi.

Le détective continua ses réflexions : Les bandits avaient gagné la première manche avec l’enlèvement. Mais réussiraient-ils à faire parler le père Latulippe ? Laroche en doutait fort depuis que la paysanne lui avait appris le caractère de son père.

Il fallait à tout prix délivrer le vieillard.

Tant qu’il n’aurait pas parlé, il serait quasi impossible de découvrir le trésor.

Mais où ses ravisseurs l’avaient-ils emmené ? Là était la grande question, la question à la solution de laquelle il allait lui falloir user de toutes les ressources de son esprit. Il se souvint… Le matin même, sur la route du « Petit St-Henri », quelques minutes avant d’être attaqué, il avait remarqué plusieurs individus qui disparaissaient au même endroit.

N’était-ce pas là la caverne dont le père Lacerte avait parlé à la porte du bungalow de Labranche ?

Il eut l’intuition qu’il ne faisait pas fausse route.

— Nous allons bien voir, en tout cas, fit-il.

Et il fit avancer son « Racer ». Comme il allait prendre la route nationale dans la direction de Pintendre, une automobile passa à toute vitesse.

Mais elle n’avait pas passé assez vite pour empêcher Jules Laroche de reconnaître la voiture et son unique occupant.

— Savez-vous quel est ce fervent de vitesse ? demanda-t-il à la jeune fille.

— Non. Et vous ?

— Oui, c’est mon secrétaire et factotum Champlain-Tricentenaire Lacerte qui se ballade dans mon Sedan Buick à 45 à l’heure. Et pourtant, ce matin, je lui ai intimé l’ordre de m’attendre toute la journée au garage St-Henri. Enfin, nous allons bien voir ce qu’il manigance, celui-là. Je le suis, dussé-je faire du 75 à l’heure pour le rattraper.

Et Jules Laroche partit à toute vitesse.
« Le chien ouvrit la gueule et mordit les liens de son maître mais cette fois aux jambes et le traîna… »