Le trésor de Bigot/VIII

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Édouard Garand (p. 26-29).

VIII

LE VESTON TROUÉ


Jules Laroche et Madeleine Morin étaient demeurés plus d’une heure dans le bungalow de Jean Labranche.

Le détective y avait fait des découvertes qu’il jugeait fort importantes. En effet, il avait réussi à identifier deux de ses mystérieux ennemis : le père Lacerte et le J. L. dont les initiales étaient gravées sur le fume-cigarettes. Sa trouvaille dans la fosse du cimetière n’avait certes pas été inutile.

Les agissements étranges de son secrétaire et factotum l’inquiétaient de plus en plus. Est-ce que Champlain-Tricentenaire s’était ligué dans cette lutte autour du trésor de Bigot avec Jean Labranche et l’auteur de ses jours ?

L’automobile qui avait amené le père Lacerte et l’inconnu était resté sur le bord de la route, près du « Racer » de Jules Laroche. Celui-ci la regarda longuement. Sa plaque portait le numéro et l’inscription suivante : « 20101, Québec, 25 ».

Le détective prit son crayon et son calepin et nota l’inscription.

La machine était de marque « Hudson » et paraissait presque neuve. C’était un char ouvert d’un modèle récent. Jules souleva la couverture du moteur dont il prit soigneusement le numéro en note.

Madeleine errait aux alentours, sur le bord de la route, cueillant un bouquet de fleurs sauvages. Sa physionomie était soucieuse. Elle pensait à Jean Labranche dont les visites chez elle ressemblaient beaucoup à de la fréquentation amoureuse. Mais, si elle l’avait toujours accueilli avec une aimable camaraderie, elle avait aussi repoussé gentiment et toujours résolument ses avances passées. Elle se félicita de sa conduite, heureuse de ses refus réitérés. Quelle douleur n’éprouverait-elle pas aujourd’hui si la cour de Jean avait réussi à lui donner de l’amour pour lui ! « Dieu et mon aïeul m’ont protégé », pensa-t-elle.

Puis la jeune fille se rappela son enfance joyeuse dans laquelle le jeune chef des bandits avait joué un grand rôle. Dans le temps, le docteur Labranche avait sa demeure tout près de celle du notaire. Le petit garçon et la petite fille partaient pour l’école en se tenant par la main. À la sortie ils s’attendaient toujours pour revenir ensemble à la maison paternelle. Quelles bonnes parties de raquettes ensemble ! Et les descentes en traînes sauvages sur la butte Emond, située à l’entrée du village ; et les amusants patinages sur l’Etchemin gelé !

La jeune fille cueillait des fleurs sauvages et pensait toujours…

Un jour, Jean et elle revenaient de chez le curé. Ils rencontrèrent un méchant cultivateur ivre qui battait son cheval cruellement. Jean dit à l’homme de cesser de rouer sa bête de coups. L’homme ricana. Jean prit alors un glaçon sur la route et le lui lança. Le cultivateur, fâché, courut pour l’attraper et sans doute lui administrer une bonne raclée. Jean se sauva. Mais soudain l’enfant se baissa. L’homme qui le suivait de près culbuta par-dessus lui et s’assomma en tombant sur la route glacée. Jean se dirigea vers la bête qu’il caressa doucement. Puis il alla en courant chez le curé à qui il raconta l’histoire. Le bon prêtre vint relever le cultivateur ivre et lui prodigua les soins que requérait son état. Madeleine avait dans le temps trouvé Jean à la fois crâne et bon.

Est-ce que cet enfant devenu jeune homme pouvait être le chef de cette bande criminelle ? Elle se refusait à le croire. Et cependant, monsieur Laroche n’avait-il pas des preuves décisives contre lui !

— Pauvre docteur, dit-elle tout bas, quelle peine terrible pour lui quand il apprendra que son fils est un voleur, un brigand ! Lui qui l’aime tant, qui a fait tant de sacrifices pour le faire instruire !

La jeune fille revint à Jules Laroche qui avait fini son examen minutieux de l’auto. Gentiment, elle mit une fleur sauvage à sa boutonnière. Le détective sourit et regarda longuement Madeleine.

Car sa pensée l’appelait maintenant Madeleine tout court.

Décidément, cette belle jeune fille franche et brave, mais sans manières masculines, lui plaisait de plus en plus.

Madeleine fit part à son compagnon de ses dernières pensées.

Jules lui dit alors de façon étrange :

— Oh ! je crois pouvoir vous promettre, mademoiselle Madeleine, que le pauvre vieux docteur ne saura jamais rien de toute cette affreuse histoire. Je vais tâcher de lui épargner ce chagrin terrible, sur ses vieux jours. D’ailleurs, Jean Labranche n’est pas un bandit répugnant. Certains côtés de sa nature sont admirables. En effet, n’a-t-il pas donné $600 à son père !

— Comment allez-vous vous y prendre pour lui éviter le bagne ?

— Oh ! je n’en sais rien encore. Et puis, il ira peut-être sans doute en prison. Justice doit être faite. Si j’admire certains côtés de sa nature, j’en déteste diablement d’autres, par exemple celui qui le pousse à me faire tirer une balle au cœur ou dans la tête.

Les jeunes gens s’en venaient maintenant sur la même route que deux heures auparavant ils avaient parcouru en sens contraire.

L’atmosphère de gêne, de timidité, s’était dissipée.

Ils venaient de vivre ensemble des minutes haletantes. Le danger les avait frôlés quand le père Lacerte et son compagnon les avaient dérangés. Leurs âmes s’étaient touchées et comprises dans cette intimité muette du danger et elles s’étaient faites inconsciemment un pacte silencieux.

La voiture du détective passait devant la demeure du docteur.

Voyant que le vieux médecin était à bêcher dans son jardin, Jules Laroche arrêta encore son « Racer » devant le chalet et alla trouver le docteur. Celui-ci le reconnut de suite.

La conversation s’engagea.

— Passe-t-il beaucoup de voitures sur ce petit tronçon de route ? questionna le détective.

— Oh ! oui, depuis que Jean a bâti son bungalow. Vous comprenez, dans sa position, il compte beaucoup d’amis. À tous les jours, il y en a des dizaines qui viennent le voir. Depuis quelque temps, il passe aussi des gens mal vêtus, des vagabonds dont je redoute la présence. La nouvelle se répand que mon fils s’enrichit à la Bourse et je suis sûr que ces vagabonds sont des voleurs qui guettent l’occasion de le détrousser.

Jules avait eu le renseignement qu’il désirait. Il savait bien, lui, que si ces vagabonds étaient des voleurs, ils n’allaient pas chez Labranche pour le détrousser mais bien pour s’organiser dans le but de voler le trésor de Bigot.

Il eut alors l’idée de faire venir une escouade d’agents de police de Québec, de les embusquer sut cette route et de faire arrêter tous les membres de la bande qui passeraient. Mais non, agir ainsi était folie. Le juge les libérerait tous le lendemain matin en Cour de Police ; il n’avait aucune preuve sérieuse contre eux.

Le détective savait beaucoup de choses ; mais il n’avait aucun atout en mains.

Le vieux docteur, hospitalier comme ses ancêtres savaient l’être à la fois magnifiquement et simplement, « sans cérémonie », comme ils disaient, invita les jeunes gens à dîner chez lui.

En effet, l’heure du repas était arrivée : il était midi et demi.

Après le refus d’usage, Jules et Madeleine acceptèrent. Ils entrèrent avec le docteur dans le chalet où le vieillard les introduisit dans une petite pièce remplie de livres, de revues et d’instruments de chirurgie.

— Avez-vous encore une grosse clientèle de patients ? demanda le détective au vieux médecin.

Celui-ci répliqua avec un signe de tête négatif :

— Oh ! non, fit-il, je n’ai conservé que mes vieux amis qui, hélas ! disparaissent rapidement de ce monde. Un jeune confrère est venu s’installer ici il y a quelques années. Comme les vieux doivent céder la place aux jeunes, c’est une grande loi de la vie, je me suis effacé. D’ailleurs, un accident grave dont je fus victime dans le temps me força à garder la chambre pendant plusieurs mois. Quand ma convalescence fut terminée, il y avait une bonne brèche dans ma clientèle. Je possédais un tout petit capital. Avec lui et la clientèle qui me restait, nous avons vécu, ma femme et moi. Je fais huit ou dix visites par jour à mes clients, c’est tout. Le reste de mon temps, je le partage entre mes livres et mon jardin.

Madame Labranche annonça que le repas était servi.

À table, l’épouse du docteur causa presque continuellement de son fils pour lequel elle avait une véritable adoration. Jean semblait aussi aimer beaucoup sa mère. Il la comblait de cadeaux et de gâteries de toutes sortes. Les tartes aux fraises qu’il y avait sur la table, Jean les lui avait apportées la veille de Québec. L’assiette à pain en argent était encore un cadeau de Jean qui lui avait donné à sa fête cette magnifique théière.

Quelle douleur pour cette mère si elle apprenait un jour la conduite de son fils !…

La pauvre femme mourrait sans doute de chagrin.

On se leva de table. Après quelques minutes de causerie, les deux jeunes gens allaient prendre congé de leurs hôtes quand ils entendirent une automobile qui semblait s’arrêter sur la route.

Madame Labranche courut à la fenêtre :

— C’est mon fils, mon fils Jean qui arrive, dit-elle avec joie.

Jules et Madeleine se regardèrent…

La jeune fille aurait voulu s’esquiver, éviter une présence qu’elle jugeait grosse de conséquences.

Mais le détective ne l’entendait pas ainsi. Il ne voulait point perdre cette dernière occasion peut-être de rencontrer le jeune bandit. Et puis, il avait pensé à une expérience qu’il pourrait faire s’il se trouvait de nouveau face à face avec Jean Labranche. Cette expérience, il allait maintenant la tenter.

Au fait, était-ce la manche gauche ou la manche droite du veston qui était trouée d’une balle à deux endroits ? Il se revit dans le bungalow ; il reconstitua dans son esprit la scène ; il était debout faisant dos à la fenêtre. D’abord il avait examiné le veston par en arrière. Ah ! oui, c’était bien la manche gauche que la balle avait traversée.

Jean Labranche entra dans la maison, les bras chargés de paquets.

Sa mère lui sauta au cou. Quelques paquets tombèrent sur le plancher.

— Maman, maman, dit-il joyeusement, tu vas casser les quelques cadeaux que je t’apporte.

— Comment, encore ! mon cher enfant, répliqua la mère en souriant. Tu me gâtes, tu me gâtes trop.

— Tu sais, maman, depuis longtemps tu dis que ceci te manque, que tu serais contente d’avoir cela. Eh bien ! je t’ai apporté ceci et cela.

À ce moment Jean Labranche aperçut Madeleine et Jules. Pour une fraction de seconde sa figure se rembrunit. Ce changement de physionomie ne manqua point d’être remarqué du jeune détective.

Déjà Jean Labranche avait reconquis son calme.

« Le bandit n’a pas encore revu son bungalow depuis notre visite. Il n’a certes pas revu non plus le père Lacerte et son compagnon. Tout va bien, tout va bien, pensa le détective. »

Il s’approcha de Jean Labranche qui était assis près d’une fenêtre.

— Continuons donc, dit-il, notre conversation de ce matin sur les valeurs de Bourse. Cette question me passionne toujours. Nous parlions, je crois, du Northern Paper préférentiel quand un message oublié vous a forcé à nous quitter.

Le jeune bandit ne semblait pas à son aise.

— Oh ! dit-il, remettons cette conversation à plus tard. J’ai l’esprit fatigué de toutes ces questions.

Il se leva alors. Jules Laroche l’imita ; mais ce dernier se prit les pieds dans sa chaise, et il allait tomber à la renverse quand, de la main droite, il s’accrocha au bras gauche du bandit.

Celui-ci poussa un hurlement de douleur.

— Je ne vous ai pourtant pas serré le bras bien fort, dit le détective humblement.

— C’est que j’ai une blessure au bras. En réparant mon automobile, hier, le bandage d’acier d’un pneu s’est ouvert violemment et m’a frappé là.

— Tu ne nous avais pas parlé de cet accident, s’écria la mère inquiète déjà.

— Oh ! ça ne valait pas la peine : une simple égratignure.

— Montre cette blessure à ton père, Jean, cela peut devenir dangereux. On ne sait pas.

Le vieux médecin était déjà près de son fils. Il lui enleva son veston presque malgré lui et retroussa la manche de sa chemise. Un bandage apparut sur l’avant-bras.

Le docteur le défit avec des soins infinis et examina la blessure minutieusement :

— La pièce d’acier qui t’a frappé, mon fils, dit-il à la fin, a fait une marque bien curieuse. Si tu ne m’avais rien dit sur la cause de l’accident, j’aurais juré que c’était une blessure causée par une balle.

Le détective regarda le criminel qui détourna les yeux.

— Bien, bien. Tu avais raison, continua le docteur s’adressant à son fils, ce n’est là qu’une blessure à fleur de chair. Il n’y a pas le moindre danger. Je m’en vais te panser cela. Dans quelques jours, il n’y paraîtra plus.

Jules et Madeleine quittèrent le chalet.

En route le détective déclara à la jeune fille :

— Une de vos balles a porté, mademoiselle. Elle a frappé Jean Labranche au bras gauche. Car je suis maintenant sûr que c’est lui qui a volé les deux bouts de parchemin dans le coffre-fort de votre père, la nuit dernière.

La jeune fille frémit.

— En tout cas, continua Jules, nous allons nous assurer davantage quand nous serons chez vous.

Ils étaient rendus.

Le notaire les attendait pour dîner. Ils lui apprirent qu’ils avaient mangé chez le docteur Labranche. Alors, le vieillard s’installa seul à table.

— Monsieur Morin, interrogea le détective, le voleur qui vous a visité cette nuit était-il plus grand ou plus petit, plus gras ou plus maigre que Jean Labranche ?

Le notaire réfléchit plusieurs minutes qui s’écoulèrent dans le plus grand silence, Madeleine laissant deviner son anxiété par une poitrine qui se soulevait sous une respiration saccadée. Jules était calme, calme comme l’atmosphère avant la tempête.

Le notaire releva la tête et considéra le détective curieusement ; puis :

— Le voleur, dit-il, était de même taille et de même corpulence que Jean Labranche. Mais est-ce que vous soupçonnez… ?

— Je ne soupçonne pas ; je suis sûr ! Je suis sûr que Jean Labranche est entré ici la nuit dernière, a volé les deux bouts de parchemin et s’est fait loger une balle dans le bras gauche par mademoiselle Madeleine pendant qu’il s’enfuyait.

Le notaire était stupéfait, atterré.

Le détective se dirigea vers le cabinet de travail, s’empara de l’appareil téléphonique et appela Québec. Quand il eut obtenu la communication avec le bureau provincial du revenu de l’automobile, il conversa longuement puis raccrocha l’acoustique.

Le notaire et sa fille l’attendaient dans la pièce voisine. Il y passa :

— Je viens d’apprendre, dit-il, que le propriétaire de l’auto portant la licence numéro « 20101, Québec, 25 » est monsieur Jean Labranche, domicilié à St-Henri de Lévis.