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Le travail en province

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Revue internationale de l’enseignement, volume 37, juin 1899, Texte établi par François PicavetSociété de l’enseignement supérieur37 (p. 323-326).

LE TRAVAIL EN PROVINCE

On vante souvent les avantages dont jouissent les hommes d’étude qui habitent la province ; et quelques écrivains essaient de donner un démenti à l’opinion courante, d’après laquelleon ne pourrait travailler qu’à Paris[1]. On cite de grands savants qui ayant choisi pour résidences de toutes petites villes n’en ont pas moins donné au monde de belles productions. Sans parler de Buffon qui découvrit à Montbard les grandes lignes de l’histoire de la nature, on se rappelle la vie de Darwin et de Borghési ; et, plus près de nous encore, M. Renouvier, lout en passant son existence dans sa villa de la Verdette, a donné à la philosophie contemporaine l’impulsion que l’on sait.

Doit-on conclure de ces faits, remarquables sans doute, que le travailleur provincial n’ait rien à envier au parisien ? S’il est vrai que quelques savants ont mené à bien leur œuvre dans quelque bourgade perdue, quand les circonstances ou leur condition personnellement mis à leur disposition les ressources nécessaires, est-on en droit de soutenir que tous les hommes d’étude ont les mêmes facilités ?

Qui travaille surtout en province ? Je ne parlerai pas de ces savants « amateurs », fouillant l’histoire locale : par le choix même qu’ils ont fait de leur étude spéciale, ils sont outillés pour la fin qu’ils poursuivent ; c’est le professeur de l’Université qui attirera surtout notre attention, car il est le véritable travailleur, D’abord, c’est son devoir de se tenir au courant des nouveautés, pour élargir et fortifier son enseignement ; ensuite, il arrive qu’il se sente le désir et la force de contribuer lui-même à la science, et de produire une œuvre de longue haleine. S’il a fait ses études à Paris, habitué aux richesses intellectuelles qu’il a maniées si longtemps, trouvera-t-il, dans la ville de province où l’enverra le hasard d’une nomination ministérielle, des matériaux suffisants, et toujours à sa portée ? D’une façon générale, les moyens sont-ils en rapport avec les bonnes volontés ?

Les ressources dont peut profiter le professeur de province sont de trois sortes : les bibliothèques universitaires, les bibliothèques municipales, et les bibliothèques des lycées.

Sans entrer dans le détail de leur fonctionnement, examinons si ces trois dépôts scientifiques suffisent toujours à l’homme d’étude. Les bibliothèques universitaires sont, en général, très bien orga nisées ; les séances de lecture y sont longues, les catalogues à fiches à la disposition de tous les lecteurs. Elles s’enrichissent régulièrement, en tenant compte des demandes formulées parles professeurs el les étudiants. Mais, elles ne peuvent servir qu’aux universitaires résidant dans la ville même. Ces bibliothèques au nombre de dix-sept en France, n’existent pas pour les professeurs des autres villes ; ce n’est que par des subterfuges qu’ils peuvent avoir communication de quelque volume, ou grâce à une faveur que l’autorité rectorale n’étendrait pas sans porter préjudice aux lecteurs attitrés.

Les bibliothèques municipales devraient être la ressource indiquée pour les professeurs. Il n’en est rien, malheureusement. Ni l’on excepte les très grandes villes qui sont en même temps des chefs-lieux d’académies, ces bibliothèques sont peu fournies ; les nouveautés y sont rares, celles qu’on y rencontre, on les doit à la générosité ministérielle. Trop souvent, ces bibliothèques se restreignent aux études purement locales : et j’en pourrais citer une qui ne s’enrichit guère que des livres nécessaires aux travaux personnels du bibliothécaire. Ajoutez à cela que les séances de lecture ne sont pas longues, et le plus souvent à des heures incommodes.Je ne parle pas des séances du soir, à peu près inconnues. La bibliothèque a servi ce qu’elle devait servir au public, quand elle est restée ouverte trois ou quatre heures. Je connais même un chef-lieu de département où elle ne s’ouvre que deux fois par semaine. Elle ne doit pas être unique en son genre.

Dans les bibliothèques municipales, les recherches sont longues, difficiles ; il n°v a pas toujours de catalogue maniable pour le publie, et certains bibliothécaires sont incapables d’aider un travailleur dans ses investigations. J’en ai rencontré un qui ignorait des noms, tels que ceux d’Auguste Comte et d’Alfred de Vigny.

Ce n’est donc pas là que le professeur trouvera des documents pour une thèse future, où tout autre travail, tel qu’un article, exigeant certaines vérifications dans de nombreux ouvrages, et des indications de références précises.

Restent les bibliothèques des lycées. Celles-ci ont cessé de s’enrichir depuis bien des années ; les crédits autrefois alloués tous Îles ans n’existent plus que dans l’histoire : les revues et périodiques sont réduits au strict nécessaire, et leur nombre diminue à chaque vote de budget. Le ministère de l’instruction publique procède bien par générosités intermittentes, soit en nature, soit en argent. Dans le premier cas, les livres envoyés ne répondent pas toujours aux besoins du moment, et aux goûts des professeurs : dans le second. on exige des fonctionnaires la liste immédiate des achats qu’ils désirent ; cette liste, faite à la hâte, est loin d’être aussi bien conçue que si elle était préparée de longue main, et suivant les rencontres de titres intéressants que l’on noterait en vue d’un achat assuré.

Tels sont les matériaux et je ne crains pas d’être démenti, si j’avance qu’il faut s’ingénier de bien des façons pour mener au but un travail, et se procurer les éléments indispensables ; car, on admettra qu’un professeur, consentant à acheter certains livres de fonds, ne peut pas acquérir les volumes qu’il suffit de parcourir ou de consulter, et dont il n’aura plus besoin ultérieurement.

Comme aujourd’hui, et pour d’excellentes raisons dont nous n’avons pas à parler ici, il est bon de diminuer chez tous l’attrait de la résidence à Paris, ne doit-on pas remédier à cette situation, sinon supprimer cette sorte d’infériorité pour le travail, à laquelle est condamné un professeur qui n’est pas dans un centre universitaire ? Examinons les réformes qui s’imposent, relativement aux trois catégories de dépôts scientifiques dont nous avons parlé.

Il faudrait donner plus d’extension aux bibliothèques universitaires ; par l’achat en double de certains ouvrages, la circulation devrait être largement étendue à toute l’Académie. Comme il n’y à pas place pour tous au lycée du chef-lieu académique, tous participeraient ainsi aux richesses intellectuelles qui y sont centralisées.

Mais c’est surtout pour les bibliothèques municipales qu’une réforme s’impose. Les villes doivent y veiller avec autant de soin qu’à l’entretien de la voirie. On parle de décentralisation ; il serait bon de retenir longtemps le professeur dans un mème lycée ; la chose est rendue facile par le nouveau mode d’avancement ; mais, à ces avantages pécuniaires doivent s’ajouter les avantages intellectuels ; si ces derniers font défaut, le professeur, désireux de travailler, sollicitera un changement. Ce ne sera pas toujours l’intérêt du lycée.

Si une ville dépense pour sa bibliothèque, elle n’aura pas à le regretter. Le professeur, augmentant son acquis, en fera profiter la ville qu’il habite ; il rendra sous forme de cours publics, de conférences les secours qu’il aura reçus, et personne ne s’en plaindra.

De plus, si une bibliothèque municipale, logée d’une façon digne d’elle, est ouverte plus longtemps au public, le prêt au dehors pourra être restreint aux seuls travailleurs ; ceux-ci en jouiront d’une façon plus large, et seront plus sûrs de trouver à la bibliothèque les livres qu’ils doivent consulter. Trop souvent le prêt est accordé à une catégorie de lecteurs, plus friands des romans publiés dans les grandes revues que des livres de science.

Le soin de cette réforme revient aux conseils municipaux et aux conseils généraux qui doivent se préoccuper de la vie intellectuelle. Nous constatons qu’ils s’en désintéressent trop souvent.

Quant aux conservateurs, le décret du 1er juillet 1897 édicte qu’ils seront pris parmi les élèves diplômés de l’École de Chartes, ou les candidats dont un examen aura constaté l’aptitude. C’est une garantie de plus, et nous ne pouvons qu’applaudir à cette mesure.

Parlons enfin des bibliothèques de lycées. Les assemblées de professeurs, et les conseils académiques doivent attirer l’attention de l’administration centrale sur la situation précaire où elles se trouvent. Il n’est pas admissible que des crédits spéciaux ne soient pas affectés annuellement aux nouveaux achats[2] ; dans tous les lycées, un répétiteur devrait avoir dans ses attributions la garde de la bibliothèque. Et le ministère de l’instruction publique ne devrait pas marchander à nos lycées les périodiques, qui sont d’utilité générale, et servent à l’enseignement, avant de servir aux professeurs. Mais les réformes que je demande, ce n’est pas en professionnel que Je les souhaite ; d’autres diraient en égoïste. Pourquoi, à certains jours la bibliothèque ne serait-elle pas ouverte aux anciens élèves, par exemple, pour la lecture sur place ? La création d’un poste de répétiteur-bibliothécaire faciliterait l’innovation qui rendrait de grands services. Elle aurait certainement pour effet de ne pas laisser le lycée en dehors de la vie sociale, et elle attirerait à lui bien des hommes qui l’oublient trop souvent. On saurait que, dans l’Age mûr, on peut aller encore s’instruire dans l’établissement où l’on a été élevé. En un mot, le lycée doit devenir, dans toute ville, un centre intellectuel.

On le voit ; les desiderata sont nombreux, Les ressources personnelles seront toujours insuffisantes, il faut qu’un professeur trouve dans les dépôts publies ou officiels les matériaux qui, par leur nature, pourront être d’une utilité générale. Pour les travaux trop spéciaux, on ne saurait avoir cette exigence.

En tous cas, s’il n’est pas impossible de travailler en province, où l’on jouit de cette tranquillité et de ce calme si vantés et si nécessaires aux travaux intellectuels, le travail y est souvent rendu difficile et long, par suite de la pénurie des documents. Je fais appel aux souvenirs et à l’impartialité de mes collègues qui ont résidé ou résident encore dans une ville de province.

Jules Delvaille,
Professeur de Philosophie au Lycée d’Angoulême.
  1. Voir surtout Renan : Feuilles détachées, pp. 93 et suiv. — Lavisse : Études et Étudiants : p. 207. — Pavot : Éducation de la volonté, n. 233.
  2. Cette question a été mise à l’ordre du jour du troisième congrès des Professeurs de l’Enseignement secondaire, qui se tiendra en avril 1899.