Le vieux muet ou un Héros de Châteauguay/10

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Imprimerie du « Soleil » (p. 65-74).

CONVALESCENCE ET ÉTUDE

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L’histoire devra flétrir comme elle le mérite la conduite inhumaine tenue par le général de Watteville (bras droit de gouverneur Prévost), à l’égard de la milice canadienne, durant l’automne de 1813. Il avait en réserve mille soldats sur les bords de la rivière Châteauguay, et, cependant, il laissa le colonel de Salaberry combattre avec une petite armée de trois cent cinquante hommes contre sept mille Américains !

Plus que cela, pendant que ce vaillant général se reposait, sur un lit moelleux, dans une maison très confortable, il oubliait que les soldats canadiens n’avaient pas de couvertures de laine par cette froide et humide température d’automne !

Jean-Charles, comme nous l’avons dit, était resté deux nuits exposé à l’inclémence de la température, et le froid avait nécessairement aggravé son état.

Mais depuis qu’il goûtait les douceurs du foyer domestique, et qu’il suivait le traitement du Dr Chapais, il éprouvait un mieux sensible. Ses blessures se cicatrisaient à vue d’œil, et il sentait que ses forces lui revenaient de jour en jour.

Cependant, au bout d’un mois, il était encore condamné au repos, et c’est le repos qui le faisait souffrir le plus.

Quand il voyait son vieux père travailler seul comme un mercenaire pour gagner le pain de toute la famille, tandis que lui était confiné dans sa chambre, il en ressentait un chagrin insupportable.

Un matin, il dit au médecin : « Est-ce que j’en ai pour longtemps à rester ainsi les bras croisés ? Ne puis-je pas travailler une couple d’heures par jour aux travaux de la ferme ? Il me semble qu’un peu d’exercice me ferait du bien ? »

— Non, mon ami, répondit le médecin ; ce n’est pas avant deux semaines que tu pourras reprendre les travaux manuels. Tout ce que je puis te permettre, pour le moment, c’est une petite promenade au grand air, par une journée ensoleillée.

— Quoi ! je dois mener cette vie de fainéant durant deux semaines encore ! mais vous n’êtes pas sérieux, sûrement ! J’aimerais cent fois mieux être exposé aux balles des Américains que de rester, ici, inactif ; l’inactivité me tue !

— Que veux-tu, mon cher ? Il faut laisser à Dieu et… un peu au médecin aussi le soin de ces choses…

Enfin, l’heure de la délivrance arriva pour Jean-Charles.

Le matin du seizième jour, à 4 heures, il se rendit à la grange. Ayant allumé une lanterne, il s’arma d’un fléau et se mit à battre le grain. Sous ses coups mesurés, les épis gémissaient et rendaient leurs grains qui volaient comme une poussière d’or.

À midi, aux sons de la cloche, il s’arrêta pour réciter la sublime prière de l’angélus, puis se remit à l’ouvrage jusqu’à ce que sa sœur vînt lui dire qu’on l’attendait depuis longtemps pour dîner.

Il était près d’une heure. Son père venait d’arriver avec une charge de bois.

Le père et la mère Lormier grondèrent leur fils d’avoir travaillé toute la matinée sans venir se reposer.

— Bah ! répondit le jeune hercule, je n’ai pris qu’un petit exercice pour me mettre en appétit. D’ailleurs, je ne me suis jamais senti aussi bien que depuis que j’ai repris le travail.

— Tu te fais peut-être illusion, dit la mère ; en tout cas, il ne faut pas abuser de ses forces ; tu n’iras pas travailler cette après-midi.

— Voyons, ma mère ! je vous prie de me laisser travailler ; si vous saviez comme le travail me fait du bien !

En voulant convaincre sa mère qu’il avait raison, il ajouta : « Voyez-vous ce baril de lard qui pèse trois cents livres : eh bien ! il y a deux jours, je n’ai pas été capable de le remuer, et, maintenant il me semble que je puis le soulever de terre.

Il prit le baril, le leva au bout de ses bras et le plaça sur un coin de la table !

La mère était convaincue…

— C’est bien ! c’est bien ! dit-elle. Mais d’abord mangeons !

Si j’avais la force de cet éléphant-là, pensa Victor, je lui en flanquerais une tripotée… mais je suis la faiblesse même !

Victor n’avait pas attendu Jean-Charles pour dîner. Oh non !

Je ne me fais jamais attendre, moi, avait-il dit naïvement à sa mère, et je n’aime pas attendre les autres…

L’exactitude aux repas, selon Victor, était le nec plus ultra de la bienséance ! Et, rendons-lui cette justice, il pratiquait cette bienséance mieux que personne, car il était toujours le premier à se mettre à table et le dernier à en sortir…

Après le dîner, Jean-Charles et son père se rendirent à la grange, pour continuer à battre le grain.

Dans les mains du jeune homme le fléau faisait merveille.

— Pas si vite ! lui fit observer son père ; à te voir travailler, on dirait que tu veux rattraper le temps perdu par la maladie ! Prends donc ton temps, rien ne presse !

— Pourtant, mon père, il me semble que je travaille plus lentement que vous !

Le fait est que le père Lormier n’était pas non plus un manchot à l’ouvrage !

Pas un ne pouvait dépiquer plus promptement que lui un minot de grains. Mais n’écoutant que sa bonne nature, il ménageait plus les autres que lui-même.

Le lendemain soir, Jean-Charles alla faire visite au bon curé, qui fut heureux de le revoir.

— Comment va la santé, mon brave ?

— Bonne, M. le curé. Dieu merci ! Je suis tellement bien que j’oublie parfois que j’ai été malade.

— À la bonne heure ! mais prenez garde de commettre des imprudences… Êtes-vous encore disposé à reprendre l’étude !

— Certainement, M. le curé, et je vous avouerai que c’est le but principal de ma visite ce soir. Je viens vous prier de bien vouloir me donner trois leçons par semaine.

— Mais, oui ; avec le plus grand plaisir ! Vous avez sans doute oublié un peu, dans le cours des derniers mois, les leçons que je vous avais données ?

— Je ne crois pas, M. le curé, car le soldat a souvent des loisirs, et j’ai employé tous les miens à l’étude.

— Alors, tant mieux ! et je vous en félicite cordialement. Les loisirs consacrés à l’étude, mon enfant, sont des loisirs que Dieu bénit. Car la vraie science éclaire l’esprit, élève l’âme et met au cœur de celui qui la possède le désir et le courage de combattre les ennemis de Dieu et de la religion. Mais de nos jours, hélas ! peu de nos compatriotes, en dehors des villes, ont l’avantage d’acquérir cette science. Il y a bien, il est vrai, depuis 1801, une loi pourvoyant à l’établissement d’une corporation connue sous le nom de l’Institution Royale qui a pour mission de créer des écoles publiques. » Mais comme ces écoles sont administrées par des protestants, vous comprenez que les enfants catholiques ne peuvent pas les fréquenter sans danger pour leur foi.

— Est-ce qu’il n’y aurait pas moyen. M. le curé, de faire modifier cette loi de façon à obtenir pour les catholiques un enseignement conforme à leur foi ?

— Ah ! mon ami, voilà ce que le clergé demande depuis longtemps, mais, jusqu’à présent, il a été obligé de se contenter des belles promesses qui lui ont été faites. En attendant qu’une loi plus équitable soit adoptée, le clergé s’impose mille sacrifices pour répandre un peu partout les bienfaits de l’instruction et de l’éducation. Cependant il lui est impossible de tout faire, et, malgré son dévouement, la plupart des enfants catholiques grandissent dans l’ignorance. C’est un état de choses déplorable et désastreux pour notre religion, notre langue et nos libertés !

— Le clergé ne doit pas être seul à lutter ; je suppose que les députés qui nous représentent réclament aussi justice pour les catholiques ?

— D’abord je vous dirai que les représentants de notre race, au Parlement, sont encore peu nombreux, et ils forment deux catégories bien distinctes : les vaillants et les pusillanimes. Les premiers, possédant la vraie science, luttent courageusement pour des principes et sacrifient leurs intérêts au bien public. Les derniers, manquant de lumière et de patriotisme, abandonnent souvent les principes afin de pouvoir obtenir, — prix de leur trahison, — quelques miettes du gâteau ministériel !

C’est ignoble, c’est honteux, mais c’est cela !

Tenez, il n’y a pas très longtemps, nous avons eu dans la personne du député X… un triste exemple de ces hommes sans valeur. Il avait fait un joli discours à la Chambre sur la question de l’instruction publique, et réclamé, avec vigueur, les réformes que les catholiques demandent depuis des années. En un mot, il avait fait son devoir.

Quelques jours plus tard, à la surprise de toute la députation, M. X… déclara de son siège que les catholiques devaient, en attendant mieux, envoyer leurs enfants aux écoles publiques dirigées par la corporation appelée l’Institution Royale… Le jour du vote, M. X… était absent de la Chambre… et, le surlendemain, il acceptait une haute position dans le service civil…

Quels secours pouvons-nous attendre de pareils représentants ! Ils sont plus à craindre que des ennemis déclarés…

Ce qu’il nous faut aujourd’hui, à la Chambre, ce sont des hommes de foi, de science et de caractère ; des hommes capables d’aider notre race à remplir sur ce coin de terre de l’Amérique sa mission providentielle, qui peut se résumer ainsi :

Gesta Dei per Canadae Francos !

Ce député, M. le curé, n’est-il pas un catholique et un homme de science ?

Du catholique, il a le nom sans les vertus. De la science, il a les ombres sans les beautés.

Ah ! mon ami, plaignons le sort de ce malheureux, et de ses pareils, qui se croient pourtant des esprits forts, et travaillons à acquérir la véritable science qui rend l’homme vertueux et vaillant. L’homme vertueux, c’est l’aigle qui regarde en face le soleil ; l’homme vicieux, c’est le hibou qui recherche l’ombre et la nuit…

— Si je recherche la science, M. le curé, c’est parce que j’y vois le moyen d’apprendre à mieux connaître mes devoirs de fils, de chrétien et de citoyen. Si la science ne pouvait me procurer ces connaissances, je n’en voudrais pas !

— C’est bien, c’est très bien, cela ! La vraie science, en effet, apprend à l’homme à connaître ses devoirs, et elle offre de plus à son esprit des jouissances inexprimables qu’il ne peut trouver dans les plaisirs désenchanteurs et déshonnêtes que tant de gens achètent au prix de leur fortune et de leur salut.

Quelques esprits bornés prétendent que la religion catholique est l’ennemi de la science et du progrès matériel. Rien de plus faux. La religion et la science, il est vrai, sont deux choses bien distinctes, mais qui savent s’unir pour le bien commun, le progrès et la grandeur de l’humanité.

Les études que vous poursuivez avec tant d’ardeur vous convaincront de ces vérités ; et, j’en ai la certitude, vous serez plus tard un défenseur éclairé des solides principes qui sauvent les sociétés.

— C’est mon plus grand désir, M. le curé.

— Très bien ! demain soir, mon cher, nous nous mettrons sérieusement à l’œuvre.


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