Le vieux muet ou un Héros de Châteauguay/09

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Imprimerie du « Soleil » (p. 54-64).

UN HÉROS DE SEIZE ANS

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Nous sommes au matin du 26 octobre 1813. Le général Hampton a déployé sa nombreuse armée sur la rive gauche de la rivière Châteauguay, à quelques cents pieds de l’endroit choisi par le lieutenant-colonel de Salaberry.

Les deux armées ne sont séparées que par le ravin Bryson.

À dix heures, un officier s’avance à cheval vers l’armée du colonel de Salaberry et crie d’une voix de stentor : « Braves Canadiens, rendez-vous, nous ne voulons pas vous faire de mal ! »

Pour toute réponse, il reçoit une balle qui le jette en bas de sa monture !

C’est de Salaberry lui-même qui vient de donner, par ce premier coup, le signal de la bataille !

De la position qu’il occupe, de Salaberry peut parfaitement voir les Américains, qui sont au nombre de plusieurs mille, tandis que le général Hampton ne peut, aucunement se rendre compte du nombre de ses ennemis ; car de Salaberry a eu le soin de dissimuler ses soldats derrière d’énormes abattis.

Les Canadiens ne sont qu’une poignée, mais ils font un tel vacarme, qu’on les croirait deux fois plus nombreux que leurs ennemis !

Durant une heure, la fusillade est terrible de part et d’autre. Puis, elle cesse soudain du côté des Canadiens.

L’ennemi croyant à une retraite, se met à avancer en poussant des cris joyeux !

Court espoir qui détermine une fausse manœuvre…

C’est ce que voulait le colonel de Salaberry. Sur son ordre, une décharge formidable a lieu presque à bout portant et jette la consternation parmi les Américains. Ils tombent sous les coups de nos soldats comme les épis de blé sous la faulx du moissonneur !

Les Canadiens font des prodiges de valeur : Jean-Charles Lormier se distingue entre tous les autres par une bravoure poussée jusqu’à la témérité, car il combat presque toujours à découvert.

Tout à coup, son fusil éclate entre ses mains et lui enlève un doigt ! Il ramasse son arme, la prend par le canon et s’élance sous le feu de l’ennemi !

« Ce gaillard-là est devenu fou ! » pensent les combattants…

Une balle lui transperce l’oreille droite et une autre l’atteint à la joue ! Le sang ruisselle sur sa figure, mais il continue sa course à travers le ravin !

Où va-t-il ? que va-t-il faire ?

Rendu à deux pas des ennemis, il lève son bras armé des débris de sa carabine et en assène un coup sur la tête d’un officier, qui s’affaisse sur le sol comme une masse inerte !

Jean-Charles le désarme, et, avec l’agilité du lévrier, il court reprendre sa place d’honneur aux côtés de son capitaine !

Puis, sans perdre une seconde, il loge dans la tête d’un soldat américain la balle qui était destinée à un soldat canadien…

Ce coup d’audace si imprévu semble paralyser un instant les ennemis. Les Canadiens, au contraire, plus confiants que jamais, lancent aux soldats de Hampton une véritable pluie de balles, pendant qu’une vingtaine de sauvages, dirigés par le capitaine La Mothe, font, sous les arbres, un tapage d’enfer pour effrayer les Américains. Ce stratagème réussit à merveille. De plus en plus convaincus qu’ils ont affaire à des milliers de combattants, les envahisseurs commencent à reculer.

Aussitôt de Salaberry ordonne à ses braves de tirer tous ensemble, et cette décharge générale sème la mort et la terreur parmi les ennemis, qui se mettent à fuir dans toutes les directions !

Le colonel de Salaberry venait de remporter l’une des plus brillantes victoires que mentionnent nos annales.

La bataille avait duré quatre heures et demie.

Les Américains étaient au nombre de sept mille, et les Canadiens environ trois cent-cinquante…

La perte du côté des Américains fut de cinq cents, tant tués que blessés.

Les Canadiens perdirent trois prisonniers et eurent quatre blessés !

Ces chiffres sont plus éloquents que les discours et les écrits, et nous prions le lecteur de les graver dans sa mémoire afin de ne jamais les oublier.

Après la bataille, le lieutenant-colonel de Salaberry rassembla sa petite armée sur la crête du ravin Bryson ; puis ayant complimenté ses soldats en général, il s’adressa en ces termes à Jean-Charles Lormier :

« Jeune homme, je suis heureux de vous féliciter et de vous dire, en présence de vos camarades, que vous avez bien mérité du pays ! Je me ferai un devoir de signaler votre bravoure à son excellence le gouverneur-général. »

Ces nobles paroles furent saluées par des vivats chaleureux ; car tous les soldats admiraient le courage que, depuis la reprise des hostilités, notre jeune héros avait montré en maintes circonstances, et tous l’aimaient et le respectaient.

D’après les ordres de sir George Prévost, les soldats devaient encore rester sous les armes, en prévision de nouvelles attaques. Mais Jean-Charles, vu les blessures qu’il avait reçues, était contraint de retourner dans sa famille.

Il avait hâte sans doute de revoir ses parents, son vénéré pasteur, le clocher de son village ; mais il lui répugnait, d’abandonner son poste avant que la guerre fût complètement terminée.

Il était allé, les larmes aux yeux, supplier le lieutenant-colonel de Salaberry de bien vouloir le garder dans ses rangs.

Le lieutenant-colonel, tout ému, lui avait répondu :

« Impossible, mon brave ! le médecin s’y oppose formellement, et mon autorité doit s’effacer ici devant, la sienne ! »

Habitué à respecter l’autorité, Jean-Charles reprit, sans murmurer, le chemin de sa paroisse.

La nouvelle de la glorieuse bataille de Châteauguay s’était répandue comme une traînée de poudre dans toutes les parties du Canada. Les noms des héros de cette bataille : de Salaberry, Jean-Charles Lormier, Juchereau-Duchesnay, Ferguson, La Mothe, Daly, Bruyère, l’Ecuyer, Debartzch, Longtin, Levesque, O’Sullivan, Johnson, Pinguetn Hebden, Schiller et Guy, volaient se bouche en bouche et soulevaient des acclamations patriotiques.

À Sainte-R…, on connaissait les exploits de Jean-Charles Lormier. On savait déjà que, sur l’ordre du médecin, le jeune héros revenait dans sa famille, et l’on se préparait à le recevoir avec de grandes démonstrations de joie.

Le bon curé avait appris par une lettre du lieutenant-colonel de Salaberry que Jean-Charles arriverait à Sainte-R…, le 30 octobre au matin. Or, pour ce matin-là, il avait convié à son presbytère le père et le frère de Jean-Charles et tous les notables de la paroisse.

La maison de la famille Lormier était bâtie sur le chemin du roi, et, pour s’y rendre, notre héros devait passer devant le presbytère, où, sur la vaste véranda, le curé et ses convives l’attendaient.

Vers onze heures et demie, un cabriolet, traîné par un petit cheval vigoureux, allait passer comme une flèche devant le presbytère, quand le curé fit signe au conducteur d’arrêter.

Jean-Charles était dans cette voiture.

Il est agréablement surpris de rencontrer ceux qui lui sont chers et qui l’acclament, avec enthousiasme. Il se jette dans les bras de son père, de son frère, du curé Faguy, et distribue à tous de chaudes poignées de main.

Tout le monde est heureux de le revoir et de fêter son retour.

Victor semble rayonnant, mais son cœur ne bat pas à l’unisson des autres. Cependant, en hypocrite qu’il est, il prend une part bruyante à ce concert de louanges et d’allégresse.

Tout à coup, dominant les joyeux éclats de voix, la petite cloche de l’église sonne l’angélus.

Les convives se lovent, chapeau bas, et le pasteur récite l’angélus auquel toutes les voix répondent.

L’angélus, dit le curé, c’est une invitation à la prière, mais c’est aussi une invitation à la table : et comme ma vieille ménagère m’annonce que le dîner est servi, je vous prie de venir manger le veau gras en l’honneur de notre ami Jean-Charles !

Après le repas, le curé conduit ses convives sur la véranda, et leur distribue des cigares. Quelques-uns — les grands fumeurs — déclinent la politesse et demandent la permission de fumer la pipe.

Lorsque cigares et pipes sont allumés, le curé prie Jean-Charles de raconter les événements auxquels il a été mêlé depuis six mois.

Jean-Charles n’avait pas l’habitude de parler devant un cercle aussi nombreux, et il se sent quelque peu intimidé ; mais comme il est très intelligent et qu’il a une excellente mémoire, il raconte avec simplicité les différentes escarmouches que la milice canadienne a eu à soutenir avant la bataille de Châteauguay. Il parle, avec la plus grande admiration, de la science, de l’habileté et de la bravoure du lieutenant-colonel de Salaberry, et il rend justice à tous les officiers, anglais ou canadiens-français, qui ont partagé, avec l’intrépide de Salaberry, les dangers et la gloire des combats. Mais de lui-même, pas un mot. Il ne fait seulement pas allusion à ses blessures.

L’imbécile ! se dit Victor : il ne parle pas de lui ! Moi, si j’étais à sa place, je ferais sonner haut mes exploits, et j’en inventerais pour épater les badauds…

Mais les autres auditeurs ne pensent pas comme Victor. Ils connaissent, par des courriers, la part glorieuse que Jean-Charles a prise dans tous les engagements, et ils admirent la grande modestie du jeune héros.

Enfin, l’heure de la séparation sonne.

M. Robidoux, maire de Sainte-R…, se fait l’interprète des invités en remerciant le curé de sa charmante hospitalité.

Je veux, à mon tour, dimanche prochain, fêter notre ami Jean-Charles, et je vous invite tous ensemble pour le souper et la soirée.

— Je m’y oppose de toutes mes forces, M. le maire ! dit fermement un jeune homme qui vient d’arriver.

Tous les regards se dirigent sur le nouveau venu.

— Tiens ! bonjour, docteur ! fait le curé, en s’adressant à celui qui vient de parler. Vous arrivez bien en retard, mon ami !

— Je vous en demande pardon, M. le curé, mais j’ai été appelé auprès de Louis Fournel, qui est dangereusement malade, et il m’a été impossible de venir plus tôt.

Le Dr Chapais s’avance vers Jean-Charles à qui il donne l’accolade la plus amicale.

— Oui, M. le maire, reprend-il, en ma qualité de médecin, je m’oppose à votre aimable proposition. D’ici à quelques temps, Jean-Charles a besoin d’un repos absolu. D’ailleurs, chose différée n’est pas abandonnée. Vous vous reprendrez plus tard, n’est-ce pas ?

Le maire s’inclina devant la décision du Dr Chapais, dont il savait apprécier le talent et le tact. Du reste, il n’aurait pas voulu retarder le rétablissement de notre héros ni même lui causer la moindre fatigue.

Le Dr Chapais accompagna Jean-Charles à la maison paternelle.

Nous renonçons à décrire la scène qui eut lieu quand le jeune héros arriva chez lui. Sa mère lui sauta au cou et le couvrit de baisers et de caresses. Elle riait et pleurait à la fois ! Oui, elle pleurait, cette pauvre mère ! car, bien des fois, depuis le départ de son enfant, elle s’était adressé d’amères reproches au sujet des injustices qu’elle comprenait avoir commises envers ce fils si bon, si tendre et si généreux ! En même temps, elle se reprochait d’avoir trop choyé Victor, qui la payait d’ingratitude. Je suis peut-être la cause du départ de Jean-Charles pour la guerre, se disait-elle encore : il a fui ce toit où la tendresse lui manquait !

Parfois, elle s’écriait : « Mon Dieu, faites que mon enfant revienne ; s’il lui arrivait quelque malheur, j’en mourrais ! S’il revient, ô mon Dieu, je vous fais la promesse de l’aimer comme il mérite de l’être, et de lui donner tous les soins qu’une bonne mère doit donner, sans préférence, à tous ses enfants ! »

Maintenant, elle le voyait, cet enfant trop longtemps méconnu ; elle l’étreignait sur son cœur et aurait voulu, en une minute, réparer les fautes de plusieurs années !

Le Dr Chapais mit fin à ces transports en faisant observer délicatement à Mme  Lormier que son fils était bien fatigué et qu’il avait besoin d’un repos du corps et de l’esprit.

— Sous nos bons soins, chère madame, ajouta-t-il, notre blessé se rétablira promptement.

Puis le médecin fut un examen minutieux des blessures de Jean-Charles, et lui déclara que sa blessure à la joue était assez sérieuse, surtout à cause du froid qui s’y était introduit durant les deux nuits qu’il avait passées sur la terre humide, sans couverture, après la bataille de Châteauguay.

Il pansa soigneusement le blessé et le força à prendre le lit.

— Je reviendrai te voir demain matin, lui dit-il, en prenant congé.


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