Le vieux muet ou un Héros de Châteauguay/15

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Imprimerie du « Soleil » (p. 142-163).

LE COCHER PHILIPPE DANS SON NOUVEAU RÔLE

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Le soir même de son retour à Montréal, Philippe avait commencé à remplir le rôle que le père François lui avait assigné. Mais il s’était réservé la première partie de la soirée, de huit à neuf heures, pour aller faire la cour à sa dulcinée. Puis, après avoir soigné ses chevaux et tout mis en ordre dans l’écurie, il s’était placé, en observation, derrière les persiennes de la fenêtre qui faisait face au « Saumon d’or. »

Avant tout, s’était-il dit, il faut que je sache où demeure le muscadin ; et lorsqu’il sortira du restaurant, je le suivrai de loin.

Vers minuit, il vit sortir Victor avec quelques amis, et il se mit à le filer.

La bande était joyeuse. Évidemment on s’était amusé, ce soir-là ! Le clerc notaire avait dû payer royalement ; son nom était souvent répété et acclamé. Il était le héros de la soirée. En le quittant, pour se disperser, ses amis lui réitérèrent leurs flatteries intéressées, et Victor, tout gonflé de son importance, continua seul par les rues sombres et désertes.

Il paraît, pensa Philippe, que notre muscadin loge loin du « Saumon d’or »… Et dire que, tous les soirs, ce fou-là s’impose une aussi longue marche pour se damner… quand ce serait si facile pour lui de se sauver en restant tranquillement chez lui à servir le bon Dieu et à étudier…

Mon Dieu, que les méchants sont bêtes !

Moi si j’étais étudiant en loi, je sais bien ce que je ferais : j’étudierais la loi, babiche !

Mais ! — et il s’arrêta comme saisi de frayeur — j’y pense tout d’un coup, si j’étais étudiant en loi, je ne fréquenterais que le grand monde, et je n’aurais peut-être jamais connu Jacqueline, qui ne va pas, elle, dans le grand monde… Eh bien, bonsoir, l’étude de la loi ! bonsoir, le grand monde ! J’aime mieux garder et mon état et ma Jacqueline….

Mais, voyons ! qu’est-ce que je fais, ici, planté comme un champignon ?… Il ne faut pas que je perde le muscadin de vue, car il ne m’attendra pas, bien sûr, ce polisson-là !

Il pressa le pas pour reprendre le terrain perdu et se mettre en bonne posture d’observation. Puis continuant son monologue : Nous sommes sur la rue Saint-Denis, je crois.

Tiens ! voilà Victor qui s’arrête ! Alors, il faut que je m’arrête moi aussi, je suppose ! Il monte l’escalier de cette grande maison !

Eh, babiche ! il ne couche pas à la belle étoile, le muscadin ! Quoi ! il a une clef !

C’est commode d’avoir une clef : on peut rentrer à l’heure qu’on veut ! J’en ai une clef, moi aussi, mais c’est celle de l’écurie…

J’ai hâte de connaître le particulier qui loge cette canaille de Victor. Ça doit être du propre, car qui se ressemble s’assemble… Maintenant que l’oiseau est entré, approchons-nous et allumons une allumette pour voir le numéro de son nid. Bon, ça y est ! ce numéro-là est gravé dans ma caboche pour longtemps ! Il ne me reste plus qu’à savoir le nom du personnage qui donne asile au muscadin. Je prendrai mes renseignements de mon confrère Étienne qui connait par cœur toute la rue Saint-Denis.

Philippe retourna sur ses pas en faisant les réflexions suivantes : J’ai accepté là une tâche qui ne me déplairait pas trop si je pouvais la remplir le jour… mais ça me chiffonne de veiller aussi tard que le muscadin ! Je n’aime pas à me coucher après dix heures, moi ! et même après neuf heures, les soirs que je ne vas pas voir ma blonde…

Ah ! me disait dernièrement mon grand père, les parents élèvent mal les enfants aujourd’hui ! Dans le bon vieux temps, les jeunes gens partaient à sept heures pour aller veiller et ils revenaient à neuf heures et demie. De nos jours, tout cela est changé : les jeunes gens soupent à la vapeur, partent de la maison à six heures et demie, se promènent avec les filles dans les rues jusqu’à neuf heures, puis, alors, ils vont veiller et ne rentrent au logis qu’à minuit ! Ils font de même, paraît-il, parce que c’est la mode… A-t-on jamais entendu parler d’une mode plus stupide ! C’est la faute des parents, bien sûr !

Moi, quand je serai père de famille, (et ça viendra avant longtemps, puisque je me marie à Pâques), oui, quand je serai père de famille, je dirai aux miens sur un ton terrible : Aie ! là, vous autres, écoutez ! allez veiller, si vous voulez, chez des gens respectables ; mais, ici, il faut rentrer à neuf heures et demie, et la porte se barre à neuf heures et trois quarts juste, — c’est un quart d’heure de grâce que vous accorde ma bonté paternelle, — mais si, à cette heure-là, vous n’êtes pas arrivés : bonsoir, mes fistons ! couchez dehors… Puis quand ils rentreront, le lendemain matin, je leur donnerai une raclée qui leur fera passer le goût de veiller tard…

Oui, babiche ! c’est comme ça que je ferai quand je serai père de famille… Et si ceux qui aiment à suivre la mode viennent me corner dans les oreilles que tout cela est changé de nos jours, je leur répondrai que ce qui avait du bon sens autrefois doit en avoir encore aujourd’hui…

Je sais bien que les gens instruits ont coutume de dire que « plus ça change, plus c’est la même chose » ; mais moi je trouve que quand ça change, ça n’est pas la même chose…

Sont-ils drôles un peu, parfois, ces gens instruits ! Ainsi, par exemple, les deux muscadins qui ont coupé la parole au père François, l’autre jour, par ces mots : « Votre fille est muette, » savaient-ils ce qu’ils voulaient dire ? Mais, babiche ! quel rapport ces mots-là « votre fille est muette » pouvaient-ils avoir avec les paroles du père François : « Voilà pourquoi ? »… Aucun rapport, ce me semble ! On ne dira, pourtant pas que ces deux muscadins ne sont pas instruits, puisqu’ils ont peut-être usé chacun cinquante fonds de culotte sur les bancs du collège…

Je donnerais bien deux sous, par exemple, à celui qui pourrait m’expliquer comment il se fait que l’ignorant, lui, quand il parle, est compris de tout le monde, tandis que l’homme instruit, avec sa fricassée de grands mots et de proverbes, n’est compris que de ses pareils…

À quoi sert donc l’instruction, babiche ! si c’est l’ignorance qui rend le langage compréhensible !

L’année dernière, encore par exemple, je souffrais d’un mal d’yeux épouvantable. Je m’en vas chez le vieux Dr Buller, qui fait le métier spécial de soigner les maladies des yeux.

Il me regarde longtemps — je veux dire mes yeux —.

Bon ! Je lui demande s’il connait ma maladie.

— Oui, répond-il, en me jetant par la tête sept ou huit mots longs comme le bras…

— Pardon, docteur, lui dis-je : voulez-vous avoir la bonté de me mettre ça par écrit, et je l’étudierai quand je serai rendu chez-moi.

Il me donna par écrit les noms de mes maladies — car il paraît que j’en avais plusieurs… — Une fois rendu chez-moi, je me mis à épeler les mots suivants : « Conjacquetuvite chronique ; Hyp… hyp… — Ma foi ! j’aime mieux dire : hip ! hip ! hourra ! — Hypéros…resthésie… ratatine… — non, c’t pas ça — rétinienne, — oui, c’st ça ! — Obstruc… obstrucstation du conduit, lacry… — non, pas encore ça — sacremal ; Ratracissement des canaux ex… excré… — non — excrotteurs.

Bon ! je les ai !

J’ai toujours de la misère à enfiler ces babiches de mots-là…

Je ne les comprenais pas, comme de raison ! Alors, j’ai pris le plus gros dictionnaire de M. Normandeau, et j’ai tâché de faire avec ces grands mots une phrase qui pouvait avoir du bon sens, et je n’en suis pas venu à bout ! À la fin des fins, j’y ai renoncé, car, ma foi d’honneur ! je crois que je serais devenu fou !

Eh, babiche ! on ne dira toujours pas que le vieux Dr Buller n’est pas un homme instruit, puisqu’il a étudié à Paris et à Londres…

Bon, me voilà rendu. Où est ma clef, à c’tte heure ? Ah ! la voilà…

Il ouvrit la porte de l’écurie en disant : « Comme Victor, j’ai l’avantage de rentrer à l’heure que ça me plaît ; mais, par exemple, j’ai assez d’esprit dans la caboche pour ne pas abuser de cet avantage ! D’ailleurs, ça ne ferait pas longtemps avec M. Normandeau ! babiche, non !

M. Normandeau ! Ça, c’est un p’tit homme qui sait se tenir ! On ne peut pas lui ôter un cheveu de la tête ! Mais, j’y pense : ça ne serait pas facile non plus de lui en ôter des cheveux, à ce bon M. Normandeau, car il est chauve comme une citrouille !

N’importe ! ce que je veux dire, c’est qu’il peut marcher la tête haute, même avec une perruque…


En partant de Sainte-R…, Philippe avait conçu l’idée de faire danser à Victor un rigodon d’un nouveau genre. Mais le deuxième soir, il n’avait pas osé mettre son idée à exécution, parce que Victor se trouvait en compagnie de plusieurs amis.

Le troisième soir, le clerc notaire était entré seul au « Saumon d’or », et ses amis ne semblait pas être venus l’y rejoindre.

Philippe était à son poste.

Il est minuit, pensa-t-il ; c’est l’heure de sortie de notre muscadin.

Moi, je me contente de fréquenter Jacqueline trois soirs par semaine, et je ne fais qu’une heure de jasette avec elle. Le muscadin, lui, va voir les filles tous les soirs, et encore il ne déménage jamais avant minuit…

Arrête un peu, mon fiston ! comme dit le père François, je vas stopper tes fréquentations !

Mais ! il ne sort toujours pas, l’animal…

Oui, le voilà !

Victor avait dû prendre un verre de trop car il marchait en titubant.

Philippe, qui avait l’agilité du singe, s’était costumé en fantôme, et, monté sur des échasses qui lui donnaient une taille de dix pieds, il attendait Victor, dans l’obscurité, un fouet à la main.

Quand Victor voulut tourner l’angle de la rue Sainte-C…, le fantôme se plaça devant lui, en disant d’une voix sépulcrale : « Misérable ! qu’as-tu fait de l’argent que ton frère a gagné, au prix de son sang, à la bataille de Châteauguay ? »

Et, vlan ! vlan ! il lui cingla les jambes avec la corde à nœuds de son fouet !

— Pardon ! pitié ! miséricorde ! supplia Victor, en retrouvant subitement toutes ses facultés.

— Marche ! commanda le fantôme, en se rangeant pour laisser passer Victor.

Celui-ci profita de ce mouvement pour se sauver à toute vitesse ; mais en quatre enjambées, le fantôme fut sur ses talons et lui administra des coups de fouet épouvantables, en criant :

« Danse le rigodon du diable ! danse plus fort que ça, misérable ! canaille ! voleur ! toi qui as dépensé dans la débauche le pur argent de ta famille ! »

Vlan ! vlan ! vlan !

Et, à chaque coup de fouet, Victor criait et sautait comme un chat enragé…

Pardon ! miséricorde ! hurlait-il !

— Danse maintenant le rigodon du « Saumon d’or ! » commanda l’impitoyable fantôme !

— Et les coups redoublèrent sur les maigres jambes du clerc notaire, qui perdit l’équilibre et roula sur la chaussée…

Puis le fantôme disparut en apercevant, dans le lointain, la binette d’un constable, que les cris du danseur avaient attiré.

Débrouille-toi comme tu pourras ! pensa Philippe, en regagnant l’écurie. Je ne veux pas avoir de démêlés avec la police, moi ! Bonsoir, Victor ! Bonsoir, la compagnie !

Victor, soutenu par le constable qui l’avait ramassé dans la rue, se rendit à son logis en boitant et en gémissant. Aux questions que lui posa le policier, il répondit d’une manière évasive. Il n’aimait pas du tout à mettre la police au courant de ses petites affaires ; et s’il avait accepté l’aide du constable, c’est parce qu’il s’était senti incapable de se rendre seul chez-lui. D’ailleurs, il redoutait encore l’apparition du terrible fantôme…

C’est avec la plus grande difficulté qu’il réussit à gravir l’escalier qui conduisait à sa chambre.

La douleur était affreuse : il aurait crié, hurlé ! mais il fallait que personne, dans la maison, n’eût connaissance de son odyssée !

Si, demain, pensa-t-il, il m’est impossible de sortir, je dirai à Mme  de Courcy que l’excès de travail me force à prendre quelques jours de repos…

Ses jambes étaient enflées comme des traversins et bariolées comme des arcs-en-ciel ! Il les lava, les frotta avec de la glycérine et les enveloppa du mieux qu’il pût avec des bandelettes de toile.

Malgré le besoin qu’il ressentait de se mettre au lit, il resta assis dans son fauteuil, les yeux grands et fixes comme ceux d’un halluciné…

Il lui semblait voir encore le fantôme s’approcher, le fouet à la main ! Il lui semblait aussi entendre ces paroles : « Danse le rigodon du diable ! Misérable ! qu’as-tu fait de l’argent que ton frère a gagné, au prix de son sang, à la bataille de Châteauguay ! »

Parfois, il lui prenait des envies d’appeler à son secours, mais la crainte de laisser deviner la cause de ses souffrances, lui fermait la bouche…

Pauvre malheureux ! il ne dépendait que de lui pourtant d’adoucir ses souffrances !

La prière lui aurait fait du bien ; le crucifix doré l’y invitait, mais il en détournait les yeux ! Ce jeune libertin n’avait qu’un regret : celui de ne pouvoir retourner le lendemain à ses plaisirs immondes…

« Alors, sembla lui dire le divin crucifié, puisqu’il en est ainsi, souffre donc, misérable ! »

La frayeur de Victor se dissipa un peu quand l’aurore vint éclairer sa chambre.

Il souffla sa bougie et se mit au lit avec l’espoir de trouver bientôt dans le sommeil l’oubli de ses tortures. Mais le sommeil s’obstina longtemps à fuir ses paupières, et ce n’est, que vers les six heures qu’il pût s’endormir.

Notre étudiant avait l’habitude de se lever à sept heures, et de déjeuner à sept heures et demie. Mais, ce matin-là, à huit heures, Mme  de Courcy constatant que le jeune homme n’était pas encore descendu, alla frapper à la porte de sa chambre. Ne recevant de lui, pour toute réponse, que des ronflements capables de réveiller les sourds, elle se retira discrètement, et recommanda à la servante de ne faire aucun bruit, afin de ne pas déranger ce cher enfant, qui méritait bien de prendre un petit congé…

Victor dormit jusqu’à onze heures.

Alors, il voulut se lever, mais le mouvement qu’il fit, eut l’effet de raviver toutes les douleurs de la veille, et il retomba sur son lit en poussant un gémissement !

En entendant ce bruit plaintif, Mme  de Courcy accourut, ouvrit la porte et recula de surprise en voyant la figure pâle et souffrante du jeune homme.

— Mon Dieu ! qu’avez-vous ? s’écria-t-elle.

— Je suis un peu souffrant, madame, mais ce ne sera rien…

Je cours chercher un médecin !

— Merci ! madame. Donnez-moi un crayon et une feuille de papier, s’il vous plait ; je vais écrire à un médecin de mes amis.

Le jeune homme traça quelques lignes qu’il mit sous enveloppe, à l’adresse d’un jeune médecin qui recrutait sa clientèle parmi les habitués du « Saumon d’or, » et il remit ce pli à la brave femme, en la priant de le faire parvenir à son adresse.

À midi, le Dr Lamouche était auprès de Victor, qu’il trouva dans un piteux état. Le médecin resta longtemps en tête à tête avec son malade.

Leur entretien roula sur des choses qu’une plume honnête ne doit pas répéter.

— Tu es condamné, lui dit le Dr Lamouche, en se levant pour partir, à garder la chambre durant deux semaines. Je viendrai te voir souvent avec les amis pour te désennuyer.

— Merci. Répète bien à Mme  de Courcy et au notaire Archambault ce que je viens de te dire : ces bonnes âmes vont mordre tout de suite à cette blague-là !

Mme  de Courcy, qui était très inquiète, guettait la sortie du jeune disciple d’Esculape.

— Eh bien ! docteur, est-ce que notre cher Victor est sérieusement malade ?

— Non, madame ; il souffre de cette maladie qu’on appelle vulgairement le surmenage intellectuel, et qu’on rencontre fréquemment chez les jeunes gens qui sont, comme Victor, passionnés pour l’étude. Il en sera quitte pour un repos de quinze jours.

— N’épargnez rien, docteur, et c’est moi qui paierai la note.

— Oh, madame ! Victor est mon ami, et je lui suis entièrement dévoué ; je le visiterai souvent et lui prodiguerai tous mes soins.

En se rendant chez le notaire Archambault, le Dr Lamouche se disait, en pensant à Mme  de Courcy : « Oui, ma vieille, tu peux être certaine de la payer, la note, et dans les grands prix, s’il vous plaît… »

Le Dr Lamouche trouva le notaire à son étude. Il déclina ses titres et expliqua l’objet de sa visite.

— Ce cher jeune homme ! dit le bon notaire ; il y a longtemps que je remarque sur sa figure une pâleur étrange, que j’attribuais à l’ennui : il aime tant sa famille !

Mais si, comme vous le dites, il consacre toutes ses soirées à l’étude, je ne suis pas surpris de l’altération de sa santé. Je lui impose peut-être aussi trop d’ouvrage : je le ménagerai plus à l’avenir.

Soignez-le bien, docteur, et, comme ce garçon n’est pas riche, vous pourrez m’envoyer votre compte.

— Mais, vous n’y pensez pas, notaire ! Victor est un de mes amis, et je n’entends pas me faire payer pour les soins que je lui donnerai !

— Écoutez, docteur, reprit le notaire ; j’insiste pour que vous me présentiez votre compte.

— Enfin, puisque vous le voulez ! Je me rendrai à votre désir ! dit le Dr Lamouche, en prenant congé du généreux notaire.

En voilà encore un qui s’obstine à vouloir payer la note ! Tant mieux ! pas de refus, mon bonhomme ! J’accepte avec d’autant plus de plaisir que je n’espérais rien de mon client Victor, excepté la politesse de quelques petits verres qu’il m’aurait payés par ci par là. Mais je compte toujours sur la politesse des petits verres… car je ne ferai jamais connaître à mon ami la générosité de Mme  de Courcy et du notaire à mon égard. Je parle déjà de leur générosité, et je maintiens le mot. Il faudra bien qu’ils se montrent généreux, ou sinon… je leur servirai du papier timbré !

Ces réflexions caractérisent suffisamment le Dr Lamouche et montrent qu’il était le digne émule de Victor Lormier !

Le cocher Philippe se trompait grandement s’il s’imaginait que le clerc notaire l’avait pris pour un fantôme. Car Victor n’était pas un superstitieux, mais un être excessivement nerveux et craintif.

Et si on l’a vu trembler et se jeter aux pieds du fantôme, en implorant sa pitié, ce n’était pas parce qu’il croyait avoir affaire à un revenant, mais plutôt parce qu’il espérait, par ses lamentations, se soustraire aux coups du fouet qui sifflait à ses oreilles, après lui avoir déjà pincé les jambes ! Mais comme toutes les personnes nerveuses, il avait l’esprit très impressionnable, et l’impression durait chez lui aussi longtemps que l’agitation des nerfs. Voilà pourquoi il avait passé toute la nuit du rigodon à trembler. Mais, le lendemain, ses nerfs s’étant apaisés, il avait repris sa lucidité et son aplomb habituel. Il ne lui restait plus qu’à faire disparaître les ecchymoses qu’il portait sur les jambes.

Le clerc notaire, qui n’avait pas de secret pour le Dr Lamouche, avait conté à celui-ci la raclée que le pseudo-fantôme lui avait administrée, la veille, et tous les deux cherchèrent à découvrir quel pouvait être l’auteur de cette brusque et brutale attaque.

— Ne te connais-tu pas d’ennemis, à Montréal ? lui avait demandé le Dr Lamouche.

— Ma foi, non ! je n’ai que des relations amicales avec tous ceux que j’ai rencontrés au « Saumon d’or » ou ailleurs

— Pourrais-tu reconnaître ton agresseur ?

— Non. Sa figure était cachée sous un masque effrayant.

— Sa voix ne t’a-t-elle pas frappé ?

— Non ; c’est son fouet seulement qui m’a frappé… Sa voix m’est complètement inconnue.

— Eh bien ! mon cher, j’y perds mon latin. Et tu ne veux pas confier cette affaire-là à la police ?

— Non, certes ! Je suis trop modeste, vois-tu, pour me mettre ainsi en évidence ! Et d’ailleurs, je t’avouerai que je crains et les constables et leurs services : Timeo danaos et dona ferentes… Je préfère diriger moi-même mon enquête, et je compte sur ton précieux concours pour la mener à bonne fin.

— Tu peux y compter, mon cher ami ; nous aviserons.

Quelques instants après le départ du Dr Lamouche, Victor reçut une lettre du curé de Sainte-R…

La lecture de cette épître agaça ses nerfs et lui mit la rage au cœur. Dans son mouvement de colère, il froissa le papier, et il allait le déchirer, lorsqu’il parut se raviser. Il ferma les yeux et réfléchit longtemps. Puis, devenu plus calme, il relut la lettre une seconde fois, et murmura : « Ce calotin ! qui se permet de me donner des conseils ! J’ai bonne envie de lui répondre de se mêler de ses affaires ! Mais, pourtant, si je veux atteindre le but que j’ai en vue, j’ai besoin de ne pas perdre la confiance de mon curé. Je dois, au contraire, convaincre ce petit saint que je mérite son estime. Et quand j’aurai réalisé le rêve qui m’apportera la fortune, je me moquerai pas mal de l’estime du curé Faguy et de l’argent de Jean-Charles… Il me faut donc bien réfléchir avant de lui répondre.

Le lecteur saura, plus tard, pourquoi le clerc notaire tenait tant à mériter la confiance de son curé, et pourquoi aussi il désirait obtenir le titre de notaire.

Le curé, pensa Victor, doit tenir ses renseignements du pseudo-fantôme, puisqu’il parle de mes fréquentes visites au « Saumon d’or » et de l’argent de Jean-Charles que j’y ai dépensé.

Je vois que j’ai une forte partie à jouer, si je veux ménager le diable et le curé… La partie est d’autant plus forte et difficile que j’ai à combattre, ici, des ennemis invisibles. Si encore je connaissais ce vengeur de la morale qui simule le fantôme, je pourrais peut-être lui tailler des croupières ; mais… je ne le connais pas, l’animal !

N’importe ! chaque chose viendra en son temps ; et l’essentiel, pour le présent, c’est d’amadouer l’abbé Faguy. Je m’occuperai du fantôme une autre fois !

Il s’assit confortablement dans son lit, plaça un carton sur ses genoux, prit une plume et écrivit ce qui suit :


« Vénérable et cher monsieur,

« J’ai l’honneur d’accuser la réception de votre lettre du 7 du courant ; et, en réponse, de vous dire que sa lecture m’a causé autant de surprise que de chagrin. Oui, je suis surpris qu’on m’accuse de mener, à Montréal, une vie de Sardanapale, quand, en réalité, je mène plutôt une existence d’anachorète, m’efforçant de remplir à la lettre mes devoirs de chrétien et d’étudiant.

« J’ai bien quelques légères peccadilles à me reprocher, comme, par exemple, de m’être laissé entraîner deux fois, par de prétendus amis, au restaurant du « Saumon d’or », que je ne connaissais pas, et d’y avoir vidé quelques verres de vin.

« Mais, Dieu merci ! J’ai eu la force de briser promptement les liens qui m’unissaient à ces amis d’un jour, et je ne suis plus retourné dans ce lieu infâme.

« J’ai traité rudement ces misérables, et je crois que ce sont eux, qui, par vengeance, vous ont fait de faux rapports sur mon compte. Je leur pardonne ces calomnies, et je prie le bon Dieu de les leur pardonner aussi. Mais, comme je tiens à mériter la confiance que vous m’avez toujours témoignée, je vous supplie, avant d’ajouter créance à des accusations aussi graves, de bien vouloir vous adresser à des personnes dignes de foi pour obtenir des renseignements complets relativement à ma conduite. Et, à cette fin, je prends la liberté de vous mentionner Mme  de Courcy, chez qui je demeure, et mon patron, M. le notaire Archambault. Je ne crains pas le verdict que rendront ces personnes si éminemment respectables, et qui sont, depuis plusieurs mois, les témoins quotidiens de ma conduite.

« Quant à l’argent que j’ai reçu de mon bien-aimé frère et de ma famille, je vous certifie que j’en ai fait un usage honorable.

« Je sais que j’ai des défauts (eh, mon Dieu ! qui peut se vanter de n’en pas avoir !) mais je vous donne ma parole de gentilhomme que je mets en pratique, ici, les principes d’honneur et d’équité que vous proclamez avec tant d’éloquence du haut de la chaire de vérité, et de plus que je suis les bons exemples que n’ont cessé de me donner mes parents chéris.

« Je souffre d’être obligé de vivre éloigné de ma famille et de ma paroisse natale ; mais je m’impose ce cruel sacrifice pour étudier une profession que j’aime et que j’ai le désir d’exercer dans ma belle paroisse. Car, aussitôt que je serai admis à la pratique du notariat, je m’empresserai de fuir Montréal pour aller goûter, dans le travail, les ineffables joies de cette vie si paisible et si heureuse que l’on coule à l’ombre du clocher de Sainte-R…

« Je vous remercie de l’intérêt que vous me portez, et je me recommande à vos bonnes prières et à celles de mes pieux parents.

« Veuillez croire, vénérable et cher monsieur, à l’affection bien sincère et à la vive gratitude de votre paroissien toujours dévoué. »

Victor Lormier.

Hum ! fit-il, après avoir relu sa lettre ; je crois que le saint homme va mordre à l’hameçon.

La veille au soir, avant de se mettre au lit, Philippe voulut écrire au vieux serviteur François, et il le fit dans les termes suivants :


« Cher père François,

« Je mets la main à la plume pour vous dire que je viens de laisser le muscadin dans la rue, les quatre fers en l’air ! Je lui ai fait danser, avec mon meilleur fouet, un rigodon qui a duré un quart d’heure. Je lui ai étrillé les jambes comme je fais à un poulain mal-propre et fringuant !

« J’aurais donné deux sous pour vous avoir comme témoin !

« Le rigodon a eu lieu, à minuit, à quelques pas du « Saumon d’or », d’où Victor venait de sortir seul et un peu gris.

« Le muscadin était venu au restaurant la veille et l’avant-veille, mais je n’ai pas osé lui présenter mes saluts ces soirs-là, parce qu’il était avec d’autres gars qui devaient sentir le musc et le whiskey…

« Pendant que je graissais mon archet — je veux dire mon fouet — pour faire danser encore le muscadin, j’ai vu venir un homme avec des boutons jaunes sur le ventre, et je me suis caché pour voir ce qui allait se passer. Le nouveau venu était un constable que je connais bien. Il a été obligé de relever notre danseur, qui était hors d’haleine, et d’aller le reconduire chez lui, car il ne pouvait plus se porter sur les béquilles, et il geignait à faire pleurer les cailloux !

« À propos, je sais où niche l’oiseau et j’irai rôder autour de son nid, de temps à autre. Mais je pense qu’il ne sortira pas d’ici à quelques jours…

« C’est toujours autant de pris contre le diable et peut-être pour le bon Dieu… car qui sait si les nœuds de mon fouet n’auraient pas, par hasard, touché en passant le cœur du muscadin…

« Je vous écrirai encore quand j’aurai des nouvelles fraîches.

« J’ai retrouvé Jacqueline plus joyeuse et plus aimable que jamais. J’ai bien hâte que Pâques arrive ! Je m’aperçois, à cette heure, que j’ai fait une sottise en fixant mon mariage à une date aussi éloignée…

« Si c’était à recomm… mais c’est fait, n’en parlons plus !

« Je suis pour la vie votre ami fidèle. »

Philippe.