Le vieux muet ou un Héros de Châteauguay/16

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Imprimerie du « Soleil » (p. 164-172).

UN TRIO DE NOBLES CŒURS

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Jean-Charles était toujours l’objet des soins empressés du Dr Chapais, de l’abbé Faguy et du vieux François. Tous rivalisaient de zèle et de délicatesse pour hâter son rétablissement, et tromper les ennuis de sa réclusion.

Tout danger avait disparu, et même le médecin assurait que, dans quelques jours, le blessé serait en pleine convalescence.

Les longues veilles au chevet du malade, les inquiétudes que lui avait inspirées son état, avaient lourdement pesé sur l’âme et le corps de l’excellent prêtre. Il s’était produit chez-lui une dépression grave, et un moment, on avait craint pour sa santé. Mais le repos du corps et la tranquillité de l’esprit eurent raison de ces défaillances, et bientôt, aux devoirs de son ministère, il put ajouter l’étude, qu’il avait négligée depuis quelque temps.

Le vieux serviteur, lui, bien que souvent préoccupé de l’inconduite de Victor, se montrait joyeux et assidu auprès de Jean-Charles,

Un matin, notre héros lui dit : « Je vous ai causé involontairement de la peine, l’autre jour, mon bon M. Latour, et je vous en demande bien pardon. »

— Mais non, M. Lormier, pas que je sache !

— Écoutez, mon bon ami ; je sais tout. Ce sont les dernières paroles que je vous ai adressées, au sujet de mon malheureux frère, qui ont provoqué votre syncope. Du reste, je connais mon pauvre frère, et je vous avoue que je tremble pour son salut, si Dieu ne fait un miracle en sa faveur ! Voyons, M. Latour, dites-moi franchement ce que vous avez appris, à Montréal, sur le compte de Victor.

Le vieillard baissa la tête, et une grosse larme, semblable à une perle, tomba de ses paupières.

— Ne craignez pas de m’offenser, reprit Jean-Charles, car je suis prêt à tout. Parlez !

Le vieux serviteur, d’une voix émue, mit le malade au courant de la vie désordonnée du clerc notaire.

— Est-ce que M. le curé sait comment mon frère se conduit à Montréal ?

— Oui. Après mon indisposition, M. le curé m’a tellement pressé de questions, que j’ai été obligé de tout lui avouer. M. l’abbé Faguy a écrit à votre frère une lettre qui devra lui toucher le cœur.

— Vous avez bien fait d’en parler à M. le curé. Je crois que son concours nous permettra d’arrêter mon frère sur la pente de l’abîme. Je me reproche amèrement d’avoir donné de l’argent à Victor, et, par là, de lui avoir fourni l’occasion d’offenser le bon Dieu. Mais je me propose, à l’avenir, avant de débourser un sou pour lui, d’exiger la production des comptes, et je ne paierai que les dettes d’une provenance honorable.

— Bonjour, bonjour, mes bons amis ! dit le curé, en entrant dans la chambre du malade.

Mais remarquant la tristesse qui était peinte sur les figures de Jean-Charles et de François, il ajouta : « Ne dirait-on pas que vous vous amusez à broyer du noir ! »…

— En effet, M. le curé, reprit notre héros, nous nous livrions à des pensées bien sombres, puisqu’il était question de Victor ! J’ai supplié mon vieil ami de me dire la vérité, toute la vérité, et maintenant je sais tout. Il m’est impossible d’abandonner mon frère, même au milieu de ses égarements ; mais, voulant mettre un frein à ses passions, j’ai décidé de ne payer que les dettes qu’il aura contractées pour des fins utiles et honorables, et encore sur la production de comptes authentiques. D’ailleurs, je sens que j’ai besoin d’économiser si je veux aider mon père à payer la pension de mes deux sœurs qui entreront, après les vacances, au couvent des religieuses de la Congrégation de Notre Dame, à Montréal, Si Victor aime nos sœurs, comme je le crois, il les visitera souvent, et ses entrevues devront lui faire beaucoup de bien. C’est dans l’espoir d’obtenir cet heureux résultat que j’ai fait consentir mon père à envoyer mes sœurs à Montréal.

— Mon cher Jean-Charles, dit l’abbé Faguy, vous agissez avec sagesse, et je ne saurais trop approuver la décision que vous avez prise à l’égard de Victor. Mais savez-vous que je commence à croire qu’on a exagéré les torts de votre frère ? À une lettre sévère que je lui ai adressée, ces jours-ci, je viens de recevoir une réponse aussi digne que rassurante. Écoutez en la lecture, ajouta le curé, d’un air triomphant.

Et il lut la lettre que nous avons citée plus haut.

— Quel tissu de mensonges et d’hypocrisies ! ne put s’empêcher de s’écrier François, dans un moment de noble indignation.

— Que dites-vous ? interrogea le curé, surpris de la hardiesse inaccoutumée de son serviteur.

— Pardon, M. le curé ! ces mots m’ont échappé, et je les retire en vous offrant toutes mes excuses ainsi qu’à M. Lormier.

— Sur quoi vous basez-vous, insista le curé, pour dire que cette lettre est un tissu de mensonges et d’hypocrisie ; voyons, parlez !

— Sur de nouveaux renseignements que je viens de recevoir de mon ami Philippe.

— Et ces renseignements ?

— Les voici ! fit simplement François, en tendant la lettre de Philippe.

La lecture de cette épître aussi franche que originale, parut convaincre l’abbé Faguy, et il la communiqua à Jean-Charles sans faire une seule remarque.

Le bon curé avait évidemment pris ses désirs généreux pour la réalité ; et d’ailleurs il était si indulgent et si droit, qu’il croyait difficilement à l’hypocrisie et à la méchanceté chez les autres. C’était un optimiste dans le sens chrétien du mot.

— Peut-on ajouter foi aux paroles de ce Philippe ? demanda Jean-Charles, en s’adressant au curé.

— Oui, répondit le curé ; je connais le cocher de M. Normandeau depuis plusieurs années, et je le tiens pour un garçon de la plus grande respectabilité ; et, du reste, je ne vois pas quel intérêt il aurait à nous tromper.

— Alors, que dois-je faire, M. le curé ?

— Mettre en pratique la décision que vous avez prise, et prier beaucoup. Quelque chose me dit que Victor se convertira. Sera-ce tôt ? sera-ce tard ? c’est le secret de Dieu ; mais nous pouvons, par nos prières, hâter sa conversion.

— Je vous demande mille pardons, M. Lormier, dit François, d’avoir augmenté votre chagrin, mais vous m’avez exprimé le désir de connaître toute la vérité, et je me suis conformé, avec regret, à votre désir.

— Merci, mon bon M. Latour ; j’aime les positions nettes. Pour combattre un mal, il est essentiel de le bien connaître.

— Maintenant, Jean-Charles, interrompit le curé, j’ai une offre à vous faire, mais je veux que vous me promettiez tout de suite de l’accepter sans discussion.

— J’hésite grandement à vous faire cette promesse. Je redoute de votre part un nouveau sacrifice, et je sais que j’ai déjà trop abusé de votre générosité…

— Que dites-vous là, Jean-Charles ! Oubliez-vous que vous m’avez sauvé la vie au péril de la vôtre, et que je ne pourrai jamais acquitter ma dette de reconnaissance ?

D’ailleurs, soyez tranquille ; il ne s’agit pas de sacrifice, mais d’un simple devoir. Écoutez-moi. Vous voulez aider votre frère, autant que l’honneur vous permettra de le faire : très bien ! Vous voulez aussi contribuer aux frais de l’instruction et de la pension de vos sœurs : très bien encore ! Mais avez-vous calculé la somme d’argent que toutes ces dépenses représenteront, d’ici à quelques années ? Avez-vous songé que votre bon père se fait vieux, — très vieux même depuis sa dernière maladie, — et que, tôt ou tard, vous serez le seul soutien de la famille ? À toutes ces questions, je réponds : non ! Je sais que vous ne tenez pas registre de vos bonnes actions, et que votre main gauche ignore ce que donne votre droite… Mais permettez-moi de compter pour vous et de m’associer à vos œuvres. Dites-moi, n’est-ce pas ? que vous acceptez d’avance mon offre.

— Eh bien ! M. le curé, je l’accepte, en priant Dieu de vous rendre au centuple le bien que vous me faites !

— Voilà ce qui s’appelle parler en chrétien ! Vous connaissez l’entraînement irrésistible qui m’attirait vers l’entomologie. Vous savez aussi que je possédais la collection d’insectes la plus complète peut-être qu’il y eût dans le pays. Eh bien ! la tragédie du bois-Panet m’a guéri de cette passion, et je me suis débarrassé de ma collection en la vendant au Dr Provencher, de Québec, pour la somme de quinze cents dollars. Et c’est cette contribution que je vous offre de grand cœur.

— Mais ! vous n’y pensez pas, M. le curé ! se récria Jean-Charles.

— Oui. j’y pense, et l’affaire est bâclée, puisque vous m’avez promis d’accepter sans discussion… Le produit des insectes et celui des peaux d’ours forment un capital de dix-neuf-cents dollars que j’ai déposés à votre crédit à la caisse d’économie de N… Voici votre livret de banque.

— Mais, fit observer le vieux François, dix-neuf-cents dollars ne forment pas une somme ronde, et je vous demande la permission de compléter les deux mille dollars en y ajoutant l’argent que M. Normandeau m’a donné, et dont je n’ai pas besoin à mon âge…

Amen ! dit le curé.

— Ha bien ! je proteste de toutes mes forces ! s’écria Jean-Charles. Non, mille fois non ! mon bon M. Latour ! Je ne peux pas et je ne dois pas accepter un pareil sacrifice de votre part…

— Pourquoi donc, M. Lormier ? Je ne suis qu’un serviteur, c’est vrai, mais je n’ai pas besoin de cet argent, moi ! J’ai, ici, le gîte, le vêtement, la nourriture et mes gages par dessus le marché. Puis je suis à la veille de mourir, et je n’ai pas d’héritiers naturels. Pourquoi refuseriez-vous à un vieillard, qui a déjà un pied dans la tombe, la satisfaction et l’honneur de contribuer à une bonne œuvre ?…

— Acceptez ! acceptez ! insista le curé. Je suis sûr que cette contribution portera bonheur et au donateur et au donataire !

Jean-Charles voulut parler, mais l’émotion qu’il ressentait le rendait incapable d’exprimer une seule parole.

Prenant les mains bienfaitrices du prêtre et du vieillard, il y déposa un baiser respectueux et une larme de reconnaissance.

Maintenant, dit le curé, mettons notre entreprise sous la protection de la Sainte-Vierge, et tout ira bien !


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