Le violon de crémone (trad. Loève-Veimars)/Chapitre I

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Traduction par Loève-Veimars.
Eugène Renduel (3p. 3-9).

LE VIOLON DE CRÉMONE.


CHAPITRE PREMIER.


Le conseiller Crespel est l’homme le plus merveilleux qui se soit offert à mes yeux, dans le cours de ma vie.

Lorsque j’arrivai à H…… où je devais séjourner quelque temps, toute la ville parlait de lui, car alors il était dans tout le feu de son originalité. Crespel s’était rendu célèbre comme juriste éclairé, et comme profond diplomate. Un souverain qui n’était pas peu puissant en Allemagne, s’était adressé à lui pour composer un mémoire, adressé à la cour impériale, relativement à un territoire sur lequel il se croyait des prétentions bien fondées. Ce mémoire produisit les plus heureux résultats, et comme Crespel s’était plaint une fois, en présence du prince, de ne pouvoir trouver une habitation commode, celui-ci, pour le récompenser, s’engaga à subvenir aux frais d’une maison, que Crespel ferait bâtir à son gré. Le prince lui laissa même le choix du terrain ; mais Crespel n’accepta pas cette dernière offre ; et il demanda que la maison fût élevée dans un jardin qu’il possédait aux portes de la ville, et dont la situation était des plus pittoresques. Il fit l’achat de tous les matériaux nécessaires, et les fit transporter au lieu désigné. Dès lors, on le vit tout le jour, vêtu d’un costume confectionné d’après ses principes particuliers, broyer la chaux, amasser les pierres, toiser, creuser et se livrer à tous les travaux manouvriers. Il ne s’était adressé à aucun architecte, il n’avait pas tracé le moindre plan. Enfin cependant, un beau jour il alla trouver un honnête maître maçon de H…, et le pria de se rendre dès le lendemain matin, au lever du jour, dans son jardin, avec un grand nombre d’ouvriers pour bâtir sa maison. Le maître maçon s’informa tout naturellement des devis, mais il fut bien surpris lorsque Crespel lui répondit qu’il n’avait pas besoin de tout cela, et que l’édifice s’achèverait bien sans ces barbouillages.

Le jour suivant, le maître maçon venu avec ses gens, trouva Crespel auprès d’une fosse tracée en carré régulier.

— C’est ici, dit le conseiller, qu’il faudra placer les fondations de ma maison ; puis, je vous prierai d’élever les quatre murailles, jusqu’à ce que je vous dise : — C’est assez.

— Sans fenêtres, sans portes, sans murs de traverse ? demanda le maçon presque épouvanté de la singularité de Crespel.

— Comme je vous le dis, mon brave homme, répondit tranquillement Crespel ; le reste s’arrangera tout seul.

La promesse d’un riche paiement décida seule le maître maçon à entreprendre cette folle construction ; mais jamais édifice ne s’éleva plus joyeusement, car ce fut au milieu des éclats de rire continuels des travailleurs, qui ne quittaient jamais le terrain où ils avaient à boire et à manger en abondance. Ainsi les quatre murailles montèrent dans les airs, avec une rapidité incroyable ; enfin, un jour Crespel s’écria : Halte ! aussitôt les pioches et les marteaux cessèrent de retentir, les travailleurs descendirent de leurs échafauds, et Crespel se vit entouré d’ouvriers qui lui demandaient ce qu’il fallait faire.

— Place ! s’écria Crespel en les écartant de la main, et courant à l’extrémité de son jardin, il se dirigea lentement vers son carré de pierres, secoua la tête d’un air mécontent en approchant d’un des murs, courut à l’autre extrémité du jardin, revint encore et secoua de nouveau sa tête. Il fit plusieurs fois ce manège, jusqu’à ce qu’enfin il alla donner droit du nez contre un pan de mur. Alors il s’écria : — Arrivez, mes amis ! faites-moi ici une porte.

En même temps, il en donna la hauteur et la largeur. On la perça aussitôt, selon les indications. Dès qu’elle fut pratiquée, il entra dans la maison et se mit à rire d’un air satisfait, lorsque le maître maçon lui fit remarquer qu’elle avait juste la hauteur d’une maison à deux étages. Crespel se promenait de long en large dans l’enceinte des quatre murs, suivi des maçons, portant pelles et pioches, et dès qu’il s’écriait : — Ici une fenêtre de six pieds de haut et de quatre de large ! là une lucarne de deux pieds ! on les exécutait aussitôt.

Ce fut justement pendant cette opération que j’arrivai à H… C’était un plaisir que de voir des milliers de gens assemblés autour du jardin, qui poussaient de grands cris de joie, quand on voyait de nouveau tomber quelque pierre, et qu’une fenêtre apparaissait subitement, là où on n’eût pas soupçonné qu’il dût s’en trouver une. Le reste de la construction de l’édifice et les autres travaux furent accomplis de cette manière et avec la même soudaineté. La singularité grotesque de toute l’entreprise, la surprise qu’on éprouva en voyant qu’après tout, la maison prenait un assez bon aspect, et surtout la libéralité de Crespel, entretinrent la bonne humeur de tous les ouvriers qui commencèrent à exécuter les projets du conseiller. Toutes les difficultés se trouvèrent ainsi vaincues, et en peu de temps, il s’éleva une grande maison qui avait extérieurement l’aspect le plus bizarre, car toutes les parties y semblaient jetées au hasard ; mais dont l’intérieur offrait mille agrémens, et dont l’arrangement était d’une commodité extrême. Tous ceux qui la visitèrent furent d’accord en cela, et moi même je ne pus en disconvenir lorsqu’une connaissance plus intime avec Crespel m’eut ouvert sa maison.