Le violon de crémone (trad. Loève-Veimars)/Chapitre IV

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Traduction par Loève-Veimars.
Eugène Renduel (3p. 33-40).

CHAPITRE IV.


J’etais déjà placé depuis deux ans à Berlin, lorsque j’entrepris un voyage dans le midi de l’Allemagne. Un soir, je vis se dessiner au crépuscule les tours de H… À mesure que j’approchais, un sentiment de malaise indéfinissable s’emparait de moi ; j’étouffais, et je fus forcé de descendre de voiture pour respirer plus librement. Mais bientôt cet abattement augmenta jusqu’à la douleur physique. Il me semblait que j’entendais les accords d’un chœur céleste qui parcourait les airs. Les tours devinrent plus distinctes, je reconnus des voix d’hommes qui entonnaient un chant sacré.

— Que se passe-t-il ? m’écriai-je avec effroi.

— Ne le voyez-vous pas ? répondit le postillon qui cheminait sur son cheval. Ne le voyez-vous pas ? ils enterrent quelqu’un au cimetière !

En effet, nous nous trouvions près d’un cimetière, et je vis un cercle d’hommes vêtus de noir, entourant une fosse qu’on se disposait à combler. Je m’étais avancé si près de la colline où se trouvalent les sépultures, que je ne pouvais plus voir dans le cimetière. Le chœur cessa, et je remarquai, du côté de la porte de la ville, d’autres hommes vêtus de noir, qui revenaient de l’enterrement. Le professeur, avec sa nièce, passa près de moi sans me reconnaître. La nièce tenait son mouchoir devant ses yeux et pleurait amèrement. Il me fut impossible d’entrer dans la ville : j’envoyai mon domestique avec la voiture à l’auberge où je devais loger, et je me mis à parcourir ces lieux que je connaissais bien, espérant ainsi faire cesser le malaise que j’éprouvais, et qui n’avait peut-être sa source que dans des causes physiques. En entrant dans une allée qui conduisait à la ville, je fus témoin d’un singulier spectacle. Je vis s’avancer, conduit par deux hommes en deuil, le conseiller Crespel qui faisait mille contorsions pour leur échapper. Il avait, comme d’ordinaire, son habit gris si singulièrement coupé, et de son petit chapeau à trois cornes qu’il portait martialement sur l’oreille, pendait un lambeau de crêpe, qui flottait à l’aventure. Il avait attaché autour de ses reins un noir ceinturon d’épée ; mais, au lieu de rapière, il y avait passé un long archet de violon. Un froid glacial s’empara de mes sens. Je le suivis lentement. Les hommes du deuil conduisirent le conseiller jusqu’à sa maison : là, il les embrassa en riant aux éclats. Lorsqu’ils se furent éloignés, les regards du conseiller se tournèrent vers moi. Il me regarda long-temps d’un œil fixe, puis il s’écria d’une voix sourde : — Soyez le bienvenu, messire étudiant : vous comprenez aussi…

À ces mots, il me prit par le bras, et, m’entraînant dans sa maison, il me fit monter dans la chambre où se trouvaient ses violons. Ils étaient tous couverts de voiles noirs ; mais le beau violon de Crémone, sculpté, manquait ; à sa place, on avait suspendu une couronne de cyprès. Je compris ce qui était arrivé. — Antonie ! ah ! Antonie, m’écriai-je dans un affreux désespoir. Le conseiller resta devant moi, immobile, les bras croisés sur sa poitrine. Je montrai du doigt la couronne de cyprès.

— Lorsqu’elle mourut, dit le conseiller d’une voix affaiblie et solennelle, lorsqu’elle mourut, l’archet de ce violon se brisa avec fracas, et la table d’harmonie tomba en éclats. Cet instrument fidèle ne pouvait exister qu’avec elle ; il est dans sa tombe, enseveli avec elle !

Profondement ému, je tombai sur un siège ; mais le conseiller se mit à chanter d’une voix rauque une chanson joyeuse. C’était un spectacle affreux que de le voir sauter et tourner sur un pied, tandis que le crêpe de son chapeau battait, en flottant, les violons attachés à la muraille. Je ne pus retenir un cri d’effroi, lorsque le crêpe vint frapper mon visage, au moment où le conseiller passa devant moi, en tournant rapidement. Il me semblait qu’il allait m’envelopper avec lui dans les voiles funèbres qui obscurcissaient son intelligence. Tout à coup il s’arrêta devant moi, et me dit de sa voix modulée : — Mon fils ! pourquoi crier ainsi ? as-tu vu l’ange de la mort ? il précède toujours la cérémonie.

Il s’avança au milieu de la chambre, arracha l’archet de son ceinturon, le leva des deux mains au-dessus de sa tête, et le brisa si violemment qu’il vola en mille débris. Crespel s’écria en riant hautement : — Maintenant la baguette est brisée sur moi[1] Oh, je suis libre !  : — Libre ! Vivat ! je suis libre ! je ne ferai plus de violons ! — Plus de violons ! Viva la libertà ! — Et il se remit à chanter d’une façon terrible sa joyeuse chanson, et à sauter dans la chambre. Plein d’horreur, je me disposais à m’échapper, mais le conseiller me retint d’une main vigoureuse, tout en me disant d’un ton calme ; — Restez, messire étudiant. Ne prenez pas pour de la folie ces accès d’une douleur qui me tue ; tout cela n’est arrivé que parce que je me suis fait dernièrement une robe de chambre dans laquelle je voulais avoir l’air du destin ou de Dieu ! — Il continua à parler sans suite et sans raison, et finit par tomber accablé d’épuisement et de fatigue. La vieille servante accourut à mes cris, et je respirai lorsque je me trouvai enfin en liberté.

Je ne doutai pas un instant que Crespel n’eût perdu l’esprit. Le professeur prétendit le contraire. — Il y a des hommes, dit-il, auxquels la nature ou des circonstances particulières ont retiré le voile sous lequel nous commettons nos folies sans être remarqués. Ils ressemblent à ces insectes qu’on a dépouillés de leur peau, et qui nous apparaissent avec le jeu de leurs muscles à découvert. Tout ce qui est pensée en nous est action dans Crespel. Mais ce sont des éclairs. La mort d’Antonie a forcé tous ses ressorts ; demain déjà, j’en suis sûr, il reprendra sa route ordinaire.

En effet, le conseiller se montra le lendemain dans son état habituel ; seulement il déclara qu’il ne ferait plus de violons, et qu’il ne jouerait jamais de cet instrument. Depuis j’ai appris qu’il avait tenu sa parole.

  1. C’est ainsi qu’on annonce un arrêt de mort en Allemagne.

    Trad.