Le vol sans battement/Conseils d’ami
CONSEILS D’AMI
Tout bien pesé, tout bien analysé, j’ai la conviction profonde que les divergences d’opinions qui divisent ceux qui s’occupent de l’étude de la locomotion aérienne reposent sur le non-savoir.
Les penseurs ont pensé, mais ils n’ont pas vu.
Adressez-moi le plus fanatique des partisans du ballon ou du vol ramé, qu’il reste avec moi seulement quelques jours, et si je n’en fais pas un converti au vol à la voile, non un converti bénin, mais au contraire un fanatique irréductible, je veux bien être frappé de cécité.
Demandez plutôt à M. Albert Bazin à M. S. Drzewiecki ce qu’ils pensent de mon observatoire, combien il y a de milans et de corbeaux en vue, ce qu’ils pensent du vol du percnoptère et surtout du grand vautour, qu’ils n’ont fait, hélas ! qu’entrevoir. Il y a au Caire cent fois plus de voiliers en l’air qu’il n’y a de rameurs en vue à Paris.
Cependant, je dois constater un fait : c’est que cette démonstration patente, de fait établi, s’atténue avec le temps. Je parle dans ce cas non seulement pour les autres, mais de ce que j’ai ressenti.
L’intelligence oublie, la foi comme le parfum s’évapore avec le temps.
Il faut donc voir d’abord, puis voir souvent, si on veut se sentir à chaque instant de force à se mesurer avec les défaillances intellectuelles par la vue de l’évolution.
Au fait, est-ce bien un bon conseil que je donne là ? Est-il réellement bon de s’inoculer un virus aussi actif que celui de l’amour de l’aviation ?
J’en doute fort. Et à ce propos-là, entre nous, en ami bien sincère, si vous n’êtes pas encore pris, précisément empoigné par ce problème, laissez-le, abandonnez-le, n’y pensez plus ; c’est une terrible maladie que vous éviterez.
J’aurais bien dû suivre le conseil que je donne ! mais, je ne savais pas d’abord ; puis je n’aurais pas pu.
J’ai réussi à passer une fois plusieurs mois sans y penser. Je me croyais guéri, quand, un beau jour, levant les yeux en l’air par le plus grand des hasards, je vis un magnifique arrian. Oh ! ce fut fini ! tant qu’il fut en vue, je fus cloué sur place. Et, franchement, il y avait de quoi être immobilisé.
Il passait là-haut luttant lentement contre un vent de tempête pareil à nos grandes bises, avançant peu à peu contre ce puissant courant aérien avec une régularité singulière. De temps en temps, pour résister à ces bourrasques qu’on percevait d’en bas, il s’élevait sans reculer et sans avancer, mais gagnait une hauteur considérable.
C’est surtout cette lenteur qui stupéfie, c’est cette faculté de pénétration quand même dans ce vent violent qui donne le mal de l’aviation. Puis, quand il se mit à décrire ses orbes, ce fut une amplitude indescriptible.
Que Dieu vous préserve d’un pareil spectacle !
Et après qu’il eut disparu, cette majesté dans les allures me poursuivait. Tout ce qu’il avait produit comme acte de vol était d’une analyse simple, il n’y avait aucun mouvement difficile à expliquer ; tout était d’une compréhension si facile que le désir de l’imiter revint d’une façon impérieuse.
Je considère la vue d’un pareil spectacle comme un danger sérieux pour tout cerveau bien organisé pour l’analyse mécanique. Evitez-le donc tant que vous le pourrez, fermez plutôt les yeux afin de ne pas voir.
Si, par malheur, vous êtes infesté, oh ! alors, allez franchement à l’étude, saturez-vous des évolutions des maîtres, voyez souvent, toujours, vous ne saurez jamais trop.
Certainement que cette aspiration de l’intelligence vers la réalisation de ce problème poétique a été un grand mal pour beaucoup de gens. Que de ruines, de temps perdu, d’espérances détruites ! Oui ; c’est vrai, assurément. Mais il y a bien dans tout tableau un coin de ciel bleu. Le penseur étreint aussi fortement ne l’est assurément pas sans éprouver quelque jouissance. Cette pensée qu’il cache ordinairement, mais c’est au fond la joie profonde de son cœur ; ce mal est une douce caresse ; il craint sa passion, sa folie, mais il l’adore et ne peut réussir à l’oublier. Il a eu le malheur d’avoir été charmé par le planement, ce n’est pas un crime.
Ce rythme néfaste poursuit comme certains airs dont on ne peut se débarrasser. C’est un amour particulier de ce genre de mouvement, qui est, au reste, comme tout amour, une maladie ; il ne s’éteint qu’avec le temps, à la condition, cependant, qu’on ne reverra pas. Mais, si on revoit, on est bien, franchement perdu : lutter est impossible.
Heureusement, on avance, on y arrive, on le tient corps à corps, ce terrible problème.
Autrefois, il y a vingt ans, il y avait honte et déchéance à avouer une infirmité morale pareille ; aujourd’hui, il n’en est plus ainsi, on peut presque s’en vanter, et au premier succès on en sera félicité.