Le vol sans battement/Ornithorrium

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Édition Aérienne (p. 464-472).

ORNITHORIUM


(De l’étude de l’oiseau, 18 juin 1891… lettre de Drzewiecki…)

Pour la centième fois, je me répète sans honte et je dis qu’il faut étudier l’oiseau. C’est cette étude qui a toujours fait défaut chez les aviateurs.

Il est généralement très difficile d’étudier l’être ailé. Les gens qui habitent les grandes villes sont, sous ce rapport, tout à fait des déshérités ; cependant il y a remède. Le mal vient de ce que l’on dispose mal l’oiseau qu’on possède ; on rend l’observation du vol impossible et c’est ce qui entrave l’essor de l’aviation.

Que fait-on dans les grands centres ? Les grands oiseaux voiliers sans y être nombreux, n’y sont pas absolument inconnus ; les jardins zoologiques possèdent souvent des raretés qu’il est impossible de rencontrer à moins de faire des milliers de lieues, mais on les montre dans les conditions suivantes : ou tout-à-fait au complet, mais en cage ; ou en liberté, mais les ailes coupées. Voyez-vous un oiseau sans ailes !

Il ne serait pas au-dessus des moyens de ces établissements de faire d’immenses cages formées par de simples mâts sur lesquels on fixerait des filets métalliques à mailles de cinq centimètres de côté. Sur ce vaste espace, le plus grand possible, dans lequel le courant aérien circulerait librement, s’ouvriraient toutes les cages des volateurs qu’on voudrait étudier. Ils passeraient donc, à tour de rôle, ou plusieurs ensemble suivant leur sociabilité, de la captivité absolue à la liberté complète.

La rentrée en cage de l’oiseau, qui semble au premier abord le point délicat de cette question, se fait presque automatiquement : la nourriture déposée dans la petite cage décide la rentrée. L’oiseau n’a pas de défense contre ce cas, il ne comprend pas qu’il va être renfermé ; les corbeaux eux-mêmes, qui sont si fins, s’y laissent toujours prendre. Les convoitises de l’estomac priment chez eux toute autre pensée.

Cette grande cage, qui, pour bien faire, devrait avoir des centaines de mètres de côté et au moins vingt mètres de hauteur, et dont la construction se bornerait à des poteaux et à quelques centaines de kilogrammes de fil de fer, offrirait de bien intéressants spectacles. On pourrait y voir tous les grands rapaces qui, hélas ! ne produiraient pas le vol plané, mais l’ébaucheraient souvent. Les petits aigles seront déjà intéressants à la voile, et les oiseaux de la taille de la buse produiront l’illusion du vol, qui, pour être entrevu un instant, demande des voyages longs et coûteux.

On ne verra pas l’orbe ascensionnel, mais cependant on aura une idée de l’oiseau en plein mouvement ; ce ne sera pas la liberté, mais ce sera son ombre.

Au fond, et malgré tout, ce sera toujours l’oiseau captif. Dépassons !

Pourquoi ne se décide-t-on pas à mettre certains oiseaux en liberté ? Pourquoi n’obtenez-vous pas d’avoir des cygnes libres, comme la ville de Genève qui en possède au moins un cent ? Ils ne se sauvent pas. Quelle difficulté y a-t-il d’avoir des pélicans au complet ? Ils iront se promener très loin mais ils reviendront, si on sait les rendre heureux. Si, par hasard, on se décidait à oser ces acclimatations de volateurs et qu’on s’offre quelques pélicans, je ne réponds plus de l’ordre. Le pélican ! mais c’est l’anarchie pure ! Il se moquera parfaitement des règlements et des coutumes sociales. S’il a envie de coucher son gros bêta d’individu là plutôt qu’ailleurs, vous ne le déciderez pas facilement à rentrer dans les rangs. On verrait assurément plus d’une fois au Bois de Boulogne le spectacle suivant ; deux ou trois de ces gros palmipèdes barrer une route et ne pas vouloir céder la place même aux grands chevaux et aux bonnets à poils de la Garde Républicaine ; il ne faudrait rien moins que les balais des cantonniers pour débarrasser le chemin. Ils s’en iraient alors l’air furieux, dandinant lentement leur gros train de derrière, et, au fond, enchantés de la farce qu’ils viendraient de faire. J’ai raconté quelques-unes de leurs polissonneries inoffensives, mais vous trouveriez encore à en glaner une belle collection.

Donnez à ces oiseaux de petites îles pour y habiter comme on l’a fait au parc de Lyon, et vous y verrez nicher canards, mouettes, sternes, et tout ce que vous voudrez. Il est défendu aux barques d’y aborder ; ces défenses sont écrites sur des poteaux bien en vue, et le règlement est observé, parce qu’on a eu le bon esprit de les mettre sous la protection de tous. Celui qui, à Genève ou à Lyon, ferait du mal aux oiseaux se mettrait dans un mauvais cas.

Vous auriez alors une récréation amusante bien autrement instructive que celle qu’offrent les cygnes estropiés des bassins, les ramiers des squares, et l’éternel moineau qui n’a rien d’intéressant.

On objectera qu’à l’époque des émigrations tous les oiseaux partiront et seront perdus. Erreur ! à Lyon, les canards sauvages émigrent régulièrement, mais ils se dépêchent au printemps de venir reprendre possession de leur joli petit îlot de verdure où ils sont si tranquilles.

Il est probable que beaucoup d’oiseaux sauvages ne demandent pas mieux que d’habiter parmi nous, à la simple condition de les laisser vivre. Ainsi, la cigogne ; y a-t-il à douter ses intentions ? Elle niche chez nos voisins les Suisses, les Allemands, les Hollandais : pourquoi ne construirait-elle pas également son nid chez nous ? L’y décider est bien facile : lui donner un nid, laisser croître ses ailes, et surtout-ne pas la tuer comme on le fait en France.

La grue, ce splendide échassier qui vole presque comme un vautour, ne ferait probablement pas beaucoup plus de difficulté que la cigogne ; et il en serait de même d’une foule d’autres insoumis.

On pourrait faire encore bien plus beau et bien plus intéressant.

J’ai bien souvent pensé et envié voir réaliser un autre procédé que j’ai baptisé en moi du nom d’Ornithorium. Voici en quoi il consiste :

Si on disposait dans des rochers factices, quelque chose, mais en plus grand, comme le parc des Buttes-Chaumont, soit sur les bords de la mer soit sur les rives des lacs d’eau douce, comme celui de Genève ou ceux de l’Amérique du Nord, des nids bien placés pour y nicher, il est probable que les oiseaux marins pourraient y vivre heureux et s’y reproduire ; seulement, il faut qu’ils s’y sentent tout aussi en sécurité qu’ils le sont sur les falaises où ils sont nés. − Sur les bords de l’Océan, je suis persuadé qu’on acclimaterait : stercoraires, fous, cormorans, et même l’albatros. La nourriture de toute cette gent ailée coûterait bien peu : la mer serait là pour le principal repas. Lorsque ces oiseaux auraient compris que sur ce point on ne les fusille pas, la confiance naîtrait chez eux et leur permettrait de se reproduire.

Croyez-vous que l’oiseau de mer adore tant que cela les tempêtes de l’eau salée ? Il les subit, mais s’en passe facilement ; témoin leur longue station d’hiver sur l’eau douce. Ils y nichent même ! Il y a des nids sans nombre dans les rochers qui bordent le Nil à la hauteur de Manfalout et de Djebel-Silsileh. Ils sont tranquilles, et c’est tout ce qu’ils demandent. Que l’eau soit douce ou salée, peu importe aux mouettes, aux goélands, aux canards de toute espèce et même aux plongeurs et aux cormorans.

Il y a de bien belles récréations à créer aux aviateurs, aux ornithologues, à tout individu qui aime étudier la nature. On y verra de tout, du grandiose, de l’étrange, du gracieux. Combien doit être intéressante la construction du nid rustique, la ponte, l’éducation de ces grosses boules de duvet qui ont toujours si bon appétit, puis la croissance et enfin les premiers vols. Et cette étude faite sur des êtres dont on ignore tout, même jusqu’au nombre d’œufs dont se compose la ponte ? Il est probable que la première couvée d’albatros fera époque dans les fastes de l’ornithologie.

L’oiseau libre, mais c’est la plus splendide récréation qu’on puisse désirer, et qui n’a aucun rapport avec celle qu’offre le même être quand il est captif.

Qui a vu de près une simple petite sterne privée sans être charmé de sa grâce tout autant au repos qu’au vol ? Quelle aisance élégante elle déploie dans ces battements lents et cadencés ! C’est tout-à-fait l’oiseau des dames, le bijou marin gracieux et sauvage. On ne peut rien voir de plus coquet que cet oiseau rustique ; cette perle de mer se balance sans efforts, avec une aisance indescriptible, sur ses longues baguettes grises, secouant même les plumes de son corps en plein vol, tout comme si elle était posée sur ses pieds, poussant de loin en loin son petit cri étrange et volant à travers les promeneurs.

Ce n’est pas gros une sterne ; cependant j’en ai vu une privée et libre à Nice qui, chaque fois qu’elle volait, stupéfiait tout le monde par le charme singulier qu’elle déployait dans la manière de se mouvoir. Elle produisait sur tous un effet attractif curieux ; au vol, on la suivait des yeux ; posée, on faisait cercle autour d’elle et on contemplait longuement cette petite merveille.

L’impression que produit l’oiseau mutilé ou en cage n’est pas agréable ; il n’attire pas. Passez devant une de ces loges du Jardin des Plantes où est prisonnier un de ces splendides rois des airs, vous serez d’abord suffoqué par une odeur repoussante, puis vous verrez un oiseau immobile, replié sur lui-même, regardant vaguement par delà l’horizon, rêvant les cimes neigeuses, ses grands mélèzes noirs, ses chasses ardentes et son grand ciel tout à lui. Quand il est libre, tant qu’il est couché ou qu’il marche, on a un instant d’illusion, mais dès qu’il ouvre les ailes et montre son malheur, son aile coupée on plaint malgré soi le pauvre estropié et on passe plus peiné que satisfait. Mais, en place, quand on le sait pourvu de ses organes de liberté, l’attention est de suite surexcitée ; on attend, on espère un départ, un soulèvement qui vous montrera une tournure inconnue dans la manière de se mouvoir des êtres ; puis, quand on l’a vu, on veut le revoir, surtout si on a eu le spectacle d’un de ces grands maîtres dont l’allure est tellement étrange qu’on ne s’y habitue jamais.

Il serait bien facile de faire sur le bord de la mer quelque chose de charmant et relativement à peu de frais. Ainsi, par exemple, choisir une petite anse naturelle entourée de rochers, pas bien grande, quelques hectares suffiraient, agrémenter les rochers qui la bordent de la manière suivante : construire, quelques mètres devant eux, un grand mur irrégulier ayant ses fondations dans la mer. Transformer l’espace compris entre ce mur et le rocher en galeries étagées destinées aux visiteurs. Dans ce mur absolument irrégulier on laisserait une foule de vides, de trous, de cavernes destinés aux êtres qu’on veut acclimater. Dans le bas se trouveraient les antres destinés aux phoques, lions marins, etc., et aux oiseaux qui ont l’habitude de nicher dans les excavations qui sont au niveau de l’eau. Plus haut, à quelques mètres d’élévation, on pourrait réserver, en retrait, des terrasses sur lesquelles se plairaient les oiseaux qui ont l’habitude de se réunir en rokerie. On pourrait peut-être réussir à créer ces agglomérations si curieuses que les pêcheurs et les baleiniers seuls connaissent.

Au-dessus de ces terrasses, très irrégulières afin de ne pas froisser la donnée pittoresque, on pourrait disposer dans cette construction de nombreux nids destinés aux fous, mouettes, goëlands, sternes, frégates, ptc. On devrait les faire très nombreux, de grandeurs différentes, d’abords variés afin d’offrir aux diverses variétés de volateurs marins un grand choix de nids. Ce serait une série de rangées de trous disposés presque au hasard, grands, petits, moyens, au choix de ces êtres dont on ignore les goûts ; mais il faut beaucoup de variétés ; il faut copier la nature et non le mur de forteresse, faire, en un mot, une étude sculpturale d’un bord de mer accidenté, d’une de ces côtes agrestes des îles du Nord qui sont criblées de nids et qu’ont seuls entrevu quelques dénicheurs islandais ou norvégiens.

J’aimerais faire le plan de cet ornithorium, je crois qu’il serait adopté par les oiseaux.

Chacune de ces cavernes aurait une ouverture donnant sur la galerie des visiteurs, munie d’une glace qui permettrait de voir ce qui s’y passe et d’étudier l’oiseau. Au moyen d’un subterfuge, il serait facile de bien voir et de n’être pas vu.

Le spectacle qu’offrirait cet ornithorium serait bien curieux. Dans le bas, le repaire des grands amphibies, l’alaitement de leurs petits, les premières leçons de natation, qu’on pourrait suivre si on avait fait un étage-sous-sol, qui serait un aquarium dans la mer libre. On pourrait suivre leurs évolutions très loin dans cette anse, qui serait comme la vraie mer toujours limpide. Plus haut, la rokerie : spectacle inouï, dont on n’a pas d’idée, qui retiendra le visiteur de longues heures en contemplation devant cet ordre social parfait, cette bonne amitié entre tous ces oiseaux d’espèces et même de genres différents. Ces promenades des manchots, pingouins, sphénisques, macareux, marchant droit comme des soldats à la parade, ces rapts d’œufs d’une couveuse à l’autre, et toujours pour le bon motif. Tout cela a un charme, un attrait empoignant qui attirera beaucoup de monde ; les désœuvrés, les indifférents même seront retenus malgré eux. Le gouvernement n’a assurément pas à s’occuper d’une création pareille, mais une ville où il y a des bains de mer pourrait en la créant faire une bonne affaire à cause de l’action attractive qu’un pareil ornithorium aurait pour les visiteurs.

La nidification de tous ces êtres sera accompagnée du magnifique spectacle de l’évolution de l’oiseau tout-à-fait à l’état de nature. Les phoques se croiront. sur leurs rochers populaires. Les pingouins pourront être étudiés dans leurs chasses aquatiques ; et dans l’air on verra en pleine allure de franche liberté les oiseaux marins qu’on n’aperçoit que momifiés dans les vitrines des muséums.

Il serait facile d’alimenter chaque nuit cette petite anse, surtout dans le commencement ; plus tard la grande mer qu’on leur livrerait pourvoierait à la nourriture complète de toutes ces colonies.

Pour qu’une pareille création puisse être établie dans des conditions de réussite, il faut pouvoir défendre sur la terre et sur l’eau les êtres que l’on acclimate. Le gouvernement ou une ville peuvent seuls avoir ce pouvoir.