Leone Leoni (RDDM)/02

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J’arrive à Milan après avoir voyagé nuit et jour sans me donner le temps de me reposer ni de réfléchir. Je descends à l’auberge où Leoni m’avait donné son adresse. Je le fais demander. On me regarde avec étonnement.

— Il ne demeure pas ici, me répond le cameriere. Il y est descendu en arrivant, et il y a loué une petite chambre où il a déposé ses effets ; mais il ne vient ici que le matin pour prendre ses lettres, faire sa barbe et s’en aller.

— Mais où loge-t-il ? demandai-je. — Je vis que le cameriere me regardait avec curiosité, avec incertitude, et que soit par respect, soit par commisération, il ne pouvait se décider à me répondre. J’eus la discrétion de ne pas insister, et je me fis conduire à la chambre que Leoni avait louée. — Si vous savez où on peut le trouver à cette heure-ci, dis-je au cameriere, allez le chercher, et dites-lui que sa sœur est arrivée.

Au bout d’une heure, Leoni arriva, les bras étendus pour m’embrasser. — Attends, lui dis-je en reculant, si tu m’as trompée jusqu’ici, n’ajoute pas un crime de plus à tous ceux que tu as commis envers moi. Tiens, regarde ce billet. Est-il de toi ? Si on a contrefait ton écriture, dis-le-moi vite, car je l’espère et j’étouffe. Leoni jeta les yeux sur le billet et devint pâle comme la mort.

— Mon Dieu ! m’écriai-je, j’espérais qu’on m’avait trompée ! Je venais vers toi avec la presque certitude de te trouver étranger à cette infamie. Je me disais : Il m’a bien fait du mal, il m’a déjà trompée ; mais malgré tout, il m’aime. S’il est vrai que je le gêne et que je lui sois nuisible, il me l’aurait dit il y a à peine un mois, lorsque je me sentais le courage de le quitter, tandis qu’il s’est jeté à mes genoux pour me supplier de rester. S’il est un intrigant et un ambitieux, il ne devait pas me retenir, car je n’ai aucune fortune, et mon amour ne lui est avantageux en rien. Pourquoi se plaindrait-il maintenant de mon importunité ? Il n’a qu’un mot à dire pour me chasser. Il sait que je suis fière. Il ne doit craindre ni mes prières ni mes reproches. Pourquoi voudrait-il m’avilir ?…

Je ne pus continuer, un flot de larmes saccadait ma voix et arrêtait mes paroles.

— Pourquoi j’aurais voulu t’avilir ? s’écria Leoni hors de lui. Pour éviter un remords de plus à ma conscience déchirée. Tu ne comprends pas cela, Juliette ! On voit bien que tu n’as jamais été criminelle !…

Il s’arrêta, je tombai sur un fauteuil, et nous restâmes attérés tous deux.

— Pauvre ange, s’écria-t-il enfin, méritais-tu d’être la compagne et la victime d’un scélérat tel que moi ! Qu’avais-tu fait à Dieu avant de naître, malheureux enfant, pour qu’il te jetât dans les bras d’un réprouvé qui te fait mourir de honte et de désespoir ? Pauvre Juliette, pauvre Juliette !

Et à son tour il versa un torrent de larmes.

— Allons, lui dis-je, je suis venue pour entendre ta justification, ou ma condamnation. Tu es coupable, je te pardonne, et je pars.

— Ne parle jamais de cela, s’écria-t-il avec véhémence. Raie à jamais ce mot-là de nos entretiens. Quand tu voudras me quitter, échappe-toi habilement sans que je puisse t’en empêcher ; mais tant qu’il me restera une goutte de sang dans les veines, je n’y consentirai pas. Tu es ma femme, tu m’appartiens, et je t’aime. Je puis te faire mourir de douleur, mais je ne peux pas te laisser partir.

— J’accepterai la douleur et la mort, lui dis-je, si tu me dis que tu m’aimes encore.

— Oui, je t’aime, je t’aime, cria-t-il avec ses transports ordinaires, je n’aime que toi, et je ne pourrai jamais en aimer une autre !

— Malheureux ! tu mens, lui dis-je. Tu as suivi ici la princesse Zagarolo.

— Oui, mais je la déteste.

— Comment ! m’écriai-je, frappée d’étonnement. Et pourquoi donc l’as-tu suivie ? Quels honteux secrets cachent donc toutes ces énigmes ? Chalm a voulu me faire entendre qu’une vile ambition t’enchaînait auprès de cette femme, qu’elle était vieille… qu’elle te payait… Ah ! quels mots vous me faites prononcer !

— Ne crois pas à ces calomnies, répondit Leoni, la princesse est jeune, belle, j’en suis amoureux…

— À la bonne heure, lui dis-je avec un profond soupir, j’aime mieux vous voir infidèle que déshonoré. Aimez-la, aimez-la beaucoup, car elle est riche et vous êtes pauvre ! Si vous l’aimez beaucoup, la richesse et la pauvreté ne seront plus que des mots entre vous. Je vous aimais ainsi, et quoique je n’eusse rien pour vivre que vos dons, je n’en rougissais pas ; à présent je m’avilirais et je vous serais insupportable. Laissez-moi donc partir. Votre obstination à me garder pour me faire mourir dans les tortures est une folie et une cruauté.

— C’est vrai, dit Leoni d’un air sombre, pars donc. Je suis un bourreau de vouloir t’en empêcher.

Il sortit d’un air désespéré. Je me jetai à genoux. Je demandai au ciel de la force, j’invoquai le souvenir de ma mère, et je me relevai pour faire de nouveau les courts apprêts de mon départ.

Quand mes malles furent refermées, je demandai des chevaux de poste pour le soir même, et en attendant je me jetai sur un lit. J’étais si accablée de fatigue et tellement brisée par le désespoir, que j’éprouvais, en m’endormant, quelque chose qui ressemblait à la paix du tombeau.

Au bout d’une heure, je fus réveillée par les embrassemens passionnés de Leoni.

— C’est en vain que tu veux partir, me dit-il, cela est au-dessus de mes forces. J’ai renvoyé tes chevaux, j’ai fait décharger tes malles. Je viens de me promener seul dans la campagne et j’ai fait mon possible pour me forcer à te perdre. J’ai résolu de ne pas te dire adieu. J’ai été chez la princesse, j’ai tâché de me figurer que je l’aimais. Je la hais et je t’aime. Il faut que tu restes. —

Ces émotions continuelles m’affaiblissaient l’ame autant que le corps ; je commençais à ne plus avoir la faculté de raisonner ; le mal et le bien, l’estime et le mépris devenaient pour moi des sons vagues, des mots que je ne voulais plus comprendre, et qui m’effrayaient comme des chiffres innombrables qu’on m’aurait dit de supputer. Leoni avait désormais sur moi plus qu’une force morale, il avait une puissance magnétique à laquelle je ne pouvais plus me soustraire. Son regard, sa voix, ses larmes agissaient sur mes nerfs autant que sur mon cœur ; je n’étais plus qu’une machine qu’il poussait à son gré dans tous les sens.

Je lui pardonnai, je m’abandonnai à ses caresses, je lui promis tout ce qu’il voulut. Il me dit que la princesse Zagarolo, étant veuve, avait songé à l’épouser ; que le court et frivole engoûment qu’il avait eu pour elle lui avait fait croire à son amour ; qu’elle s’était follement compromise pour lui, et qu’il était obligé de la ménager et de s’en détacher peu à peu ou d’avoir affaire à toute la famille.

— S’il ne s’agissait que de me battre avec tous ses frères, tous ses cousins et tous ses oncles, dit-il, je m’en soucierais fort peu ; mais ils agiront en grands seigneurs, me dénonceront comme carbonaro, et me feront jeter dans une prison où j’attendrai peut-être dix ans qu’on veuille bien examiner ma cause.

J’écoutai tous ces contes absurdes avec la crédulité d’un enfant. Leoni ne s’était jamais occupé de politique, mais j’aimais encore à me persuader que tout ce qu’il y avait de problématique dans son existence se rattachait à quelque grande entreprise de ce genre. Je consentis à passer toujours dans l’hôtel pour sa sœur, à me montrer peu dehors et jamais avec lui, enfin à le laisser absolument libre de me quitter à toute heure sur la requête de la princesse.

Cette vie fut affreuse, mais je la supportai. Les tortures de la jalousie m’étaient encore inconnues jusque-là. Elles s’éveillèrent et je les épuisai toutes. J’évitai à Leoni l’ennui de les combattre. D’ailleurs il ne me restait plus assez de force pour les exprimer. Je résolus de me laisser mourir en silence. Je me sentais assez malade pour l’espérer. L’ennui me dévorait encore plus à Milan qu’à Venise. J’y avais plus de souffrances et moins de distractions. Leoni vivait ouvertement avec la princesse Zagarolo. Il passait les soirs dans sa loge au spectacle, ou au bal avec elle. Il s’en échappait pour venir me voir un instant, et puis il retournait souper avec elle et ne rentrait que le matin à six heures. Il se couchait accablé de fatigue et souvent de mauvaise humeur. Il se levait à midi silencieux et distrait, et allait se promener en voiture avec sa maîtresse. Je les voyais souvent passer ; Leoni avait auprès d’elle cet air sagement triomphant, cette coquetterie de maintien, ces regards heureux et tendres qu’il avait eus jadis auprès de moi. Maintenant je n’avais plus que ses plaintes et le récit de ses contrariétés. Il est vrai que j’aimais mieux le voir venir à moi soucieux et dégoûté de son esclavage, que paisible et insouciant, comme cela lui arrivait quelquefois. Il semblait alors qu’il eût oublié l’amour qu’il avait eu pour moi et celui que j’avais encore pour lui. Il trouvait naturel de me confier les détails de son intimité avec une autre, et ne s’apercevait pas que le sourire de mon visage en l’écoutant était une convulsion muette de la douleur.

Un soir, au coucher du soleil, je sortais de la cathédrale où j’avais prié Dieu avec ferveur de m’appeler à lui et d’accepter mes souffrances en expiation de mes fautes. Je marchais lentement sous le magnifique portail, et je m’appuyais de temps en temps contre les piliers, car j’étais faible. Une fièvre lente me consumait. L’émotion de la prière et l’air de l’église m’avaient baignée d’une sueur froide. Je ressemblais à un spectre sorti du pavé sépulcral pour voir encore une fois les derniers rayons du jour. Un homme qui me suivait depuis quelque temps, sans que j’y fisse grande attention, me parla, et je me retournai sans surprise, sans frayeur, avec l’apathie d’un mourant. Je reconnus Henryet.

Aussitôt le souvenir de ma patrie et de ma famille se réveilla en moi avec impétuosité. J’oubliai l’étrange conduite de ce jeune homme envers moi, la puissance terrible qu’il exerçait sur Leoni, son ancien amour si mal accueilli par moi, et la haine que j’avais ressentie contre lui depuis. Je ne songeai qu’à mon père et à ma mère, et lui tendant la main avec vivacité, je l’accablai de questions. Il ne se pressa pas de me répondre, quoiqu’il parût touché de mon émotion et de mon empressement.

— Êtes-vous seule ici ? me dit-il, et puis-je causer avec vous, sans vous exposer à aucun danger ?

— Je suis seule, personne ici ne me connaît, ni ne s’occupe de moi. Asseyons-nous sur ce banc de pierre, car je suis souffrante, et pour l’amour du ciel, parlez-moi de mes parens. Il y a une année tout entière que je n’ai entendu prononcer leur nom.

— Vos parens ! dit Henryet avec tristesse. Il y en a un qui ne vous pleure plus !

— Mon père est mort ! m’écriai-je en me levant. — Henryet ne répondit pas. Je retombai accablée sur le banc, et je dis à demi-voix : Mon Dieu, qui allez me réunir à lui, faites qu’il me pardonne !

— Votre mère, dit Henryet, a été long-temps malade. Elle a essayé ensuite de se distraire ; mais elle avait perdu sa beauté dans les larmes et n’a point trouvé de consolation dans le monde.

— Mon père mort ! dis-je en joignant mes faibles mains, ma mère vieille et triste ! — Et ma tante ?

— Votre tante essaie de consoler votre mère en lui prouvant que vous ne méritez pas ses regrets ; mais votre mère ne l’écoute pas, et chaque jour elle se flétrit dans l’isolement et l’ennui. — Et vous, madame ?

Henryet prononça ces derniers mots d’un ton froid, où perçait cependant la compassion sous le mépris.

— Et moi, je me meurs, vous le voyez.

Il me prit la main, et des larmes lui vinrent aux yeux.

— Pauvre fille ! me dit-il, ce n’est pas ma faute. J’ai fait ce que j’ai pu pour vous empêcher de tomber dans ce précipice ; mais vous l’avez voulu.

— Ne parlez pas de cela, lui dis-je, il m’est impossible d’en causer avec vous. Dites-moi si ma mère m’a fait chercher après ma fuite.

— Votre mère vous a cherchée, mais pas assez. Pauvre femme ! elle était consternée, elle a manqué de présence d’esprit. Il n’y a pas de vigueur, Juliette, dans le sang dont vous êtes formée.

— Ah ! c’est vrai, lui dis-je nonchalamment. Nous étions tous indolens et pacifiques dans ma famille. Ma mère a-t-elle espéré que je reviendrais ?

— Elle l’a espéré follement et puérilement. Elle vous attend encore et vous espérera jusqu’à son dernier soupir.

Je me mis à sanglotter. Henryet me laissa pleurer sans dire un mot. Je crois qu’il pleurait aussi. J’essuyai mes yeux pour lui demander si ma mère avait été bien affligée de mon déshonneur, si elle avait rougi de moi, si elle osait encore prononcer mon nom.

— Elle l’a sans cesse à la bouche, dit Henryet. Elle conte sa douleur à tout le monde ; à présent on est blasé sur cette histoire, et on sourit quand votre mère commence à pleurer, ou bien on l’évite, en disant : Voilà encore Mme Ruyter qui va nous raconter l’enlèvement de sa fille.

J’écoutai cela sans dépit, et levant les yeux sur lui, je lui dis :

— Et vous, Henryet, me méprisez-vous ?

— Je ne vous aime ni ne vous estime plus, me répondit-il, mais je vous plains et je suis à votre service. Ma bourse est à votre disposition. Voulez-vous que j’écrive à votre mère ? Voulez-vous que je vous reconduise auprès d’elle ? Parlez, et ne craignez pas d’abuser de moi. Je n’agis pas par amitié, mais par devoir. Vous ne savez pas, Juliette, combien la vie s’adoucit pour ceux qui se font des lois et qui les observent.

Je ne répondis rien.

— Voulez-vous donc rester ici seule et abandonnée ? Combien y a-t-il de temps que votre mari vous a quittée ?

— Il ne m’a point quittée, répondis-je, nous vivons ensemble ; il s’oppose à mon départ, que je projette depuis long-temps, mais auquel je n’ai plus la force de penser. — Je retombai dans le silence ; il me donna le bras jusque chez moi. Je ne m’en aperçus qu’en arrivant. Je croyais être appuyée sur le bras de Leoni, et je travaillais à concentrer mes peines et à ne rien dire.

— Voulez-vous que je revienne demain savoir vos intentions ? me dit-il en me laissant sur le seuil.

— Oui, lui dis-je, sans penser qu’il pouvait rencontrer Leoni.

— À quelle heure ? demanda-t-il.

— Quand vous voudrez, lui répondis-je d’un air hébété.

Il vint le lendemain, peu d’instans après que Leoni fut sorti. Je ne me souvenais plus de le lui avoir permis, et je me montrai si surprise de sa visite, qu’il fut obligé de me le rappeler. Alors, me revinrent à la mémoire quelques paroles que j’avais surprises entre Leoni et ses compagnons, mais dont le sens, resté vague dans mon esprit, me semblait applicable à Henryet, et renfermer une menace de mort. Je frémis en songeant à quel danger je l’exposais. — Sortons, lui dis-je avec effroi, vous n’êtes point en sûreté ici. — Il sourit, et sa figure exprima un profond mépris pour ce danger que je redoutais.

— Croyez-moi, dit-il, en voyant que j’allais insister, l’homme dont vous parlez n’oserait lever le bras sur moi, puisqu’il n’ose pas seulement lever les yeux à la hauteur des miens.

Je ne pouvais entendre parler ainsi de Leoni. Malgré tous ses torts, toutes ses fautes, il était encore ce que j’avais de plus cher au monde. Je priai Henryet de ne point le traiter ainsi devant moi.

— Accablez-moi de mépris, lui dis-je, reprochez-moi d’être une fille sans orgueil et sans cœur, d’avoir abandonné les meilleurs parens qui furent jamais et d’avoir foulé aux pieds toutes les lois qui sont imposées à mon sexe, je ne m’en offenserai pas ; je vous écouterai en pleurant, et je ne vous serai pas moins reconnaissante des offres de service que vous m’avez faites hier. Mais laissez-moi respecter le nom de Leoni, c’est le seul bien que dans le secret de mon cœur je puisse encore opposer à l’anathème du monde.

— Respecter le nom de Leoni ! s’écria Henryet avec un rire amer, pauvre femme ! Cependant j’y consentirai si vous voulez partir pour Bruxelles. Allez consoler votre mère, rentrez dans la voie du devoir, et je vous promets de laisser en paix le misérable qui vous a perdue et que je pourrais briser comme une paille.

— Retourner auprès de ma mère ! répondis-je. Oh ! oui, mon cœur me le commande à chaque instant ; mais retourner à Bruxelles, mon orgueil me le défend. De quelle manière y serais-je traitée par toutes ces femmes qui ont été jalouses de mon éclat, et qui maintenant se réjouissent de mon abaissement ?

— Je crains, Juliette, reprit-il, que ce ne soit pas votre meilleure raison. Votre mère a une maison de campagne où vous pourriez vivre avec elle, loin de la société impitoyable. Avec votre fortune, vous pourriez vivre partout ailleurs encore où votre disgrâce ne serait pas connue, et où votre beauté et votre douceur vous feraient bientôt de nouveaux amis. Mais vous ne voulez pas quitter Leoni, convenez-en ?

— Je le veux, lui répondis-je en pleurant, mais je ne le peux pas.

— Malheureuse, malheureuse entre toutes les femmes ! dit Henryet avec tristesse, vous êtes bonne et dévouée, mais vous manquez de fierté. Là où il n’y a pas de noble orgueil, il n’y a pas de ressources. Pauvre créature faible, je vous plains de toute mon ame, car vous avez profané votre cœur, vous l’avez souillé au contact d’un cœur infâme, vous avez courbé la tête sous une main vile, vous aimez un lâche ! Je me demande comment j’ai pu vous aimer autrefois, mais je me demande aussi comment je pourrais à présent ne pas vous plaindre.

— Mais enfin, lui dis-je, effrayée et consternée de son air et de son langage, qu’a donc fait Leoni pour que vous vous croyez le droit de le traiter ainsi ?

— Doutez-vous de ce droit, madame ? Voulez-vous me dire pourquoi Leoni, qui est brave (cela est incontestable), et qui est le premier tireur d’armes que je connaisse, ne s’est jamais avisé de me chercher querelle, à moi qui n’ai jamais touché une épée de ma vie, et qui l’ai chassé de Paris avec un mot, de Bruxelles avec un regard ?

— Cela est inconcevable, dis-je avec accablement.

— Est-ce que vous ne savez pas de qui vous êtes la maîtresse ? reprit Henryet avec force ; est-ce que personne ne vous a raconté les aventures merveilleuses du chevalier Leone ? est-ce que vous n’avez jamais rougi d’avoir été sa complice et de vous être sauvée avec un escroc en pillant la boutique de votre père ?

Je laissai échapper un cri douloureux, et je cachai mon visage dans mes mains ; puis je relevai la tête en m’écriant de toutes mes forces : — Cela est faux, je n’ai jamais fait une telle bassesse ; Leoni n’en est pas plus capable que moi. Nous n’avions pas fait quarante lieues sur la route de Genève, que Leoni s’est arrêté au milieu de la nuit, a demandé un coffre et y a mis tous les bijoux pour les renvoyer à mon père.

— Êtes-vous sûre qu’il l’ait fait ? demanda Henryet en riant avec mépris.

— J’en suis sûre, m’écriai-je, j’ai vu le coffre, j’ai vu Leoni y serrer les diamans.

— Et vous êtes sûre que le coffre ne vous a pas suivie tout le reste du voyage ? vous êtes sûre qu’il n’a point été déballé à Venise ?

Ces mots furent enfin pour moi un trait de lumière si éblouissant, que je ne pus m’y soustraire. Je me rappelai tout à coup ce que j’avais cherché en vain à ressaisir dans mes souvenirs : la première circonstance où mes yeux avaient fait connaissance avec ce fatal coffret. En ce moment, les trois époques de son apparition me furent présentes et se lièrent logiquement entre elles, pour me forcer à une conclusion écrasante : premièrement la nuit passée dans le château mystérieux, où j’avais vu Leoni mettre les diamans dans ce coffre ; en second lieu, la dernière nuit passée au chalet suisse, où j’avais vu Leoni déterrer mystérieusement son trésor confié à la terre ; troisièmement la seconde journée de notre séjour à Venise, où j’avais trouvé le coffre vide et l’épingle de diamans par terre dans un reste de coton d’emballage. La visite du juif Thadée et les cent cinquante mille francs que, d’après l’entretien surpris par moi entre Leoni et ses compagnons, il lui avait comptés à notre arrivée à Venise, coïncidaient parfaitement avec le souvenir de cette matinée. Je me tordis les mains, et les levant vers le ciel : — Ainsi, m’écriai-je en me parlant à moi-même, tout est perdu jusqu’à l’estime de ma mère, tout est empoisonné jusqu’au souvenir de la Suisse ! Ces six mois d’amour et de bonheur étaient consacrés à receler un vol !

— Et à mettre en défaut les recherches de la justice, ajouta Henryet.

— Mais non ! mais non ! repris-je avec égarement, en le regardant comme pour l’interroger ; il m’aimait ! il est sûr qu’il m’a aimée. Je ne peux pas songer à ce temps-là sans retrouver la certitude de son amour. C’était un voleur qui avait dérobé une fille et une cassette, et qui aimait l’une et l’autre.

Henryet haussa les épaules ; je m’aperçus que je divaguais, et, cherchant à ressaisir ma raison, je voulus absolument savoir la cause de cet ascendant inconcevable qu’il exerçait sur Leoni.

— Vous voulez le savoir ? me dit-il. Et il réfléchit un instant. — Puis il reprit : Je vous le dirai, je puis vous le dire ; d’ailleurs il est impossible que vous ayez vécu un an avec lui sans vous en douter. Il a dû faire assez de dupes à Venise sous vos yeux…

— Faire des dupes ? lui ? comment ? Oh ! prenez garde à ce que vous dites, Henryet ; il est déjà assez chargé d’accusations.

— Je vous crois encore incapable d’être sa complice, Juliette, mais prenez garde de le devenir ; prenez garde à votre famille. Je ne sais pas jusqu’à quel point on peut être impunément la maîtresse d’un fripon.

— Vous me faites mourir de honte, monsieur, vos paroles sont cruelles ; achevez donc votre ouvrage et déchirez tout-à-fait mon cœur en m’apprenant ce qui vous donne, pour ainsi dire, droit de vie et de mort sur Leoni ; où l’avez-vous connu ? que savez-vous de sa vie passée ? Je n’en sais rien, moi, hélas ! j’ai vu en lui tant de choses contradictoires, que je ne sais plus s’il est riche ou pauvre, s’il est noble ou plébéien, je ne sais même pas si le nom qu’il porte lui appartient.

— C’est la seule chose que le hasard, répondit Henryet, lui ait épargné la peine de voler. Il s’appelle en effet Leone Leoni, et sort d’une des plus nobles maisons de Venise ; son père avait encore quelque fortune et possédait le palais que vous venez d’habiter. Il avait une tendresse illimitée pour ce fils unique, dont les précoces dispositions annonçaient une organisation supérieure. Leoni fut élevé avec soin, et dès l’âge de quinze ans parcourut la moitié de l’Europe avec son gouverneur. En cinq ans, il apprit, avec une incroyable facilité, la langue, les mœurs et la littérature des peuples qu’il traversa. La mort de son père le ramena à Venise avec son gouverneur. Ce gouverneur était l’abbé Zanini, que vous avez pu voir souvent chez vous cet hiver. Je ne sais si vous l’avez bien jugé ; c’est un homme d’une imagination vive, d’une finesse exquise, d’une instruction immense, mais d’une immoralité incroyable et d’une lâcheté certaine sous les dehors hypocrites de la tolérance et du bon sens. Il avait naturellement dépravé la conscience de son élève, et avait remplacé en lui les notions du juste et de l’injuste par une prétendue science de la vie qui consistait à faire toutes les folies amusantes, toutes les fautes profitables, toutes les bonnes et mauvaises actions qui pouvaient tenter le cœur humain. J’ai connu ce Zanini à Paris, et je me souviens de lui avoir entendu dire qu’il fallait savoir faire le mal pour savoir faire le bien, savoir jouir dans le vice pour savoir jouir dans la vertu. Cet homme, plus prudent, plus habile et plus froid que Leoni, lui est beaucoup supérieur dans sa science, et Leoni, emporté par ses passions ou dérouté par ses caprices, ne le suit que de loin et en faisant mille écarts qui doivent le perdre dans la société, et qui l’ont déjà perdu, puisqu’il est désormais à la discrétion de quelques complices cupides, et de quelques honnêtes gens dont il lassera la générosité. —

Un froid mortel glaçait mes membres tandis qu’Henryet parlait ainsi. Je fis un effort pour écouter le reste.

— À vingt ans, reprit Henryet, Leoni se trouva donc à la tête d’une fortune assez honorable, et entièrement maître de ses actions. Il était dans la plus facile position pour faire le bien ; mais il trouva son patrimoine au-dessous de son ambition, et en attendant qu’il élevât une fortune égale à ses désirs, sur je ne sais quels projets insensés ou coupables, il dévora en deux ans tout son héritage. Sa maison, qu’il fit décorer avec la richesse que vous avez vue, fut le rendez-vous de tous les jeunes gens dissipés et de toutes les femmes perdues de l’Italie. Beaucoup d’étrangers, amateurs de la vie élégante, y furent accueillis ; et c’est ainsi que Leoni, lié déjà par ses voyages avec beaucoup de gens comme il faut, établit dans tous les pays les relations les plus brillantes et s’assura les protections les plus utiles.

Dans cette nombreuse société durent s’introduire, comme il arrive partout, des intrigans et des escrocs. J’ai vu à Paris, autour de Leoni, plusieurs figures qui m’ont inspiré de la méfiance, et que je soupçonne aujourd’hui devoir former avec lui et le marquis de — une affiliation de filous de bonne compagnie. Cédant à leurs conseils, aux leçons de Zanini, ou à ses dispositions naturelles, le jeune Leoni dut s’exercer à tricher au jeu. Ce qu’il y a de certain, c’est qu’il acquit ce talent à un degré éminent, et qu’il l’a probablement mis en usage dans toutes les villes de l’Europe sans exciter la moindre méfiance. Lorsqu’il fut absolument ruiné, il quitta Venise, et se mit à voyager de nouveau en aventurier. Ici le fil de son histoire m’échappe. Zanini, par qui j’ai su une partie de ce que je viens de vous raconter, prétendait l’avoir perdu de vue depuis ce moment, et n’avoir appris que par une correspondance souvent interrompue les mille changemens de fortune et les mille intrigues de Leoni dans le monde. Il s’excusait d’avoir formé un tel élève en disant que Leoni avait pris à côté de sa doctrine, mais il excusait l’élève en louant l’habileté incroyable, la force d’ame et la présence d’esprit avec laquelle il avait conjuré le sort, traversé et vaincu l’adversité. Enfin Leoni vint à Paris avec son ami fidèle, le marquis de —, que vous connaissez, et c’est là que j’eus l’occasion de le voir et de le juger.

Ce fut Zanini qui le présenta chez la princesse de X —, dont il élevait les enfans. La supériorité d’esprit de cet homme l’avait depuis plusieurs années établi dans la société de la princesse sur un pied moins subalterne que les gouverneurs ne le sont d’ordinaire dans les grandes maisons. Il faisait les honneurs du salon, tenait le haut de la conversation, chantait admirablement, et dirigeait les concerts.

Leoni, grâce à son esprit et à ses talens, fut accueilli avec empressement et bientôt recherché avec enthousiasme. Il exerça à Paris sur certaines coteries l’empire que vous lui avez vu exercer sur toute une ville de province. Il s’y comportait magnifiquement, jouait rarement, mais toujours pour perdre des sommes immenses que gagnait généralement le marquis de —. Ce marquis fut présenté peu de temps après lui par Zanini. Quoique compatriote de Leoni, il feignait de ne pas le connaître, ou affectait d’avoir de l’éloignement pour lui. Il racontait à l’oreille de tout le monde qu’ils avaient été en rivalité d’amour à Venise, et que bien que guéris l’un et l’autre de leur passion, ils ne l’étaient point de leur inimitié. Grâce à cette fourberie, personne ne les soupçonnait d’être d’accord pour exercer leur industrie.

Ils l’exercèrent durant tout un hiver sans inspirer le moindre soupçon. Ils perdaient quelquefois immensément l’un et l’autre, mais plus souvent ils gagnaient, et ils menaient, chacun de son côté, un train de prince. Un jour un de mes amis, qui perdait énormément contre Leoni, surprit un signe imperceptible entre lui et le marquis vénitien. Il garda le silence, et les observa tous deux pendant plusieurs jours avec attention. Un soir que nous avions parié du même côté et que nous perdions toujours, il s’approcha de moi et me dit : « Regardez ces deux Italiens ; j’ai la conviction et presque la certitude qu’ils s’entendent pour tricher. Je quitte demain Paris pour une affaire extrêmement pressée ; je vous laisse le soin d’approfondir ma découverte et d’en avertir vos amis s’il y a lieu. Vous êtes un homme sage et prudent ; vous n’agirez pas, j’espère, sans bien savoir ce que vous faites. En tout cas, si vous avez quelque affaire avec ces gens-là, ne manquez pas de me nommer à eux comme le premier qui les ait accusés, et écrivez-moi ; je me charge de vider la querelle avec un des deux. » II me laissa son adresse et partit. J’examinai les deux chevaliers d’industrie, et j’acquis la certitude que mon ami ne s’était pas trompé. J’arrivai à l’entière découverte de leur mauvaise foi précisément à une soirée chez la princesse X —. Je pris aussitôt Zanini par le bras, et l’entraînant à l’écart : — Connaissez-vous bien, lui demandai-je, les deux Vénitiens que vous avez présentés ici ?

— Parfaitement, me répondit-il avec beaucoup d’aplomb, j’ai été le gouverneur de l’un d’eux, je suis l’ami de l’autre.

— Je vous en fais mon compliment, lui dis-je, ce sont deux escrocs. — Je lui fis cette réponse avec tant d’assurance, qu’il changea de visage malgré sa grande habitude de dissimulation. Je le soupçonnais d’avoir un intérêt dans leur gain, et je lui déclarai que j’allais démasquer ses deux compatriotes. Il se troubla tout-à-fait et me supplia avec instance de ne pas le faire. Il essaya de me persuader que je me trompais. Je le priai de me conduire dans sa chambre avec le marquis. Là je m’expliquai en peu de mots très clairs, et le marquis, au lieu de se disculper, pâlit et s’évanouit. Je ne sais si cette scène fut jouée par lui et l’abbé, mais ils me conjurèrent avec tant de douleur, le marquis me marqua tant de honte et de remords, que j’eus la bonhomie de me laisser fléchir. J’exigeai seulement qu’il quittât la France avec Leoni sur-le-champ. Le marquis promit tout, mais je voulus moi-même faire la même injonction à son complice, je lui ordonnai de le faire monter. Il se fit long-temps attendre ; enfin il arriva, non pas humble et tremblant comme l’autre, mais frémissant de rage et serrant les poings. Il pensait peut-être m’intimider par son insolence ; je lui répondis que j’étais prêt à lui donner toutes les satisfactions qu’il voudrait, mais que je commencerais par l’accuser publiquement. J’offris en même temps au marquis la réparation de mon ami aux mêmes conditions. L’impudence de Leoni fut déconcertée. Ses compagnons lui firent sentir qu’il était perdu s’il résistait. Il prit son parti, non sans beaucoup de résistance et de fureur, et tous deux quittèrent la maison sans reparaître au salon ; le marquis partit le lendemain pour Gênes, Leoni pour Bruxelles. J’étais resté seul avec Zanini dans sa chambre, je lui fis comprendre les soupçons qu’il m’inspirait, et le dessein que j’avais de le dénoncer à la princesse. Comme je n’avais point de preuves certaines contre lui, il fut moins humble et moins suppliant que le marquis, mais je vis qu’il n’était pas moins effrayé. Il mit en œuvre toutes les ressources de son esprit pour conquérir ma bienveillance et ma discrétion. Je lui fis avouer pourtant qu’il connaissait jusqu’à un certain point les turpitudes de son élève, et je le forçai de me raconter son histoire. En ceci Zanini manqua de prudence : il aurait dû soutenir obstinément qu’il les ignorait ; mais la dureté avec laquelle je le menaçais de dévoiler les hôtes qu’il avait introduits, lui fit perdre la tête. Je le quittai avec la conviction qu’il était un drôle aussi lâche, mais plus circonspect que les deux autres. Je lui gardai le secret par prudence pour moi-même. Je craignais que l’ascendant qu’il avait sur la princesse X — ne l’emportât sur ma loyauté, qu’il n’eût l’habileté de me faire passer auprès d’elle pour un imposteur ou pour un fou. et qu’il ne rendît ma conduite ridicule. J’étais las de cette sale aventure. Je n’y pensai plus et quittai Paris trois mois après. Vous savez quelle fut la première personne que mes yeux cherchèrent dans le bal de Delpech. J’étais encore amoureux de vous, et arrivé depuis une heure, j’ignorais que vous alliez vous marier. Je vous découvris au milieu de la foule, je m’approchai de vous, et je vis Leoni à vos côtés. Je crus faire un rêve, je crus qu’une ressemblance m’abusait. Je fis des questions, et je m’assurai que votre fiancé était le chevalier d’industrie qui m’avait volé trois ou quatre cents louis. Je n’espérai point le supplanter, je crois même que je ne le désirais pas. Succéder dans votre cœur à un pareil homme, essuyer peut-être sur vos joues la trace de ses baisers, était une pensée qui glaçait mon amour. Mais je jurai qu’une fille innocente et qu’une honnête famille ne seraient pas dupes d’un misérable. Vous savez que notre explication ne fut ni longue ni verbeuse ; mais votre fatale passion fit échouer l’effort que je faisais pour vous sauver. —

Henryet se tut. Je baissai la tête, j’étais accablée, il me semblait que je ne pourrais plus regarder personne en face. Henryet continua.

— Leoni se tira fort habilement d’affaire en enlevant sa fiancée sous mes yeux, c’est-à-dire les trois cent mille francs de diamans qu’elle portait sur elle. Il vous cacha vous et vos diamans je ne sais où. Au milieu des larmes répandues sur le sort de sa fille, votre père pleura un peu ses belles pierreries si bien montées. Un jour, il lui arriva de dire naïvement devant moi que ce qui lui faisait le plus de peine dans ce vol, c’est que les diamans seraient vendus à moitié prix à quelque juif, et que ces belles montures, si bien travaillées, seraient brisées et fondues par le receleur qui ne voudrait pas se compromettre. C’était bien la peine de faire un tel travail, disait-il en pleurant, c’était bien la peine d’avoir une fille et de tant l’aimer !

Il paraît que votre père eut raison, car avec le produit de son rapt, Leoni ne trouva moyen de briller à Venise que quatre mois. Le palais de ses pères avait été vendu, et maintenant il était à louer. Il le loua et rétablit, dit-on, son nom, sur la corniche de la cour intérieure, n’osant pas le mettre sur la porte principale. Comme il n’est décidément connu pour un filou que par très peu de personnes, sa maison fut de nouveau le rendez-vous de beaucoup d’hommes comme il faut, qui sans doute y furent dupés par ses associés. Mais peut-être la crainte qu’il avait d’être découvert l’empêcha-t-elle de se joindre à eux, car il fut bientôt ruiné de nouveau. Il se contenta sans doute de tolérer le brigandage que ces scélérats commettaient chez lui, car il est à leur merci et n’oserait se défaire de ceux qu’il déteste le plus. Maintenant il est, comme vous le savez, l’amant en titre de la princesse Zagarolo ; cette dame, qui a été fort belle, est désormais flétrie et condamnée à mourir prochainement d’une maladie de poitrine… On pense qu’elle léguera tous ses biens à Leoni qui feint pour elle un amour violent, et qu’elle aime elle-même avec passion. Il guette l’heure de son testament. Alors vous redeviendrez riche, Juliette. Il a dû vous le dire : encore un peu de patience, et vous remplacerez la princesse dans sa loge au spectacle, vous irez à la promenade dans ses voitures dont vous ferez seulement changer l’écusson, vous serrerez votre amant dans vos bras, sur le lit magnifique où elle sera morte, vous pourrez même porter ses robes et ses diamans. —

Le cruel Henryet en dit peut-être davantage, mais je n’entendis plus rien, je tombai à terre dans des convulsions terribles.

Quand je revins à moi, je me trouvai seule avec Leoni. J’étais couchée sur un sofa. Il me regardait avec tendresse et avec inquiétude.

— Mon ame, me dit-il lorsqu’il me vit reprendre l’usage de mes sens, dis-moi ce que tu as ? Pourquoi t’ai-je trouvée dans un état si effrayant ? Où souffres-tu ? Quelle nouvelle douleur as-tu éprouvée ?

— Aucune, lui répondis-je, et je disais vrai, car en ce moment je ne me souvenais plus de rien.

— Tu me trompes, Juliette, quelqu’un t’a fait de la peine. La servante qui était auprès de toi, quand je suis arrivé, m’a dit qu’un homme était venu te voir ce matin, qu’il était resté long-temps avec toi, et qu’en sortant il avait recommandé qu’on te portât des soins. Quel est cet homme, Juliette ? —

Je n’avais jamais menti de ma vie, il me fut impossible de répondre. Je ne voulais pas nommer Henryet. Leoni fronça le sourcil. — Un mystère ! dit-il, un mystère entre nous ? je ne t’en aurais jamais crue capable. Mais tu ne connais personne ici ?… Est-ce que ?… Si c’était lui, il n’y aurait pas assez de sang dans ses veines pour laver son insolence… Dis-moi la vérité, Juliette, est-ce que Chalm est venu te voir ? Est-ce qu’il t’a encore poursuivie de ses viles propositions et de ses calomnies contre moi ?

— Chalm ! lui dis-je, est-ce qu’il est à Milan ? — Et j’éprouvai un sentiment d’effroi qui dut se peindre sur ma figure, car Leoni vit que j’ignorais l’arrivée du vicomte.

— Si ce n’est pas lui, dit-il en se parlant à lui-même, qui peut être ce faiseur de visites qui reste trois heures enfermé avec ma femme et qui la laisse évanouie ? Le marquis ne m’a pas quitté de la journée.

— Ô ciel ! m’écriai-je, tous vos odieux compagnons sont donc ici ! Faites, au nom du ciel, qu’ils ne sachent pas où je demeure et que je ne les voie pas.

— Mais quel est donc l’homme que vous voyez et à qui vous ne refusez pas l’entrée de votre chambre ? dit Leoni, qui devenait de plus en plus pensif et pâle. Juliette, répondez-moi, je le veux, entendez-vous ?

— Je sentis combien ma position devenait affreuse. Je joignis mes mains en tremblant, et j’invoquai le ciel en silence.

— Vous ne répondez pas, dit Leoni. Pauvre femme ! vous n’avez guère de présence d’esprit. Vous avez un amant, Juliette ! Vous n’avez pas tort, puisque j’ai une maîtresse. Je suis un sot de ne pouvoir le souffrir, quand vous acceptez le partage de mon cœur et de mon lit. Mais il est certain que je ne puis être aussi généreux. Adieu. —

Il prit son chapeau et mit ses gants avec une froideur convulsive, tira sa bourse, la posa sur la cheminée, et sans m’adresser un mot de plus, sans jeter un regard sur moi, il sortit. Je l’entendis s’éloigner d’un pas égal et descendre l’escalier sans se presser.

La surprise, la consternation et la peur m’avaient glacé le sang. Je crus que j’allais devenir folle, je mis mon mouchoir dans ma bouche pour étouffer mes cris, et puis, succombant à la fatigue, je retombai dans un accablement stupide.

Au milieu de la nuit, j’entendis du bruit dans ma chambre, j’ouvris les yeux et je vis, sans comprendre ce que je voyais, Leoni qui se promenait avec agitation, et le marquis assis à une table et vidant une bouteille d’eau-de-vie. Je ne fis pas un mouvement. Je n’eus pas l’idée de chercher à savoir ce qu’ils faisaient là, mais peu à peu leurs paroles, en frappant mes oreilles, arrivèrent jusqu’à mon intelligence et prirent un sens.

— Je te dis que je l’ai vu, et que j’en suis sûr, disait le marquis. Il est ici.

— Le chien maudit ! répondit Leoni en frappant du pied, que la terre s’ouvre et m’en débarrasse !

— Bien dit ! reprit le marquis. Je suis de cet avis-là.

— Il vient jusque dans ma chambre tourmenter cette malheureuse femme !

— Es-tu sûr, Leoni, qu’elle n’en soit pas fort aise ?

— Tais-toi, vipère, et n’essaie pas de me faire soupçonner cette infortunée. Il ne lui reste au monde que mon estime.

— Et l’amour de M. Henryet, reprit le marquis.

Leoni serra les poings. — Nous la débarrasserons de cet amour-là, s’écria-t-il, et nous en guérirons le Flamand.

— Ah çà, Leone, ne va pas faire de sottise !

— Et toi, Lorenzo, ne va pas faire d’infamie.

— Tu appellerais cela une infamie, toi ? nous n’avons guère les mêmes idées. Tu conduis tranquillement au tombeau la Zagarolo pour hériter de ses biens, et tu trouverais mauvais que je misse en terre un ennemi dont l’existence paralyse à jamais la nôtre ! Il te semble tout simple, malgré la défense des médecins, de hâter par ta tendresse généreuse le terme des maux de ta chère phthisique…

— Va-t’en au diable ! si cette enragée veut vivre vite et mourir bientôt, pourquoi l’en empêcherais-je ? Elle est assez belle pour me trouver obéissant, et je ne l’aime pas assez pour lui résister.

Quelle horreur ! murmurai-je malgré moi, et je retombai sur mon oreiller.

— Ta femme a parlé, je crois, dit le marquis.

— Elle rêve, répondit Leoni, elle a la fièvre.

— Es-tu sûr qu’elle ne nous écoute pas ?

— Il faudrait d’abord qu’elle eût la force de nous entendre. Elle est bien malade aussi, la pauvre Juliette ! Elle ne se plaint pas, elle ! Elle souffre seule. Elle n’a pas vingt femmes pour la servir. Elle ne paie pas de courtisans pour satisfaire ses fantaisies maladives. Elle meurt saintement et chastement comme une victime expiatoire entre le ciel et moi. — Leoni s’assit sur la table et fondit en larmes.

— Voilà l’effet de l’eau-de-vie, dit tranquillement le marquis en portant son verre à sa bouche, je te l’avais prédit, cela te porte toujours aux nerfs.

— Laisse-moi, bête brute ! s’écria Leoni en poussant la table qui faillit tomber sur le marquis. Laisse-moi pleurer. Tu ne sais pas ce que c’est que le remords, toi, tu ne sais pas ce que c’est que l’amour !

— L’amour, dit le marquis d’un ton théâtral en contrefaisant Leoni, le remords ! voilà des mots bien sonores et très dramatiques. Quand mets-tu Juliette à l’hôpital ?

— Oui, tu as raison, dit Leoni avec un désespoir sombre, parle-moi ainsi, je l’aime mieux. Cela me convient. Je suis capable de tout. À l’hôpital ! oui. Elle était si belle, si éblouissante ! je suis venu, et voilà où je la conduis ! Ah ! je m’arracherais les cheveux.

— Allons, dit le marquis après un silence, as-tu fait assez de sentiment aujourd’hui ? Tudieu ! la crise a été longue… Raisonnons à présent, ce n’est pas sérieusement que tu veux te battre avec Henryet ?

— Très sérieusement, répondit Leoni. Tu parles bien sérieusement de l’assassiner.

— C’est très différent.

— C’est absolument la même chose. Il ne connaît l’usage d’aucune arme, et je suis de première force pour toutes.

— Excepté pour le stylet, reprit le marquis, ou pour le pistolet à bout portant ; d’ailleurs tu ne tues que les femmes.

— Je tuerai au moins cet homme-là, répondit Leoni.

— Et tu crois qu’il consentira à se battre avec toi ?

— Il acceptera. Il est brave.

— Mais il n’est pas fou. Il commencera par nous faife arrêter comme deux voleurs.

— Il commencera par me rendre raison. Je l’y forcerai bien. Je lui donnerai un soufflet en plein spectacle.

— Il te le rendra en t’appelant faussaire, escroc, fileur de cartes.

— Il faudra qu’il le prouve. Il n’est pas connu ici, tandis que nous y sommes établis d’une manière brillante. Je le traiterai de lunatique et de visionnaire, et quand je l’aurai tué, tout le monde pensera que j’avais raison.

— Tu es fou, mon cher, répondit le marquis ; Henryet est recommandé aux négocians les plus riches de l’Italie. Sa famille est bien connue et bien famée dans le commerce. Lui-même a sans doute des amis dans la ville, ou au moins des connaissances auprès de qui son témoignage aura du poids. Il se battra demain soir, je suppose. Eh bien ! la journée lui aura suffi pour déclarer à vingt personnes qu’il se bat contre toi, parce qu’il t’a vu tricher, et que tu trouves mauvais qu’il ait voulu t’en empêcher.

— Eh bien ! il le dira, on le croira, mais je le tuerai.

— La Zagarolo te chassera et déchirera son testament. Tous les nobles te fermeront leur porte, et la police te priera d’aller faire l’agréable sur un autre territoire.

— Eh bien ! j’irai ailleurs. Le reste de la terre m’appartiendra quand je me serai délivré de cet homme.

— Oui, et de son sang sortira une jolie petite pépinière d’accusateurs. Au lieu de M. Henryet, tu auras toute la ville de Milan à ta poursuite.

— Ô ciel ! comment faire ? dit Leoni avec angoisse.

— Lui donner un rendez-vous de la part de ta femme et lui calmer le sang avec un bon couteau de chasse. Donne-moi ce bout de papier qui est là-bas, je vais lui écrire.

Leoni sans l’écouter ouvrit une fenêtre et tomba dans la rêverie tandis que le marquis écrivait. Quand il eut fini, il l’appela.

— Écoute, Leoni, et vois si je m’entends à écrire un billet doux. « Mon ami, je ne puis plus vous recevoir chez moi, Leoni sait tout et me menace des plus horribles traitemens ; emmenez-moi ou je suis perdue. Conduisez-moi à ma mère, ou jetez-moi dans un couvent, faites de moi ce qui vous plaira, mais arrachez-moi à l’affreuse situation où je suis. Trouvez-vous demain devant le portail de la cathédrale à une heure du matin. Nous concerterons notre départ. Il me sera facile d’aller vous trouver, Leoni passe toutes les nuits chez la Zagarolo. Ne soyez pas étonné de cette écriture bizarre et presque illisible. Leoni, dans un accès de colère, m’a presque démis la main droite. Adieu. Juliette Ruytek. »

— Il me semble que cette lettre est prudemment conçue, ajouta le marquis, et peut sembler vraisemblable au Flamand, quel que soit le degré de son intimité avec ta femme. Les paroles que tantôt dans son délire elle croyait lui adresser, nous donnent la certitude qu’il lui a offert de la reconduire dans son pays… L’écriture est informe, et qu’il connaisse ou non celle de Juliette…

— Voyons, dit Leoni d’un air attentif en se penchant sur la table.

Sa figure avait une expression effrayante de doute et de persuasion. Je n’en vis pas davantage. Mon cerveau était épuisé, mes idées se confondirent. Je retombai dans une sorte de léthargie. Quand je revins à moi, la lumière vague de la lampe éclairait les mêmes objets. Je me soulevai lentement, je vis le marquis à la même place où je l’avais vu en perdant connaissance. Il faisait encore nuit. Il y avait encore des bouteilles sur la table, une écritoire et quelque chose que je ne distinguai pas bien et qui ressemblait à des armes. Leoni était debout dans la chambre. Je tâchai de me souvenir de leur conversation précédente. J’espérai que les lambeaux hideux qui m’en revenaient à la mémoire étaient autant de rêves fébriles, et je ne sus pas d’abord qu’entre cette conversation et celle qui commençait, vingt-quatre heures s’étaient écoulées. Les premiers mots dont je pus me rendre compte furent ceux-ci :

— Il fallait qu’il se méfiât de quelque chose, car il était armé jusqu’aux dents. — En parlant ainsi, Leoni essuyait avec un mouchoir sa main ensanglantée.

— Bah ! ce que tu as n’est qu’une égratignure, dit le marquis ; je suis blessé plus sérieusement à la jambe, et il faudra pourtant que je danse demain au bal, afin qu’on ne s’en doute pas. Laisse donc ta main, panse-la et songe à autre chose.

— Il m’est impossible de songer à autre chose qu’à ce sang, il me semble que j’en vois un lac autour de moi.

— Tu as les nerfs trop délicats, Leoni. Tu n’es bon à rien.

— Canaille ! dit Leoni d’un ton de haine et de mépris, sans moi tu étais mort ; tu reculais lâchement, et tu dois être frappé par derrière. Si je ne t’avais vu perdu, et si ta perte n’eût entraîné la mienne, jamais je n’aurais touché à cet homme à pareille heure et en pareil lieu. Mais ta féroce obstination m’a forcé à être ton complice. Il ne me manquait plus que de commettre un assassinat pour être digne de ta société !

— Ne fais pas le modeste, reprit le marquis ; quand tu as vu qu’il se défendait, tu es devenu un tigre.

— Ah oui ! cela me réjouissait le cœur de le voir mourir en se défendant, car enfin je l’ai tué loyalement.

— Très-loyalement ; il avait remis la partie au lendemain, et comme tu étais pressé d’en finir, tu l’as tué tout de suite.

— À qui la faute, traître ? Pourquoi t’es-tu jeté sur lui au moment où nous nous séparions avec la parole l’un de l’autre ? Pourquoi t’es-tu enfui en voyant qu’il était armé, et m’as-tu forcé ainsi à te défendre ou à être dénoncé par lui demain pour l’avoir attiré de concert avec toi dans un guet-à-pens, afin de l’assassiner ? À l’heure qu’il est, j’ai mérité l’échafaud, et pourtant je ne suis point un meurtrier. Je me suis battu à armes égales, à chance égale, à courage égal.

— Oui, il s’est très bien défendu, dit le marquis, vous avez fait l’un et l’autre des prodiges de valeur. C’était une chose très belle à voir et vraiment homérique que ce duel au couteau. Mais je dois dire pourtant que, pour un Vénitien, tu manies cette arme misérablement.

— Il est vrai que ce n’est pas l’arme dont je suis habitué à me servir ; et à propos, je pense qu’il serait prudent de cacher ou d’anéantir celle-ci.

— Grande sottise ! mon ami. Il faut bien t’en garder ; tes laquais et tes amis savent tous que tu portes en tout temps cette arme sur toi ; si tu la faisais disparaître, ce serait un indice contre nous.

— C’est vrai. Mais la tienne ?

— La mienne est vierge de son sang ; mes premiers coups ont porté à faux, et ensuite les tiens ne m’ont pas laissé de place.

— Ah ciel ! c’est encore vrai. Tu as voulu l’assassiner, et la fatalité m’a contraint de faire moi-même l’action dont j’avais horreur.

— Cela te plaît à dire, mon cher ; tu venais de très bon cœur au rendez-vous.

— C’est que j’avais en effet le pressentiment instinctif de ce que mon mauvais génie allait me faire commettre… Après tout, c’était ma destinée et la sienne. Nous voilà donc délivrés de lui ! Mais pourquoi, diable ! as-tu vidé ses poches ?

— Précaution et présence d’esprit de ma part. En le trouvant dépouillé de son argent et de son portefeuille, on cherchera l’assassin dans la plus basse classe, et jamais on ne soupçonnera des gens comme il faut. Cela passera pour un acte de brigandage, et non pour une vengeance particulière. Ne te trahis pas toi-même par une sotte émotion, lorsque tu entendras parler demain de l’événement, et nous n’avons rien à craindre. Approche la bougie, que je brûle ces papiers ; quant à l’argent monnayé, cela n’a jamais compromis personne.

— Arrête ! dit Leoni en saisissant une lettre que le marquis allait brûler avec les autres. J’ai vu là le nom de famille de Juliette.

— C’est une lettre à madame Ruyter, dit le marquis. Voyons :

« Madame, s’il en est temps encore, si vous n’êtes point partie dès hier en recevant la lettre par laquelle je vous appelais auprès de votre fille, ne partez point. Attendez-la, ou venez à sa rencontre jusqu’à Strasbourg, je vous y ferai chercher en arrivant. J’y serai avec mademoiselle Ruyter avant peu de jours. Elle est décidée à fuir l’infamie et les mauvais traitemens de son séducteur. Je viens de recevoir d’elle un billet qui m’annonce enfin cette résolution. Je dois la voir cette nuit pour fixer le moment de notre départ. Je laisserai toutes mes affaires pour profiter de la bonne disposition où elle est, et où les flatteries de son amant pourraient bien ne pas la laisser toujours. L’empire qu’il a sur elle est encore immense. Je crains que la passion qu’elle a pour ce misérable ne soit éternelle, et que son regret de l’avoir quitté ne vous fasse verser encore bien des larmes à toutes deux. Soyez indulgente et bonne avec elle ; c’est votre rôle de mère, et vous le remplirez aisément. Pour moi, je suis rude, et mon indignation s’exprime plus facilement que ma pitié. Je voudrais être plus persuasif ; mais je ne puis être plus aimable, et ma destinée n’est pas d’être aimé. Paul Henryet. »

— Ceci te prouve, ô mon ami, dit le marquis d’un ton moqueur en présentant cette lettre à la flamme de la bougie, que ta femme est fidèle, et que tu es le plus heureux des époux.

— Pauvre femme ! dit Leoni, et pauvre Henryet ! Il l’aurait rendue heureuse, lui ! Il l’aurait respectée et honorée du moins ! Quelle fatalité l’a donc jetée dans les bras d’un méchant coureur d’aventures, poussé vers elle par le destin, d’un bout du monde à l’autre, lorsqu’elle avait sous la main le cœur d’un honnête homme ! Aveugle enfant, pourquoi m’as-tu choisi ?

— Charmant ! dit le marquis ironiquement. J’espère que tu vas faire à ce propos quelques vers. Une jolie épitaphe pour l’homme que tu as massacré ce soir, me semblerait une chose de bon goût et tout-à-fait neuve.

— Oui, je lui en ferai une, dit Leoni, et le texte sera celui-ci : « Ici repose un honnête homme qui voulut se faire le défenseur de la justice humaine contre deux scélérats, et que la justice divine a laissé égorger par eux. »

Leoni tomba dans une rêverie douloureuse, pendant laquelle il murmurait sans cesse le nom de sa victime. — Paul Henryet ! disait-il. Vingt-deux ou vingt-quatre ans tout au plus. Une figure froide, mais belle. Un caractère raide et probe. La haine de l’injustice. L’orgueil brutal de l’honnêteté, et pourtant quelque chose de tendre et de mélancolique. Il aimait Juliette, il l’a toujours aimée. Il combattait en vain sa passion. Je vois par cette lettre qu’il l’aimait encore, et qu’il l’aurait adorée s’il avait pu la guérir. Juliette, Juliette ! tu pouvais encore être heureuse avec lui, et je l’ai tué. Je t’ai ravi celui qui pouvait te consoler ; ton seul défenseur n’est plus, et tu demeures la proie d’un bandit.

— Très beau ! dit le marquis, je voudrais que tu ne fisses pas un mouvement des lèvres sans avoir un sténographe à tes côtés, pour conserver tout ce que tu dis de noble et de touchant. Moi, je vais dormir ; bonsoir, mon cher, couche avec ta femme, mais change de chemise, car le diable m’emporte, tu as le sang d’Henryet sur ton jabot !

Le marquis sortit. Leoni, après un instant d’immobilité, vint à mon lit, souleva le rideau et me regarda. Alors il vit que j’étais accroupie sur mes couvertures, et que j’avais les yeux ouverts et attachés sur lui. Il ne put soutenir l’aspect de mon visage livide et de mon regard fixe, il recula avec un cri de terreur, et je lui dis d’une voix faible et brève, à plusieurs reprises : Assassin, assassin, assassin !

Il tomba sur ses genoux comme frappé de la foudre, et il se traîna jusqu’à mon lit d’un air suppliant. — Couche avec ta femme, lui dis-je en répétant les paroles du marquis dans une sorte de délire, mais change de chemise, car tu as le sang d’Henryet sur ton jabot ! —

Leoni tomba la face contre terre en poussant des cris inarticulés. Je perdis tout-à-fait la raison, et il me semble que je répétai ses cris en imitant avec une servilité stupide l’inflexion de sa voix et les convulsions de sa poitrine. Il me crut folle, et se relevant avec terreur, il vint à moi. Je crus qu’il allait me tuer ; je me jetai dans la ruelle en criant : Grâce ! grâce ! je ne le dirai pas ! et je m’évanouis au moment où il me saisissait pour me relever et me secourir.

Je m’éveillai encore dans ses bras, et jamais il n’eut tant d’éloquence, tant de tendresse et tant de larmes pour implorer son pardon. Il avoua qu’il était le dernier des hommes, mais il me dit qu’une seule chose le relevait à ses propres yeux, c’était l’amour qu’il avait toujours eu pour moi, et qu’aucun de ses vices, aucun de ses crimes, n’avait eu la force d’étouffer. Jusque-là il s’était débattu contre les apparences qui l’accusaient de toutes parts. Il avait lutté contre l’évidence pour conserver mon estime. Désormais, ne pouvant plus se justifier par le mensonge, il prit une autre voie, et embrassa un nouveau rôle, pour m’attendrir et me vaincre. Il se dépouilla de tout artifice, et peut-être devrais-je dire de toute pudeur, et me confessa toutes les turpitudes de sa vie. Mais au milieu de cet abîme il me fit voir et comprendre ce qu’il y avait de vraiment beau en lui, la faculté d’aimer, l’éternelle vigueur d’une ame où les plus rudes fatigues, les plus dangereuses épreuves n’éteignaient point le feu sacré. — Ma conduite est vile, me dit-il, mais mon cœur est toujours noble ; il saigne toujours de ses torts ; il a conservé aussi énergique, aussi pur que dans sa première jeunesse, le sentiment du juste et de l’injuste, l’horreur du mal qu’il commet, l’enthousiasme du beau qu’il contemple. Ta patience, tes vertus, ta bonté angélique, ta miséricorde inépuisable comme celle de Dieu, ne peuvent s’exercer en faveur d’un être qui les comprenne mieux et qui les admire davantage. Un homme de mœurs régulières et de conscience délicate les trouverait plus naturelles et les apprécierait moins ; avec cet homme-là, d’ailleurs, tu ne serais qu’une honnête femme ; avec un homme tel que moi, tu es une femme sublime, et la dette de reconnaissance qui s’amasse dans mon cœur est immense, comme tes souffrances et tes sacrifices. Va, c’est quelque chose que d’être aimée et que d’avoir droit à une passion immense ; sur quel autre auras-tu jamais ce droit comme sur moi ? pour qui recommenceras-tu les tourmens et le désespoir que tu as subis ? Crois-tu qu’il y ait autre chose dans la vie que l’amour ? Pour moi, je ne le crois pas, et crois-tu que ce soit chose facile que de l’inspirer et de le ressentir ? Des milliers d’hommes meurent incomplets sans avoir connu d’autre amour que celui des bêtes, et souvent un cœur capable de le ressentir cherche en vain où le placer et sort vierge de tous les embrassemens terrestres, pour l’aller trouver peut-être dans les cieux. Ah ! quand Dieu nous l’accorde sur la terre, ce sentiment profond, violent, ineffable, il ne faut plus, Juliette, désirer ni espérer le paradis ; car le paradis, c’est la fusion de deux ames dans un baiser d’amour ; et qu’importe, quand nous l’avons trouvé ici-bas, que ce soit dans les bras d’un saint ou d’un damné ? qu’il soit maudit ou adoré parmi les hommes, celui que tu aimes, que t’importe, pourvu qu’il te le rende ? Est-ce moi que tu aimes, ou est-ce le bruit qui se fait autour de moi ? Qu’as-tu aimé en moi dès le commencement ? est-ce l’éclat qui m’environnait ? Si tu me hais aujourd’hui, il faudra que je doute de ton amour passé ; il faudra qu’au lieu de cet ange, au lieu de cette victime dévouée dont le sang répandu pour moi coule incessamment goutte à goutte sur mes lèvres, je ne voie plus en toi qu’une pauvre fille crédule et faible qui m’a aimé par vanité et qui m’abandonne par égoïsme. Juliette, Juliette, songe à ce que tu fais si tu me quittes ! Tu perdras le seul ami qui te connaisse, qui t’apprécie et qui te vénère, pour un monde qui te méprise déjà, et dont tu ne retrouveras pas l’estime. Il ne te reste que moi au monde, ma pauvre enfant, il faut que tu t’attaches à la fortune de l’aventurier, ou que tu meures oubliée dans un couvent. Si tu me quittes, tu es aussi insensée que cruelle ; tu auras eu tous les maux, toute la peine, et tu n’en recueilleras pas les fruits ; car à présent, si, malgré tout ce que tu sais, tu peux encore m’aimer et me suivre, sache que j’aurai pour toi un amour dont tu n’as pas l’idée, et que jamais je n’aurais seulement soupçonné si je t’eusse épousée loyalement et si j’eusse vécu avec toi en paix au sein de ta famille. Jusqu’ici, malgré tout ce que tu as sacrifié, tout ce que tu as souffert, je ne t’ai pas encore aimée comme je me sens capable de le faire. Tu ne m’avais pas encore aimé tel que je suis ; tu t’attachais à un faux Leoni en qui tu voyais encore quelque grandeur et quelque séduction. Tu espérais qu’il deviendrait un jour l’homme que tu avais aimé d’abord ; tu ne croyais pas serrer dans tes bras un homme absolument perdu. Et moi, je me disais : Elle m’aime conditionnellement, ce n’est pas encore moi qu’elle aime, c’est le personnage que je joue. Quand elle verra mes traits sous mon masque, elle s’enfuira en se couvrant les yeux, elle aura en horreur l’amant qu’elle presse maintenant sur son sein. Non, elle n’est pas la femme et la maîtresse que j’avais rêvée, et que mon ame ardente appelle de tous ses vœux ; Juliette fait encore partie de cette société dont je suis l’ennemi, elle sera mon ennemie quand elle me connaîtra. Je ne puis me confier à elle, je ne puis épancher dans le sein d’aucun être vivant la plus odieuse de mes angoisses, la honte que j’ai de ce que je fais tous les jours. Je souffre, j’amasse des remords ; s’il existait une créature capable de m’aimer sans me demander de changer, si je pouvais avoir une amie qui ne fût pas un accusateur et un juge !… Voilà ce que je pensais, Juliette, je demandais cette amie au ciel, mais je demandais que ce fût toi et non une autre, car tu étais déjà ce que j’aimais le mieux sur la terre, avant de comprendre tout ce qu’il nous restait à faire l’un et l’autre pour nous aimer véritablement. —

Que pouvais-je répondre à de semblables discours ? Je le regardais d’un air stupéfait. Je m’étonnais de le trouver encore beau, encore aimable, de sentir toujours auprès de lui la même émotion, le même désir de ses caresses, la même reconnaissance pour son amour. Son abjection ne laissait aucune trace sur son noble front, et quand ses grands yeux noirs dardaient leur flamme sur les miens, j’étais éblouie, enivrée comme autrefois ; toutes ses souillures disparaissaient, et jusqu’aux taches du sang d’Henryet, tout était effacé. J’oubliai tout pour m’attacher à lui par des promesses aveugles, par des sermens et des étreintes insensées. Alors, en effet, je vis son amour se rallumer ou plutôt se renouveler, comme il me l’avait annoncé. Il abandonna à peu près la princesse Zagarolo et passa tout le temps de ma convalescence à mes pieds, avec les mêmes tendresses, les mêmes soins et les mêmes délicatesses d’affection qui m’avaient rendue si heureuse en Suisse ; je puis même dire que ces marques de tendresse furent plus vives et me donnèrent plus d’orgueil et de joie, que ce fut le temps le plus heureux de ma vie, et que jamais Leoni ne me fut plus cher. J’étais convaincue de tout ce qu’il m’avait dit, je ne pouvais plus d’ailleurs craindre qu’il s’attachât à moi par intérêt, je n’avais plus rien au monde à lui donner, et j’étais désormais à sa charge et soumise aux chances de sa fortune. Enfin je sentais une sorte d’orgueil à ne pas rester au-dessous de ce qu’il attendait de ma générosité, et sa reconnaissance me semblait plus grande que mes sacrifices.

Un soir il rentra tout agité, et, me pressant mille fois sur son cœur : — Ma Juliette, dit-il, ma sœur, ma femme, mon ange, il faut que tu sois bonne et indulgente comme Dieu, il faut me donner une nouvelle preuve de ta douceur adorable et de ton héroïsme. Il faut que tu viennes demeurer avec moi chez la princesse Zagarolo.

Je reculai confondue de surprise, et comme je sentis qu’il n’était plus en mon pouvoir de rien refuser, je me mis à pâlir et à trembler comme un condamné en présence du supplice. — Écoute, me dit-il ; la princesse est horriblement mal. Je l’ai négligée à cause de toi ; elle a pris tant de chagrin, que sa maladie s’est aggravée considérablement, et que les médecins ne lui donnent pas plus d’un mois à vivre. Puisque tu sais tout… je puis te parler de cet infernal testament. Il s’agit d’une succession de plusieurs millions, et je suis en concurrence avec une famille attentive à profiter de mes fautes et à m’expulser au moment décisif. Le testament en ma faveur existe en bonne forme, mais un instant de dépit peut l’anéantir. Nous sommes ruinés, nous n’avons plus que cette ressource. Il faut que tu ailles à l’hôpital et que je me fasse chef de brigands, si elle nous échappe…

— Ô mon Dieu ! lui dis-je, nous avons vécu en Suisse à si peu de frais ! pourquoi la richesse est-elle une nécessité pour nous ? à présent que nous nous aimons si bien, ne pouvons-nous vivre heureux sans faire de nouvelles infamies ?… —

Il ne me répondit que par une contraction des sourcils qui exprimait la douleur, l’ennui et la crainte que lui causaient mes reproches. Je me tus aussitôt et lui demandai en quoi j’étais nécessaire au succès de son entreprise.

— Parce que la princesse, dans un accès de jalousie assez bien fondée, a demandé à te voir et à t’interroger. Mes ennemis avaient eu soin de l’informer que je passais toutes les matinées auprès d’une femme jeune et jolie qui était venue me trouver à Milan. Pendant long-temps j’ai réussi à lui faire croire que tu étais ma sœur ; mais depuis un mois, que je la délaisse entièrement, elle a des doutes et refuse de croire à ta maladie que je lui ai fait valoir comme une excuse. Aujourd’hui elle m’a déclaré que si je la négligeais dans l’état où elle se trouve, elle ne croirait plus à mon affection et me retirerait la sienne. — Si votre sœur est malade aussi, et ne peut se passer de vous, a-t-elle dit, faites-la transporter dans ma maison, mes femmes et mes médecins la soigneront ; vous pourrez la voir à toute heure, et, si elle est vraiment votre sœur, je la chérirai comme si elle était la mienne aussi. — En vain j’ai voulu combattre cette étrange fantaisie. Je lui ai dit que tu étais très pauvre et très fière, que rien au monde ne te ferait consentir à recevoir l’hospitalité, et qu’il était en effet inconvenant et indélicat que tu vinsses demeurer chez la maîtresse de ton frère ; elle n’a rien voulu entendre, et à toutes mes objections elle répond : — Je vois bien que vous me trompez, ce n’est pas votre sœur. — Si tu refuses, Juliette, nous sommes perdus. Viens, viens, viens, je t’en supplie, mon enfant, viens ! —

Je pris mon chapeau et mon schall sans répondre. Pendant que je m’habillais, des larmes coulaient lentement sur mes joues. Au moment de sortir avec moi de ma chambre, Leoni les essuya avec ses lèvres et me pressa mille fois encore dans ses bras, en me nommant sa bienfaitrice, son ange tutélaire et sa seule amie.

Je traversai en tremblant les vastes appartemens de la princesse. En voyant la richesse de cette maison, j’avais un serrement de cœur indicible, et je me rappelais les dures paroles d’Henryet : « Quand elle sera morte, vous serez riche, Juliette, vous hériterez de son luxe, vous coucherez dans son lit, et vous pourrez porter ses robes. » Je baissais les yeux, en passant auprès des laquais ; il me semblait qu’ils me regardaient avec haine et avec envie, et je me sentais plus vile qu’eux. Leoni serrait mon bras sous le sien ; en sentant trembler mon corps et fléchir mes jambes : Courage, courage ! me disait-il tout bas.

Enfin nous arrivâmes à la chambre à coucher. La princesse était étendue sur une chaise longue, et semblait nous attendre impatiemment. C’était une femme de trente ans environ, très maigre, d’un jaune uni, et magnifiquement élégante, quoique en déshabillé. Elle avait dû être très belle au temps de sa fraîcheur, et elle avait encore une physionomie charmante. La maigreur de ses joues exagérait la grandeur de ses yeux, dont le blanc, vitrifié par la consomption, ressemblait à de la nacre de perle. Ses cheveux, fins et plats, étaient d’un noir luisant et semblaient débiles et malades comme toute sa personne. Elle fit en me voyant une légère exclamation de joie, et me tendit une longue main effilée et bleuâtre que je crois voir encore. Je compris, à un regard de Leoni, que je devais baiser cette main, et je me résignai.

Leoni se sentait mal à l’aise sans doute, et cependant son aplomb et le calme de ses manières me confondirent. Il parlait de moi à sa maîtresse, comme si elle n’eût jamais pu découvrir sa fourberie, et il lui exprimait sa tendresse devant moi, comme s’il m’eût été impossible d’en ressentir de la douleur ou du dépit. La princesse semblait de temps en temps avoir des retours de méfiance, et je vis, à ses regards et à ses paroles, qu’elle m’étudiait pour détruire ses soupçons ou pour les confirmer. Ma douceur naturelle excluant toute espèce de haine, elle prit vite confiance en moi, et, jalouse qu’elle était avec emportement, elle pensa qu’il était impossible à une autre femme de consentir au rôle que je jouais. Une intrigante aurait pu l’accepter, mais l’air et le ton de ma physionomie démentaient cette conjecture. La princesse se prit de passion pour moi. Elle ne voulait plus que je sortisse de sa chambre, elle m’accablait de dons et de caresses. Je fus un peu humiliée de sa générosité, et j’eus envie de refuser, mais la crainte de déplaire à Leoni me fit supporter encore cette mortification. Ce que j’eus à souffrir dans les premiers jours, et les efforts que je fis pour assouplir à ce point mon orgueil, sont des choses inouies. Cependant peu à peu ces souffrances s’apaisèrent, et ma situation d’esprit devint tolérable. Leoni me témoignait à la dérobée une reconnaissance passionnée et une tendresse délirante. La princesse, malgré ses caprices, ses impatiences et tout le mal que son amour pour Leoni me causait, me devint agréable et presque chère. Elle avait le cœur ardent plutôt que tendre, et le caractère prodigue plutôt que généreux. Mais elle avait dans les manières une grâce irrésistible ; l’esprit dont pétillait son langage au milieu des plus vives souffrances, le choix des mots ingénieux et caressans avec lesquels elle me remerciait de mes complaisances ou me priait d’oublier ses emportemens, ses petites flatteries, ses finesses, sa coquetterie qui la suivit jusqu’au tombeau, tout en elle avait un caractère d’originalité, de noblesse et d’élégance, dont j’étais d’autant plus frappée, que je n’avais jamais vu de près aucune femme de son rang, et que je n’étais point accoutumée à ce grand charme que leur donne l’usage de la bonne compagnie. Elle possédait ce don à un tel point que je ne pus y résister, et que je me laissai dominer à son gré ; elle était si malicieuse et si aimable avec Leoni, que je concevais qu’il fût devenu amoureux d’elle, et que j’avais fini par m’habituer à voir leurs baisers et à entendre leurs fadeurs sans en être révoltée. Il y avait vraiment des jours où ils avaient assez de grâce et d’esprit l’un et l’autre, pour que j’eusse du plaisir à les écouter, et Leoni trouvait le moyen de m’adresser des choses si délicates, que je me sentais encore heureuse dans mon abominable abaissement. La haine que les laquais et les subalternes m’avaient d’abord témoignée s’était vite apaisée, grâce au soin que j’avais pris de leur abandonner tous les petits présens que me faisait leur maîtresse. J’eus même l’affection et la confiance des neveux et des cousins ; une très jolie petite nièce, que la princesse refusait obstinément de voir, fut enfin introduite par mes soins jusqu’à elle, et lui plut extrêmement. Je la priai alors de me permettre de donner à cet enfant un joli écrin qu’elle m’avait forcé d’accepter dans la matinée, et cet acte de générosité l’engagea à remettre à la petite fille un présent beaucoup plus considérable. Leoni, qui n’avait rien de mesquin ni de petit dans sa cupidité, vit avec plaisir le secours accordé à une orpheline pauvre, et les autres parens commencèrent à croire qu’ils n’avaient rien à craindre de nous, et que nous n’avions pour la princesse qu’une amitié noble et désintéressée. Les tentatives de délation contre moi cessèrent donc entièrement, et pendant deux mois nous eûmes une vie très calme. Je m’étonnai d’être presque heureuse.

La seule chose qui m’inquiétât sérieusement, c’était de voir toujours autour de nous le marquis de —. Il s’était introduit, je ne sais à quel titre, chez la princesse et l’amusait par son babil caustique et médisant. Il entraînait ensuite Leoni dans les autres appartemens et avait avec lui de longs entretiens dont Leoni sortait toujours sombre. — Je hais et je méprise Lorenzo, me disait-il souvent, c’est la pire canaille que je connaisse, il est capable de tout.

— Je le pressais alors de rompre avec lui, mais il me répondait : « C’est impossible, Juliette ; tu ne sais pas que lorsque deux coquins ont agi ensemble, ils ne se brouillent plus que pour s’envoyer l’un l’autre à l’échafaud. » Ces paroles sinistres résonnaient si étrangement dans ce beau palais, au milieu de la vie paisible que nous y menions, et presque aux oreilles de cette princesse si gracieuse et si confiante, qu’il me passait un frisson dans les veines sans que je susse pourquoi.

Cependant les souffrances de notre malade augmentaient de jour en jour, et bientôt vint le moment où elle devait succomber infailliblement. Nous la vîmes s’éteindre peu à peu, mais elle ne perdit pas un instant sa présence d’esprit, ses plaisanteries et ses discours aimables. — Que je suis fâchée, disait-elle à Leoni, que Juliette soit ta sœur ! maintenant que je pars pour l’autre monde, il faut bien que je renonce à toi. Je ne puis exiger ni désirer que tu me restes fidèle après ma mort. Malheureusement tu vas faire des sottises et te jeter à la tête de quelque femme indigne de toi. Je ne connais au monde que ta sœur qui te vaille ; c’est un ange, et il n’y a que toi aussi qui sois digne d’elle. — Je ne pouvais résister à ces cajoleries bienveillantes, et je me prenais pour cette femme d’une affection plus vive, à mesure que la mort la détachait de nous. Je ne voulais pas croire qu’elle pût nous être enlevée avec toute sa raison, tout son calme et au milieu d’une si douce intimité. Je me demandais comment nous ferions pour vivre sans elle, et je ne pouvais m’imaginer son grand fauteuil doré vide entre Leoni et moi, sans que mes yeux s’humectassent de larmes.

Un soir que je lui faisais la lecture pendant que Leoni était assis sur le tapis et lui réchauffait les pieds dans un manchon, elle reçut une lettre, la lut rapidement, jeta un grand cri et s’évanouit. Tandis que je volais à son secours, Leoni ramassa la lettre et en prit connaissance. Quoique l’écriture fût contrefaite, il reconnut la main du vicomte de Chalm. C’était une délation contre moi, des détails circonstanciés sur ma famille, sur mon enlèvement, sur mes relations avec Leoni, puis mille calomnies odieuses contre mes mœurs et mon caractère.

Au cri qu’avait jeté la princesse, Lorenzo, qui planait toujours comme un oiseau de malheur autour de nous, entra je ne sais comment, et Leoni, l’entraînant dans un coin, lui montra la lettre du vicomte. Lorsqu’ils se rapprochèrent de nous, le marquis était très calme et avait comme à l’ordinaire un sourire moqueur sur les lèvres ; et Leoni, agité, semblait interroger ses regards pour lui demander conseil.

La princesse était toujours évanouie dans mes bras. Le marquis haussa les épaules. — Ta femme est insupportablement niaise, dit-il assez haut pour que je l’entendisse ; sa présence ici désormais est du plus mauvais effet ; renvoie-la et dis-lui d’aller chercher du secours, je me charge de tout.

— Mais que feras-tu ? dit Leoni dans une grande anxiété.

— Sois tranquille, j’ai un expédient tout prêt depuis longtemps ; c’est un papier qui est toujours sur moi. Mais renvoie Juliette.

Leoni me pria d’appeler les femmes ; j’obéis et posai doucement la tête de la princesse sur un coussin. Mais quand je fus au moment de franchir la porte, je ne sais quelle force magnétique m’arrêta et me força de me retourner. Je vis le marquis s’approcher de la malade comme pour la secourir ; mais sa figure me sembla si odieuse, celle de Leoni si pâle, que la peur me prit de laisser cette mourante seule avec eux. Je ne sais quelles idées vagues me passèrent par la tête ; je me rapprochai du lit vivement, et, regardant Leoni avec terreur, je lui dis : Prends garde, prends garde !… — À quoi ? me répondit-il d’un air étonné. — Le fait est que je ne le savais pas moi-même, et que j’eus honte de l’espèce de folie que je venais de montrer. L’air ironique du marquis acheva de me déconcerter. Je sortis et revins un instant après avec les femmes et le médecin. Celui-ci trouva la princesse en proie à une affreuse crispation de nerfs, et dit qu’il faudrait tâcher de lui faire avaler tout de suite une cuillerée de la potion calmante. On essaya en vain de lui desserrer les dents. — Que la signora s’en charge, dit une des femmes, en me désignant ; la princesse n’accepte rien que de sa main et ne refuse jamais ce qui vient d’elle. — J’essayai en effet, et la mourante céda doucement ; par un reste d’habitude, elle me pressa faiblement la main en me rendant la cuiller ; puis elle étendit violemment les bras, se leva comme si elle allait s’élancer au milieu de la chambre, et retomba raide morte sur son fauteuil.

Cette mort si soudaine me fit une impression horrible, je m’évanouis, et l’on m’emporta. Je fus malade quelques jours, et quand je revins à la vie, Leoni m’apprit que j’étais désormais chez moi ; que le testament avait été ouvert et trouvé inattaquable de tous points ; que nous étions à la tête d’une belle fortune et maîtres d’un palais magnifique. — C’est à toi que je dois tout cela, Juliette, me dit-il, et de plus je te dois la douceur de pouvoir songer sans honte et sans remords aux derniers momens de notre amie. Ta sensibilité, ta bonté angélique, les ont entourés de soins et en ont adouci la tristesse. Elle est morte dans tes bras cette rivale qu’une autre que toi eût étranglée ! et tu l’as pleurée comme si elle eût été ta sœur. Tu es bonne, trop bonne, trop bonne ! Maintenant, jouis du fruit de ton courage ; vois comme je suis heureux d’être riche et de pouvoir t’entourer de nouveau de tout le bien-être dont tu as besoin.

— Tais-toi, lui dis-je, c’est à présent que je rougis et que je souffre. Tant que cette femme était là et que je lui sacrifiais mon amour et ma fierté, je me consolais en sentant que j’avais de l’affection pour elle, et que je m’immolais pour elle et pour toi. À présent je ne vois plus que ce qu’il y avait de bas et d’odieux dans ma situation. Comme tout le monde doit nous mépriser !

— Tu te trompes bien, ma pauvre enfant, dit Leoni, tout le monde nous salue et nous honore parce que nous sommes riches.

Mais Leoni ne jouit pas long-temps de son triomphe. Les cohéritiers, arrivés de Rome, furieux contre nous, ayant appris les détails de cette mort si prompte, nous accusèrent de l’avoir hâtée par le poison, et demandèrent qu’on déterrât le corps pour s’en assurer. On procéda à cette opération, et l’on reconnut au premier coup d’œil les traces d’un poison violent. — Nous sommes perdus, me dit Leoni en entrant dans ma chambre ; Ildegonda est morte empoisonnée, et l’on nous accuse. Qui a fait cette abomination, il ne faut pas le demander ? C’est Satan sous la figure de Lorenzo. Voilà comme il nous sert ; il est en sûreté, et nous sommes entre les mains de la justice, te sens-tu le courage de sauter par la fenêtre ?

— Non, lui dis-je, je suis innocente, je ne crains rien ; si vous êtes coupable, fuyez.

— Je ne suis pas coupable, Juliette, dit-il en me serrant le bras avec violence, ne m’accusez pas quand je ne m’accuse pas moi-même. Vous savez qu’ordinairement je ne m’épargne pas.

Nous fûmes arrêtés et jetés en prison. On instruisit contre nous un procès criminel, mais il fut moins long et moins grave qu’on ne s’y attendait ; notre innocence nous sauva. En présence d’une si horrible accusation, je retrouvai toute la force que donne une conscience pure. Ma jeunesse et mon air de sincérité me gagnèrent l’esprit des juges au premier abord. Je fus promptement acquittée. L’honneur et la vie de Leoni furent un peu plus long-temps en suspens. Mais il était impossible, malgré les apparences, de trouver une preuve contre lui, car il n’était pas coupable ; il avait horreur de ce crime, son visage et ses réponses le disaient assez. Il sortit pur de cette accusation. Tous les laquais furent soupçonnés ; personne ne songea au marquis. Il semblait n’avoir aucun intérêt à cette mort, et il avait quitté Milan sans que personne remarquât la singulière coïncidence de cette espèce de fuite avec l’évènement. Mais au moment où nous sortions de prison, il reparut dans le palais, et intima à Leoni l’ordre de partager la succession avec lui. Il déclara que nous lui devions tout, que sans la hardiesse et la promptitude de sa résolution, le testament eût été déchiré. Leoni lui fit les plus horribles menaces, mais le marquis ne s’en effraya point. Il avait, pour le tenir en respect, le meurtre de Henryet, commis sous ses yeux par Leoni, et pouvait l’entraîner dans sa perte. Leoni, furieux, se soumit à lui payer une somme considérable. Ensuite nous recommençâmes à mener une vie folle ; et à étaler un luxe effréné ; se ruiner de nouveau fut pour Leoni l’affaire de six mois. Je voyais sans regret s’en aller ces biens que j’avais acquis avec honte et douleur ; mais j’étais effrayée ; pour Leoni de la misère qui s’approchait encore de nous. Je savais qu’il ne pourrait pas la supporter, et que, pour en sortir, il se précipiterait dans de nouvelles fautes et dans de nouveaux dangers. Il était malheureusement impossible de l’amener à un sentiment de retenue et de prévoyance ; il répondait par des caresses ou des plaisanteries à mes prières et à mes avertissemens. Il avait quinze chevaux anglais dans son écurie, une table ouverte à toute la ville, une troupe de musiciens à ses ordres. Mais ce qui le ruina le plus vite, ce furent les dons énormes qu’il fut obligé de faire à ses anciens compagnons pour les empêcher de venir fondre sur lui et de faire de sa maison une caverne de voleurs. Il avait obtenu d’eux qu’ils n’exerceraient pas leur industrie chez lui, et pour les décider à sortir du salon, quand ses hôtes commençaient à jouer, il était obligé de leur payer chaque jour une certaine redevance. Cette intolérable dépendance lui donnait parfois envie de fuir le monde et d’aller se cacher avec moi dans quelque tranquille retraite. Mais il est vrai de dire que cette idée l’effrayait encore plus, car l’affection que je lui inspirais n’avait plus assez de force pour remplir toute sa vie. Il était toujours prévenant avec moi ; mais, comme à Venise, il me délaissait pour s’enivrer de tous les plaisirs de la richesse. Il menait au dehors la vie la plus dissolue et entretenait plusieurs maîtresses, qu’il choisissait dans un monde élégant, auxquelles il faisait des présens magnifiques, et dont la société flattait sa vanité insatiable. Vil et sordide pour acquérir, il était superbe dans sa prodigalité. Son mobile caractère changeait avec sa fortune, et son amour pour moi en subissait toutes les phases. Dans l’agitation et la souffrance que lui causaient ses revers, n’ayant que moi au monde pour le plaindre et pour l’aimer, il revenait à moi avec transport ; mais au milieu des plaisirs il m’oubliait et cherchait ailleurs des jouissances plus vives. Je savais toutes ses infidélités ; soit paresse, soit indifférence, soit confiance en mon pardon infatigable, il ne se donnait plus la peine de me les cacher, et quand je lui reprochais l’indélicatesse de cette franchise, il me rappelait ma conduite envers la princesse Zagarolo, et me demandait si ma miséricorde était déjà épuisée. Le passé m’enchaînait donc absolument à la patience et à la douleur. Ce qu’il y avait d’injuste dans la conduite de Leoni, c’est qu’il semblait croire que désormais je dusse accomplir tous ces sacrifices sans souffrir, et qu’une femme pût prendre l’habitude de vaincre sa jalousie.

Je reçus une lettre de ma mère, qui enfin avait eu de mes nouvelles par Henryet, et qui, au moment de se mettre en route pour venir me chercher, était tombée dangereusement malade. Elle me conjurait de venir la soigner, et me promettait de me recevoir sans reproches et avec reconnaissance. Cette lettre était mille fois trop douce et trop bonne. Je la baignai de mes larmes, mais elle me semblait, malgré moi, déplacée ; les expressions en étaient inconvenantes à force de tendresse et d’humilité. Le dirai-je, hélas ! ce n’était pas le pardon d’une mère généreuse, c’était l’appel d’une femme malade et ennuyée. Je partis aussitôt et la trouvai mourante ; elle me bénit, me pardonna et mourut dans mes bras, en me recommandant de la faire ensevelir dans une certaine robe qu’elle avait beaucoup aimée.

Tant de fatigues, tant de douleurs avaient presque épuisé ma sensibilité. Je pleurai à peine ma mère ; je m’enfermai dans sa chambre après qu’on eut emporté son corps, et j’y restai morne et accablée pendant plusieurs mois, occupée seulement à retourner le passé sous toutes ses faces, et ne songeant pas à me demander ce que je ferais de l’avenir. Ma tante, qui d’abord m’avait fort mal accueillie, fut touchée de cette douleur muette, que son caractère comprenait mieux que l’expansion des larmes. Elle me donna des soins en silence, et veilla à ce que je ne me laissasse pas mourir de faim. La tristesse de cette maison que j’avais vue si fraîche et si brillante, convenait à la situation de mon ame. Je revoyais les meubles qui me rappelaient les mille petits évènemens frivoles de mon enfance ; je comparais ce temps, où une égratignure à mon doigt était l’accident le plus terrible qui pût bouleverser ma famille, à la vie infâme et sanglante que j’avais menée depuis. Je voyais d’une part ma mère au bal, de l’autre la princesse Zagarolo empoisonnée dans mes bras et de ma propre main ; le son des violons passait dans mes rêves au milieu des cris d’Henryet assassiné ; et dans l’obscurité de la prison où, pendant trois mois d’angoisses, j’avais attendu chaque jour une sentence de mort, je voyais arriver à moi, au milieu de l’éclat des bougies et du parfum des fleurs, mon fantôme vêtu de crêpe d’argent et couvert de pierreries. Quelquefois, fatiguée de ces rêves confus et effrayans, je soulevais les rideaux, je m’approchais de la fenêtre et je regardais cette ville où j’avais été si heureuse et si vantée, les arbres de cette promenade où tant d’admiration avait suivi chacun de mes pas. Mais bientôt je m’apercevais de l’insultante curiosité qu’excitait ma figure pâle. On s’arrêtait sous ma fenêtre ; on se groupait pour parler de moi, en me montrant presqu’au doigt. Alors je me retirais, je faisais retomber les rideaux, j’allais m’asseoir auprès du lit de ma mère, et j’y restais jusqu’à ce que ma tante vînt, avec sa figure et ses pas silencieux, me prendre le bras et me conduire à table. Ses manières, en cette circonstance de ma vie, me parurent les plus convenables et les plus gênéreuses qu’on pût avoir envers moi. Je n’aurais pas écouté les consolations, je n’aurais pu supporter les reproches, je n’aurais pas cru à des marques d’estime. L’affection muette et la pitié délicate me furent plus sensibles. Cette figure morne qui passait sans bruit autour de moi, comme un fantôme, comme un souvenir du temps passé, était la seule qui ne pût ni me troubler, ni m’effrayer. Quelquefois je prenais ses mains sèches, et je les pressais sur ma bouche pendant quelques minutes, sans dire un mot, sans laisser échapper un soupir. Elle ne répondait jamais à cette caresse, mais elle restait là sans impatience, et ne retirait pas ses mains à mes baisers : c’était beaucoup.

Je ne pensais plus à Leoni que comme à un souvenir terrible que j’éloignais de toutes mes forces. Retourner vers lui était une pensée qui me faisait frémir comme eût fait la vue d’un supplice. Je n’avais plus assez de vigueur pour l’aimer ou le haïr. Il ne m’écrivait pas, et je ne m’en apercevais pas, tant j’avais peu compté sur ses lettres. Un jour il en arriva une qui m’apprit de nouvelles calamités. On avait trouvé un testament de la princesse Zagarolo, dont la date était plus récente que celle du nôtre. Un de ses serviteurs, en qui elle avait confiance, en avait été le dépositaire depuis sa mort jusqu’à ce jour. Elle avait fait ce testament à l’époque où Leoni l’avait délaissée pour me soigner, et où elle avait eu des doutes sur notre fraternité. Depuis, elle avait songé à le déchirer en se réconciliant avec nous ; mais comme elle était sujette à mille caprices, elle avait gardé près d’elle les deux testamens, afin d’être toujours prête à en laisser subsister un. Leoni savait dans quel meuble était déposé le sien ; mais l’autre était connu seulement de Vincenzo, l’homme de confiance de la princesse, et il devait, à un signe d’elle, le brûler ou le conserver. Elle ne s’attendait pas, l’infortunée, à une mort si violente et si soudaine. Vincenzo, que Leoni avait comblé de ses générosités, et qui lui était tout dévoué à cette époque, n’ayant d’ailleurs pas pu savoir les dernières intentions de la princesse, conserva le testament, sans rien dire et nous laissa produire le nôtre. Il eût pu s’enrichir par ce moyen en nous menaçant ou en vendant son secret aux héritiers naturels. Mais ce n’était pas un malhonnête homme, ni un méchant cœur. Il nous laissa jouir de la succession sans exiger de meilleurs traitemens que ceux qu’il recevait. Mais quand j’eus quitté Leoni, il devint mécontent, car Leoni était brutal avec ses gens, et je les enchaînais seule à son service par mon indulgence. Un jour Leoni s’oublia jusqu’à frapper ce vieillard, qui aussitôt tira le testament de sa poche, et lui déclara qu’il allait le porter chez les cousins de la princesse. Aucune menace, aucune prière, aucune offre d’argent ne put apaiser son ressentiment. Le marquis arriva et résolut d’employer la force pour lui arracher le fatal papier ; mais Vincenzo, qui, malgré son âge, était un homme remarquablement vigoureux, le renversa, le frappa, menaça Leoni de le jeter par la fenêtre s’il s’attaquait à lui, et courut produire les pièces de sa vengeance. Leoni fut aussitôt dépossédé, condamné à représenter tout ce qu’il avait mangé de la succession, c’est-à-dire les trois quarts. Incapable de s’acquitter, il essaya vainement de fuir. Il fut mis en prison, et c’est de là qu’il m’écrivait, non pas tous les détails que je viens de vous dire, et que j’ai sus depuis, mais en peu de mots l’horreur de sa situation. Si je ne venais à son secours, il pourrait languir toute sa vie dans la captivité la plus affreuse, car il n’avait plus le moyen de se procurer le bien-être dont nous avions pu nous entourer lors de notre première réclusion. Ses amis l’abandonnaient et se réjouissaient peut-être d’être débarrassés de lui. Il était absolument sans ressources, dans une espèce de cachot humide où la fièvre le dévorait déjà. On avait vendu ses bijoux, et jusqu’à ses hardes ; il avait à peine de quoi se préserver du froid.

Je partis aussitôt. Comme je n’avais jamais eu l’intention de me fixer à Bruxelles, et que la paresse de la douleur m’y avait seule enchaînée depuis une demi-année, j’avais converti à peu près tout mon héritage en argent comptant ; j’avais formé souvent le projet de l’employer à fonder un hôpital pour les filles repenties, et à m’y faire religieuse. D’autres fois j’avais songé à placer cet argent sur la banque de France et à en faire pour Leoni une rente inaliénable qui le préservât à jamais du besoin et des bassesses. Je n’aurais gardé pour moi qu’une modique pension viagère, et j’aurais été m’ensevelir seule dans la vallée suisse, où le souvenir de mon bonheur m’aurait aidé à supporter l’horreur de la solitude. Lorsque j’appris le nouveau malheur où Leoni était tombé, je sentis mon amour et ma sollicitude pour lui se réveiller plus vifs que jamais. Je fis passer toute ma fortune à un banquier de Milan. Je n’en réservais qu’un capital suffisant pour doubler la pension que mon père avait léguée à ma tante. Ce capital fut, à sa grande satisfaction, la maison que nous habitions et où elle avait passé la moitié de sa vie. Je lui en abandonnai la possession, et je partis pour rejoindre Leoni. Elle ne me demanda pas où j’allais ; elle le savait trop bien. Elle n’essaya point de me retenir. Elle ne me remercia point ; elle me pressa la main. Mais, en me retournant, je vis couler lentement, sur sa joue ridée, la première larme que je lui eusse jamais vu répandre.

Je trouvai Leoni dans un état horrible, hâve, livide et presque fou. C’était la première fois que la misère et la souffrance l’avaient étreint réellement. Jusque-là, il n’avait fait que voir crouler son opulence peu à peu, tout en cherchant et en trouvant les moyens de la rétablir. Ses désastres en ce genre avaient été grands ; mais l’industrie et le hasard ne l’avaient jamais laissé long-temps aux prises avec les privations de l’indigence. Sa force morale s’était toujours maintenue, mais elle fut vaincue quand la force physique l’abandonna. Je le trouvai dans un état d’excitation nerveuse qui ressemblait à de la fureur. Je me portai caution de sa dette. Il me fut aisé de fournir les preuves de ma solvabilité, je les avais sur moi. Je n’entrai donc dans sa prison que pour l’en faire sortir. Sa joie fut si violente, qu’il ne put la soutenir, et qu’il fallut le transporter évanoui dans la voiture.

Je l’emmenai à Florence et l’entourai de tout le bien-être que je pus lui procurer. Toutes ses dettes payées, il me restait fort peu de chose. Je mis tous mes soins à lui faire oublier les souffrances de sa prison. Son corps robuste fut vite rétabli ; mais son esprit resta malade. Les terreurs de l’obscurité, et les angoisses du désespoir avaient fait une profonde impression sur cet homme actif, entreprenant, habitué aux jouissances de la richesse ou aux agitations de la vie aventureuse. L’inaction l’avait brisé. Il était devenu sujet à des frayeurs puériles, à des violences terribles. Il ne pouvait plus supporter aucune contrariété, et ce qu’il y eut de plus affreux, c’est qu’il s’en prenait à moi de toutes celles que je ne pouvais lui éviter. Il avait perdu cette puissance de volonté qui lui faisait envisager sans crainte l’avenir le plus précaire. Il s’effrayait maintenant de la pauvreté, et me demandait chaque jour quelle ressource j’aurais quand celles que j’avais encore seraient épuisées. Je ne savais que répondre, car j’étais épouvantée moi-même de notre prochain dénuement. Ce moment arriva. Je me mis à peindre à l’aquarelle des écrans, des tabatières et divers autres petits meubles en bois de Spa. Quand j’avais travaillé douze heures par jour, j’avais gagné huit ou dix francs. C’eût été assez pour mes besoins ; mais pour Leoni c’était la misère la plus profonde. Il avait envie de cent choses impossibles ; il se plaignait avec amertume, avec fureur de n’être plus riche. Il me reprochait d’avoir sottement payé ses dettes, et de ne pas m’être sauvé avec lui en emportant mon argent, j’étais forcée, pour l’apaiser, de lui prouver qu’il m’eût été impossible de le tirer de prison en commettant cette friponnerie. Il se mettait à la fenêtre et maudissait avec d’horribles juremens les gens riches qui passaient dans leurs équipages. Il me montrait ses vêtemens usés, et me disait avec un accent impossible à rendre : « Tu ne peux donc pas m’en faire faire d’autres ? Tu ne veux donc pas ? » Il finit par me répéter si souvent, que je pouvais le tirer de cette détresse, et que j’avais l’égoïsme et la cruauté de l’y laisser, que je le crus fou, et que je n’essayai plus de lui faire entendre raison. Je gardais le silence chaque fois qu’il y revenait, et je lui cachais mes larmes qui ne servaient qu’à l’irriter. Il crut que je comprenais ses abominables suggestions, et traita mon silence d’indifférence féroce et d’obstination imbécile. Plusieurs fois il me frappa violemment et m’eût tuée si on ne fût venu à mon secours. Il est vrai que quand ces accès étaient passés, il se jetait à mes pieds, et me demandait pardon avec des larmes. Mais j’évitais autant que possible ces scènes de réconciliation, car l’attendrissement causait une nouvelle secousse à ses nerfs et provoquait le retour de la crise. Cette irritabilité cessa enfin et fit place à une sorte de désespoir morne et stupide plus affreux encore. Il me regardait d’un air sombre, et semblait nourrir contre moi une haine cachée et des projets de vengeance. Quelquefois, en m’éveillant au milieu de la nuit, je le voyais debout auprès de mon lit, avec sa figure sinistre, je croyais qu’il voulait me tuer, et je poussais des cris de terreur. Mais il haussait les épaules et retournait à son lit avec un rire hébété.

Malgré tout cela, je l’aimais encore, non plus tel qu’il était, mais à cause de ce qu’il avait été et de ce qu’il pouvait redevenir. Il y avait des momens où j’espérais qu’une heureuse révolution s’opérait en lui, et qu’il sortirait de cette crise renouvelé et corrigé de tous ses mauvais penchans. Il semblait ne plus songer à les satisfaire, et n’exprimait plus ni regrets ni désirs de quoi que ce soit. Je ne pouvais imaginer le sujet des longues méditations où il semblait plongé. La plupart du temps, ses yeux étaient fixés sur moi avec une expression si étrange, que j’avais peur de lui. Je n’osais lui parler, mais je lui demandais grâce par des regards supplians. Alors il me semblait voir les siens s’humecter et un soupir imperceptible soulever sa poitrine ; puis il détournait la tête, comme s’il eût voulu cacher ou étouffer son émotion, et il retombait dans sa rêverie. Je me flattais alors qu’il faisait des réflexions salutaires, et que bientôt il m’ouvrirait son cœur pour me dire qu’il avait conçu la haine du vice et l’amour de la vertu.

Mes espérances s’affaiblirent lorsque je vis le marquis de — reparaître autour de nous. Il n’entrait jamais dans mon appartement, parce qu’il savait l’horreur que j’avais de lui ; mais il passait sous les fenêtres et appelait Leoni, ou venait jusqu’à ma porte et frappait d’une certaine manière pour l’avertir. Alors Leoni sortait avec lui et restait long-temps dehors. Un jour je les vis passer et repasser plusieurs fois ; le vicomte de Chalm était avec eux. — Leoni est perdu, pensai-je, et moi aussi ; il va se commettre sous mes yeux quelque nouveau crime.

Le soir, Leoni rentra tard, et comme il quittait ses compagnons à la porte de la rue, je l’entendis prononcer ces paroles : — Mais vous lui direz bien que je suis fou, absolument fou, que sans cela je n’y aurais jamais consenti. Elle doit bien savoir que la misère m’a rendu fou. — Je n’osai point lui demander d’explication, et je lui servis son modeste repas. Il n’y toucha pas, et se mit à attiser le feu convulsivement ; puis il me demanda de l’éther, et après en avoir pris une très forte dose, il se coucha et parut dormir. Je travaillais tous les soirs aussi long-temps que je le pouvais sans être vaincue par le sommeil et la fatigue. Ce soir-là je me sentis si lasse, que je m’endormis dès minuit. À peine étais-je couchée que j’entendis un léger bruit, et il me sembla que Leoni s’habillait pour sortir. Je l’appelai, et lui demandai ce qu’il faisait. — Rien, dit-il, je veux me lever et t’aller trouver ; mais je crains ta lumière, tu sais que cela m’attaque les nerfs et me cause des douleurs affreuses à la tête ; éteins-la. — J’obéis. — Est-ce fait ? me dit-il. Maintenant, recouche-toi ; j’ai besoin de t’embrasser, attends-moi. — Cette marque d’affection, qu’il ne m’avait pas donnée depuis plusieurs semaines, fit tressaillir mon pauvre cœur de joie et d’espérance. Je me flattai que le réveil de sa tendresse allait amener celui de sa raison et de sa conscience. Je m’assis sur le bord de mon lit, et je l’attendis avec transport. Il vint se jeter dans mes bras ouverts pour le recevoir, et m’étreignant avec passion, il me renversa sur mon lit. Mais au même instant, un sentiment de méfiance qui me fut envoyé par la protection du ciel ou par la délicatesse de mon instinct, me fit passer la main sur le visage de celui qui m’embrassait. Leoni avait laissé croître sa barbe et ses moustaches depuis qu’il était malade ; je trouvai un visage lisse et uni. Je fis un cri et le repoussai violemment.

— Qu’as-tu donc ? me dit la voix de Leoni.

— Est-ce que tu as coupé ta barbe ? lui dis-je.

— Tu le vois bien, me répondit-il.

Mais alors je m’aperçus que la voix parlait à mon oreille, en même temps qu’une autre bouche se collait à la mienne. Je me dégageai avec la force que donnent la colère et le désespoir, et m’enfuyant au bout de la chambre, je relevai précipitamment la lampe, que j’avais couverte et non éteinte. Je vis lord Edwards assis sur le bord du lit, stupide et déconcerté (je crois qu’il était ivre), et Leoni, qui venait à moi d’un air égaré. — Misérable ! m’écriai-je.

— Juliette, me dit-il avec des yeux hagards et une voix étouffée, cédez si vous m’aimez. Il s’agit pour moi de sortir de la misère où vous voyez que je me consume. Il s’agit de ma vie et de ma raison, vous le savez bien. Mon salut sera le prix de votre dévouement, et quant à vous, vous serez désormais riche et heureuse avec un homme qui vous aime depuis long-temps et à qui rien ne coûte pour vous obtenir. Consens-y, Juliette, ajouta-t-il à voix basse, ou je te poignarde quand il sera hors de la chambre. —

La frayeur m’ôta le jugement ; je m’élançai par la fenêtre au risque de me tuer. Des soldats qui passaient me relevèrent ; on me rapporta évanouie dans la maison. Quand je revins à moi, Leoni et ses complices l’avaient quittée. Ils avaient déclaré que je m’étais précipitée par la fenêtre dans un accès de fièvre cérébrale, tandis qu’ils étaient allés dans une autre chambre pour me chercher des secours. Ils avaient feint beaucoup de consternation. Leoni était resté jusqu’à ce que le chirurgien qui me soigna eût déclaré que je n’avais aucune fracture. Alors Leoni était sorti en disant qu’il allait rentrer, et depuis deux jours il n’avait pas reparu. Il ne revint pas, et je ne le revis jamais.

Ici Juliette termina son récit et resta accablée de fatigue et de tristesse. — C’est alors, ma pauvre enfant, lui dis-je, que je fis connaissance avec toi. Je demeurais au premier dans la même maison. Le récit de ta chute m’inspira de la curiosité. Bientôt j’appris que tu étais jeune et digne d’un intérêt sérieux ; que Leoni, après t’avoir accablée des plus mauvais traitemens, t’avait enfin abandonnée mourante et dans la misère. Je voulus te voir ; tu étais dans le délire quand j’approchai de ton lit. Oh ! que tu étais belle, Juliette, avec tes épaules nues, tes cheveux épars, tes lèvres brûlées du feu de la fièvre, et ton visage animé par l’énergie de la souffrance ! Que tu me semblas belle encore, lorsque, abattue par la fatigue, tu retombas sur ton oreiller, pâle et penchée comme une rose blanche qui s’effeuille à la chaleur du jour ! Je ne pus m’arracher d’auprès de toi. Je me sentis saisi d’une sympathie irrésistible, entraîné par un intérêt que je n’avais jamais éprouvé. Je fis venir les premiers médecins de la ville, je te procurai tous les secours qui te manquaient. Pauvre fille abandonnée ! je passai les nuits près de toi, je vis ton désespoir, je compris ton amour. Je n’avais jamais aimé ; aucune femme ne me semblait pouvoir répondre à la passion que je me sentais capable de ressentir. Je cherchais un cœur aussi fervent que le mien. Je me méfiais de tous ceux que j’éprouvais, et bientôt je reconnaissais la prudence de ma retenue, en voyant la sécheresse et la frivolité de ces coeurs féminins. Le tien me sembla le seul qui put me comprendre. Une femme capable d’aimer et de souffrir comme tu avais fait était la réalisation de tous mes rêves. Je désirai, sans l’espérer beaucoup, d’obtenir ton affection. Ce qui me donna la présomption d’essayer de te consoler, ce fut la certitude que je sentis en moi de t’aimer sincèrement et généreusement. Tout ce que tu disais dans ton délire te faisait connaître à moi autant que l’a fait depuis notre intimité. Je connus que tu étais une femme sublime aux prières que tu adressais à Dieu à voix haute, avec un accent dont rien ne pourrait rendre la sainteté déchirante. Tu demandais pardon pour Leoni, toujours pardon, jamais vengeance ! Tu invoquais les âmes de tes parens, tu leur racontais d’une voix haletante par quels malheurs tu avais expié ta fuite et leur douleur. Quelquefois tu me prenais pour Leoni, et tu m’adressais des reproches foudroyans ; d’autres fois tu te croyais avec lui en Suisse, et tu me pressais dans tes bras avec passion. Il m’eût été bien facile alors d’abuser de ton erreur, et l’amour qui s’allumait dans mon sein me faisait de tes caresses insensées un véritable supplice. Mais je serais mort plutôt que de succomber à mes désirs, et la fourberie de lord Edwards, dont tu parlais sans cesse, me semblait la plus déshonorante infamie qu’un homme pût commettre. Enfin, j’ai eu le bonheur de sauver ta vie et ta raison, ma pauvre Juliette ; depuis ce temps j’ai bien souffert et j’ai été bien heureux par toi. Je suis un fou peut-être de ne pas me contenter de l’amitié et de la possession d’une femme telle que toi, mais mon amour est insatiable. Je voudrais être aimé comme le fut Leoni, et je te tourmente de cette folle ambition. Je n’ai pas son éloquence et ses séductions, mais je t’aime, moi. Je ne t’ai pas trompée, je ne te tromperai jamais. Ton cœur, long-temps fatigué, devrait s’être reposé à force de dormir sur le mien. Juliette ! Juliette ! quand m’aimeras-tu comme tu sais aimer !

— À présent, et toujours, me répondit-elle ; tu m’as sauvée, tu m’as guérie et tu m’aimes. J’étais une folle, je le vois bien, d’aimer un pareil homme. Tout ce que je viens de te raconter m’a remis sous les yeux des infamies que j’avais presque oubliées. Maintenant je sens plus que de l’horreur pour le passé, et je ne veux plus y revenir. Tu as bien fait de me laisser dire tout cela, je suis calme, et je sens bien que je ne peux plus aimer son souvenir. Tu es mon ami, toi ; tu es mon sauveur, mon frère et mon amant…

— Dis aussi ton mari, je t’en supplie, Juliette !

— Mon mari si tu veux, dit-elle en m’embrassant avec une tendresse qu’elle ne m’avait jamais témoignée aussi vivement, et qui m’arracha des larmes de joie et de reconnaissance.


Je me réveillai si heureux le lendemain, que je ne pensai plus à quitter Venise. Le temps était magnifique, le soleil était doux comme au printemps. Des femmes élégantes couvraient les quais, et s’amusaient aux lazzi des masques qui, à demi couchés sur les rampes des ponts, agaçaient les passans et adressaient tour à tour des impertinences et des flatteries aux femmes laides et jolies. C’était le mardi gras, triste anniversaire pour Juliette. Je désirai la distraire, je lui proposai de sortir, et elle y consentit.

Je la regardais avec orgueil marcher à mes côtés. On donne peu le bras aux femmes à Venise. On les soutient seulement par le coude en montant et en descendant les escaliers de marbre blanc qui à chaque pas se présentent pour traverser les canaux. Juliette avait tant de grâce et de souplesse dans tous ses mouvemens, que j’avais une joie puérile à la sentir s’appuyer à peine sur ma main pour franchir ces ponts. Tous les regards se fixaient sur elle, et les femmes, qui jamais ne regardent avec plaisir la beauté d’une autre femme, regardaient au moins avec intérêt l’élégance de ses vêtemens et de sa démarche qu’elles eussent voulu imiter. Je crois encore voir la toilette et le maintien de Juliette. Elle avait une robe de velours violet avec un boa et un petit manchon d’hermine. Son chapeau de satin blanc encadrait son visage toujours pâle, mais si parfaitement beau, que malgré sept ou huit années de fatigues et de chagrins mortels, tout le monde lui donnait dix-huit ans tout au plus. Elle était chaussée de bas de soie violets, si transparens qu’on voyait au travers sa peau blanche et mate comme de l’albâtre. Quand elle avait passé, et qu’on ne voyait plus sa figure, on suivait de l’œil ces petits pieds, si rares en Italie. J’étais heureux de la voir admirer ainsi, je le lui disais, et elle me souriait avec une douceur affectueuse. J’étais heureux !…

Un bateau pavoisé et plein de masques et de musiciens s’avança sur le canal de la Giudecca. Je proposai à Juliette de prendre une gondole, et d’en approcher pour voir les costumes. Elle y consentit. Plusieurs sociétés suivirent notre exemple, et bientôt nous nous trouvâmes engagés dans un groupe de gondoles et de barques qui accompagnaient avec nous le bateau pavoisé, et semblaient lui servir d’escorte.

Nous entendîmes dire aux gondoliers que cette troupe de masques était composée des jeunes gens les plus riches et les plus à la mode dans Venise. Ils étaient en effet d’une élégance extrême, leurs costumes étaient fort riches, et le bateau était orné de voiles de soie, de banderolles de gaze d’argent et de tapis d’Orient de la plus grande beauté. Leurs vêtemens étaient ceux des anciens Vénitiens, que Paul Veronese, par un heureux anachronisme, a reproduits dans plusieurs sujets de dévotion, entre autres dans le magnifique tableau des Noces, dont la république de Venise fit présent à Louis xiv, et qui est au Musée de Paris. Sur le bord du bateau, je remarquai surtout un homme vêtu d’un longue robe de soie vert-pâle, brodée de larges arabesques d’or et d’argent. Il était debout et jouait de la guitare dans une attitude si noble, sa haute taille était si bien prise, qu’il semblait fait exprès pour porter ces habits magnifiques. Je le fis remarquer à Juliette qui leva les yeux sur lui machinalement, le vit à peine et me répondit : « Oui, oui, superbe ! » en pensant à autre chose.

Nous suivions toujours, et, poussés par les autres barques, nous touchions le bateau pavoisé du côté précisément où se tenait cet homme. Juliette était aussi debout avec moi, et s’appuyait sur le couvert de la gondole pour ne pas être renversée par les secousses que nous recevions souvent. Tout à coup cet homme se pencha vers Juliette comme pour la reconnaître, passa la guitare à son voisin, arracha son masque noir et se tourna de nouveau vers nous. Je vis sa figure qui était belle et noble s’il en fut jamais. Juliette ne le vit pas. Alors il l’appela à demi-voix, et elle tressaillit comme si elle eût été frappée d’une commotion galvanique.

— Juliette ! répéta-t-il d’une voix plus forte.

— Leoni ! cria-t-elle avec transport.

C’est encore pour moi comme un rêve. J’eus un éblouissement, je perdis la vue pendant une seconde, je crois. Juliette s’élança, impétueuse et forte. Tout à coup je la vis transportée comme par magie sur le bateau, dans les bras de Leoni ; un baiser délirant unissait leurs lèvres. Le sang me monta au cerveau, me bourdonna dans les oreilles, me couvrit les yeux d’un voile plus épais, je ne sais pas ce qui se passa. Je revins à moi en montant l’escalier de mon auberge. J’étais seul. Juliette était partie avec Leoni. Je tombai dans une rage inouie, et pendant trois heures je me comportai comme un épileptique. Je reçus vers le soir une lettre de Juliette, conçue en ces termes :

« Pardonne-moi, pardonne-moi, Bustamente, je t’aime, je te vénère, je te bénis à genoux pour ton amour et tes bienfaits ; ne me hais pas, tu sais que je ne m’appartiens pas, qu’une main invisible dispose de moi, et me jette malgré moi dans les bras de cet homme. Ô mon ami, pardonne-moi, ne te venge pas, je l’aime, je ne puis vivre sans lui. Je ne puis savoir qu’il existe sans le désirer, je ne puis le voir passer sans le suivre. Je suis sa femme, il est mon maître, vois-tu ? Il est impossible que je me dérobe à sa passion et à son autorité. Tu as vu si j’ai pu résister à son appel. Il y a eu comme une force magnétique, comme un aimant qui m’a soulevée et qui m’a jetée sur son cœur. Et pourtant j’étais près de toi, j’avais ma main dans la tienne ; pourquoi ne m’as-tu pas retenue ? tu n’en as pas eu la force, ta main s’est ouverte, ta bouche n’a même pas pu me rappeler, tu vois que cela ne dépend pas de nous. Il y a une volonté cachée, une puissance magique qui ordonne et opère ces choses étranges. Je ne puis briser la chaîne qui est entre moi et Leoni, c’est le boulet qui accouple les galériens, mais c’est la main de Dieu qui l’a rivé.

« Ô mon cher Aleo, ne me maudis pas, je suis à tes pieds. Je te supplie de me laisser être heureuse. Si tu savais comme il m’aime encore, comme il m’a reçue avec joie ! quelles caresses, quelles paroles, quelles larmes !… Je suis comme ivre, je crois rêver. Je dois oublier son crime envers moi, il était fou. Après m’avoir abandonnée, il est arrivé à Naples dans un tel état d’aliénation, qu’il a été enfermé dans un hôpital de fous. Je ne sais par quel miracle il en est sorti guéri, ni par quelle protection du sort il se trouve maintenant remonté au faîte de la richesse. Mais il est plus beau, plus brillant, plus passionné que jamais. Laisse-moi, laisse-moi l’aimer, dussé-je être heureuse seulement un jour et mourir demain. Ne dois-tu pas me pardonner de l’aimer si follement, toi qui as pour moi une passion aussi aveugle et aussi mal placée ?

« Pardonne, je suis folle, je ne sais ni de quoi je te parle, ni ce que je te demande. Oh ! ce n’est pas de me recueillir et de me pardonner quand il m’aura de nouveau délaissée. Non ! j’ai trop d’orgueil, ne crains rien. Je sens que je ne le mérite plus, qu’en me jetant dans ce bateau je me suis à jamais séparée de toi, que je ne puis plus soutenir ton regard, ni toucher ta main. Adieu donc, Aleo ! Oui, je t’écris pour te dire adieu, car je ne puis pas me séparer de toi sans te dire que mon cœur en saigne déjà, et qu’il se brisera un jour de regret et de repentir. Va, tu seras vengé ! Calme-toi maintenant, pardonne ; plains-moi, prie pour moi, sache bien que je ne suis pas une ingrate stupide, qui méconnaît ton caractère et ses devoirs envers toi. Je ne suis qu’une malheureuse que la fatalité entraîne et qui ne peut s’arrêter. Je me retourne vers toi et je t’envoie mille adieux, mille baisers, mille bénédictions. Mais la tempête m’enveloppe et m’emporte. En périssant sur les écueils où elle doit me briser, je répéterai ton nom, et je t’invoquerai comme un ange de pardon entre Dieu et moi.

Juliette. »


Cette lettre me causa un nouvel accès de rage. Puis je tombai dans le désespoir, je sanglottai comme un enfant pendant plusieurs heures, et succombant à la fatigue, je m’endormis sur ma chaise, seul, au milieu de cette grande chambre où Juliette m’avait conté son histoire la veille. Je me réveillai calme, j’allumai du feu, je fis plusieurs fois le tour de la chambre d’un pas lent et mesuré.

Quand le jour parut, je me rassis, et je me rendormis. Ma résolution était prise. J’étais tranquille. À neuf heures je sortis, je pris des informations dans toute la ville, et je m’enquis de certains détails dont j’avais besoin. On ignorait par quels procédés Leoni avait refait sa fortune ; on savait seulement qu’il était riche, prodigue, dissolu ; tous les hommes à la mode allaient chez lui, singeaient sa toilette et se faisaient ses compagnons de plaisir. Le marquis de — l’escortait partout et partageait son opulence. Tous deux étaient amoureux d’une courtisanne célèbre, et par un caprice inoui cette femme refusait leurs offres. Sa résistance avait tellement aiguillonné le désir de Leoni, qu’il lui avait fait des promesses exorbitantes, et qu’il n’y avait aucune folie où elle ne pût l’entraîner.

J’allai chez elle, et j’eus beaucoup de peine à la voir. Enfin elle m’admit et me reçut d’un air hautain en me demandant ce que je voulais du ton d’une personne pressée de congédier un importun.

— Je viens vous demander un service, lui dis-je. Vous haïssez Leoni ?

— Oui, me répondit-elle, je le hais mortellement.

— Puis-je vous demander pourquoi ?

— Il a séduit une jeune sœur que j’avais dans le Frioul et qui était honnête et sainte. Elle est morte à l’hôpital. Je voudrais manger le cœur de Leoni.

— Voulez-vous m’aider, en attendant, à lui faire subir une mystification cruelle ?

— Oui.

— Voulez-vous lui écrire et lui donner un rendez-vous ?

— Oui, pourvu que je ne m’y trouve pas.

— Cela va sans dire. Voici le modèle du billet que vous écririez.


« Je sais que tu as retrouvé ta femme et que tu l’aimes. Je ne voulais pas de toi hier, cela me semblait trop facile, aujourd’hui il me paraît piquant de te rendre infidèle. Je veux savoir d’ailleurs si le grand désir que tu as de me posséder est capable de tout, comme tu t’en vantes. Je sais que tu donnes un concert sur l’eau cette nuit. Je serai dans une gondole et je suivrai. Tu connais mon gondolier Cristofano. Tiens-toi sur le bord de ton bateau, et saute dans ma gondole au moment où tu l’apercevras. Je te garderai une heure, après quoi j’aurai assez de toi peut-être pour toujours. Je ne veux pas de tes présens. Je ne veux que cette preuve de ton amour. À ce soir, ou jamais. »


La Misana trouva le billet singulier et le copia en riant.

— Que ferez-vous de lui quand vous l’aurez mis dans la gondole, me dit-elle ?

— Je le déposerai sur la rive du Lido, et le laisserai passer là une nuit un peu longue et un peu froide.

— Je vous embrasserais volontiers pour vous remercier, dit la courtisanne, mais j’ai un amant que je veux aimer toute la semaine. Adieu.

— Il faut, lui dis-je, que vous mettiez votre gondolier à mes ordres.

— Sans doute, dit-elle, il est intelligent, discret, robuste, faites-en ce que vous voudrez.

Je rentrai chez moi, je passai le reste du jour à réfléchir mûrement à ce que j’allais faire. Le soir vint, Cristofano et la gondole m’attendaient sous la fenêtre. Je pris un costume de gondolier. Le bateau de Leoni parut tout illuminé de verres de couleurs qui brillaient comme des pierreries depuis le faîte des mâts jusqu’au bout des moindres cordages, et lançant des fusées de toutes parts dans les intervalles d’une musique délicieuse. Je montai à l’arrière de la gondole, une rame à la main. Je l’atteignis. Leoni était sur le bord, dans le même costume que la veille. Juliette était assise au milieu des musiciens ; elle avait aussi un costume magnifique, mais elle était abattue et pensive, et semblait ne pas s’occuper de lui. Cristofano ôta son chapeau et leva sa lanterne à la hauteur de son visage. Leoni le reconnut et sauta dans la gondole.

Aussitôt qu’il y fut entré, Cristofano lui dit que la Misana l’attendait dans une autre gondole, auprès du jardin public. — Eh ! pourquoi n’est-elle pas ici ? demanda-t-il. — Non so, répondit le gondolier d’un air d’indifférence, et il se remit à ramer. Je le secondais vigoureusement, et en peu d’instans nous eûmes dépassé le jardin public. Il y avait autour de nous une brume épaisse. Leoni se pencha plusieurs fois et demanda si nous n’étions pas bientôt arrivés. Nous glissions toujours rapidement sur la lagune tranquille ; la lune pâle et baignée dans la vapeur blanchissait l’atmosphère sans l’éclairer. Nous passâmes en contrebandiers la limite maritime qui ne se franchit point ordinairement sans une permission de la police, et nous ne nous arrêtâmes que sur la rive sablonneuse du Lido, assez loin pour ne pas risquer de rencontrer un être vivant.

— Coquins, s’écria notre prisonnier, où diable m’avez-vous conduit ? où sont les escaliers du jardin public ? où est la gondole de la Misana ? Ventredieu ! nous sommes dans le sable ! Vous vous êtes perdus dans la brume, butors que vous êtes, et vous me débarquez au hasard…

— Non, monsieur, lui dis-je en italien ; ayez la bonté de faire dix pas avec moi, et vous trouverez la personne que vous cherchez. Il me suivit, et aussitôt Cristofano, conformément à mes ordres, s’éloigna avec la gondole, et alla m’attendre dans la lagune sur l’autre rive de l’ile.

— T’arrêteras-tu, brigand ! me cria Leoni, quand nous eûmes marché sur la grève pendant quelques minutes. Veux-tu me faire geler ici ! Où est ta maîtresse ? où me mènes-tu ?

— Seigneur, lui répondis-je en me retournant et en tirant de dessous ma cape les objets que j’avais apportés, permettez-moi d’éclairer votre chemin. Alors je tirai ma lanterne sourde, je l’ouvris et je l’accrochai à un des pieux du rivage.

— Que diable fais-tu là ? me dit-il, ai-je affaire à des fous ? De quoi s’agit-il ?

— Il s’agit, lui dis-je, en tirant deux épées de dessous mon manteau, de vous battre avec moi.

— Avec toi, canaille ! je te vais rosser comme tu le mérites.

— Un instant, lui dis-je en le prenant au collet avec une vigueur dont il fut un peu étourdi, je ne suis pas ce que vous croyez. Je suis noble tout aussi bien que vous ; de plus je suis un honnête homme et vous êtes un scélérat. Je vous fais donc beaucoup d’honneur en me battant avec vous. — Il me sembla que mon adversaire tremblait et cherchait à s’échapper. Je le serrai davantage.

— Que me voulez-vous ? Par le nom du diable ! s’écria-t-il, qui êtes-vous ? je ne vous connais pas. Pourquoi m’amenez-vous ici ? Votre intention est-elle de m’assassiner ? Je n’ai aucun argent sur moi. Êtes-vous un voleur ?

— Non, lui dis-je, il n’y a de voleur et d’assassin ici que vous, vous le savez bien.

— Êtes-vous donc mon ennemi ?

— Oui, je suis votre ennemi.

— Comment vous nommez-vous ?

— Cela ne vous regarde pas, vous le saurez si vous me tuez.

— Et si je ne veux pas vous tuer ? s’écria-t-il en haussant les épaules et en s’efforçant de prendre de l’assurance.

— Alors vous vous laisserez tuer par moi, lui répondis-je, car je vous jure qu’un de nous deux doit rester ici cette nuit.

— Vous êtes un bandit ! s’écria-t-il, en faisant des efforts terribles pour se dégager ; au secours ! au secours !

— Cela est fort inutile, lui dis-je, le bruit de la mer couvre votre voix, et vous êtes loin de tout secours humain. Tenez-vous tranquille, ou je vous étrangle. Ne me mettez pas en colère, profitez des chances de salut que je vous donne. Je veux vous tuer et non vous assassiner. Vous connaissez ce raisonnement-là. Battez-vous avec moi, et ne m’obligez pas à profiter de l’avantage de la force que j’ai sur vous comme vous voyez. — En parlant ainsi, je le secouais par les épaules et le faisais plier comme un jonc, bien qu’il fût plus grand que moi de toute la tête. Il comprit qu’il était à ma disposition, et il essaya de me dissuader.

— Mais, monsieur, si vous n’êtes pas fou, me dit-il, vous avez une raison pour vous battre avec moi. Que vous ai-je fait ?

— Il ne me plaît pas de vous le dire, répondis-je, et vous êtes un lâche de me demander la cause de ma vengeance, quand c’est vous qui devriez me demander raison.

— Eh ! de quoi ? reprit-il. Je ne vous ai jamais vu. Il ne fait pas assez clair pour que je puisse bien distinguer vos traits, mais je suis sûr que j’entends votre voix pour la première fois.

— Poltron ! vous ne sentez pas le besoin de vous venger d’un homme qui s’est moqué de vous, qui vous a fait donner un rendez-vous pour vous mystifier, et qui vous amène ici malgré vous pour vous provoquer ! On m’avait dit que vous étiez brave, faut-il vous frapper pour éveiller votre courage ?

— Vous êtes un insolent, dit-il, en se faisant violence.

— À la bonne heure, je vous demande raison de ce mot, et je vais vous donner raison sur l’heure de ce soufflet. — Je lui frappai légèrement la joue. Il fit un hurlement de rage et de terreur.

— Ne craignez rien, lui dis-je, en le tenant d’une main et en lui donnant de l’autre une épée ; défendez-vous. Je sais que vous êtes le premier tireur de l’Europe, je suis loin d’être de votre force. Il est vrai que je suis calme et que vous avez peur, cela rend la chance égale. — Sans lui donner le temps de répondre, je l’attaquai vigoureusement. Le misérable jeta son épée et se mit à fuir. Je le poursuivis, je l’atteignis, je le secouai avec fureur. Je le menaçai de le tirer dans la mer et de le noyer, s’il ne se défendait pas. Quand il vit qu’il lui était impossible de s’échapper, il prit l’épée et retrouva ce courage désespéré que donnent aux plus peureux l’amour de la vie et le danger inévitable. Mais soit que la faible clarté de la lanterne ne lui permît pas de bien mesurer ses coups, soit que la peur qu’il venait d’avoir lui eût ôté toute présence d’esprit, je trouvai ce terrible duelliste d’une faiblesse désespérante. J’avais tellement envie de ne pas le massacrer, que je le ménageai long-temps. Enfin, il se jeta sur mon épée en voulant faire une feinte, et il s’enferra jusqu’à la garde.

— Justice, justice ! dit-il en tombant. Je meurs assassiné !

— Tu demandes justice et tu l’obtiens, lui répondis-je. Tu meurs de ma main comme Henryet est mort de la tienne.

Il fit un rugissement sourd, mordit le sable et rendit l’ame.

Je repris les deux épées et j’allai retrouver la gondole. Mais, en traversant l’île, je fus saisi de mille émotions inconnues. Ma force faiblit tout à coup, je m’assis sur une de ces tombes hébraïques qui sont à demi recouvertes par l’herbe, et que ronge incessamment le vent âpre et salé de la mer. La lune commençait à sortir des brouillards, et les pierres blanches de ce vaste cimetière se détachaient sur la verdure sombre du Lido. Je pensais à ce que je venais de faire, et ma vengeance, dont je m’étais promis tant de joie, m’apparut sous un triste aspect ; j’avais comme des remords, et pourtant j’avais cru faire une action légitime et sainte en purgeant la terre et en délivrant Juliette de ce démon incarné. Mais je ne m’étais pas attendu à le trouver lâche. J’avais espéré rencontrer un ferrailleur audacieux, et en m’attaquant à lui, j’avais fait le sacrifice de ma vie. J’étais troublé et comme épouvanté d’avoir pris la sienne si aisément. Je ne trouvais pas ma haine satisfaite par la vengeance. Je la sentais éteinte par le mépris. — Quand je l’ai vu si poltron, pensais-je, j’aurais dû l’épargner, j’aurais dû oublier mon ressentiment contre lui, et mon amour pour la femme capable de me préférer un pareil homme.

Des pensées confuses, des agitations douloureuses se pressèrent alors dans mon cerveau. Le froid, la nuit, la vue de ces tombeaux, me calmaient par instant, ils me plongeaient dans une stupeur rêveuse dont je sortais violemment et douloureusement en me rappelant tout à coup ma situation, le désespoir de Juliette qui allait éclater demain, et l’aspect de ce cadavre qui gisait sur le sable ensanglanté non loin de moi. Il n’est peut-être pas mort, pensais-je. J’eus une envie vague de m’en assurer. J’aurais presque désiré lui rendre la vie. Les premières heures du jour me surprirent dans cette irrésolution, et je songeai alors que la prudence devait m’éloigner de ce lieu. J’allai rejoindre Cristofano que je trouvai profondément endormi dans sa gondole, et que j’eus beaucoup de peine à réveiller. La vue de ce tranquille sommeil me fit envie. Comme Macbeth, je venais de divorcer pour long-temps avec lui.

Je revenais, lentement bercé par les eaux que colorait déjà en rose l’approche du soleil. Je passai tout auprès du bateau à vapeur qui voyage de Venise à Trieste. C’était l’heure de son départ, les roues battaient déjà l’eau écumante, et des étincelles rouges s’échappaient du tuyau, avec des spirales d’une noire fumée. Plusieurs barques apportaient les passagers. Une gondole effleura la nôtre et s’accrocha au bâtiment. Un homme et une femme sortirent de cette gondole et grimpèrent légèrement l’escalier du paquebot. À peine étaient-ils sur le tillac, que le bâtiment partit avec la rapidité de l’éclair. Le couple se pencha sur la rampe pour voir le sillage. Je reconnus Juliette et Leoni. Je crus faire un rêve, je passai ma main sur mes yeux, j’appelai Cristofano. — Est-ce bien là le baron Leone de Leoni qui part pour Trieste avec une dame ? lui demandai-je. — Oui, monseigneur, — répondit-il. Je prononçai un blasphème épouvantable ; puis, rappelant le gondolier : — Eh ! quel est donc, lui dis-je, l’homme que nous avons emmené hier soir au Lido ?

— Votre excellence le sait bien, répondit-il, c’est le marquis Lorenzo de —.

George Sand.