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Les Aventures de Télémaque/Treizième livre

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Didot (p. 282-314).
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LIVRE XIII.


Télémaque, pendant son séjour chez les alliés, trouve de grandes difficultés pour se ménager parmi tant de rois jaloux les uns des autres. Il entre en différend avec Phalante, chef des Lacédémoniens, pour quelques prisonniers faits sur les Dauniens, et que chacun prétendait lui appartenir. Pendant que la cause se discute dans l’assemblée des rois alliés, Hippias, frère de Phalante, va prendre les prisonniers pour les emmener à Tarente. Télémaque, irrité, attaque Hippias avec fureur, et le terrasse dans un combat singulier. Mais bientôt, honteux de son emportement, il ne songe qu’au moyen de le réparer. Cependant Adraste, roi des Dauniens, informé du trouble et de la consternation occasionnés dans l’armée des alliés par le différend de Télémaque et d’Hippias, va les attaquer à l’improviste. Après avoir surpris cent de leurs vaisseaux, pour transporter ses troupes dans leur camp, il y met d’abord le feu, commence l’attaque par le quartier de Phalante, tue son frère Hippias, et Phalante lui-même tombe percé de coups. À la première nouvelle de ce désordre, Télémaque, revêtu de ses armes divines, s’élance hors du camp, rassemble autour de lui l’armée des alliés, et dirige les mouvements avec tant de sagesse qu’il repousse, en peu de temps l’ennemi victorieux. Il eût même remporté une victoire complète, si une tempête survenue n’eût séparé les deux armées. Après le combat, Télémaque visite les blessés, et leur procure tous les soulagements dont ils peuvent avoir besoin. Il prend un soin particulier de Phalante, et des funérailles d’Hippias, dont il va lui-même porter les cendres à Phalante dans une urne d’or.


Pendant que Philoctète avait raconté ainsi ses aventures, Télémaque avait demeuré comme suspendu et immobile. Ses yeux étaient attachés sur ce grand homme qui parlait. Toutes les passions différentes qui avaient agité Hercule, Philoctète, Ulysse, Néoptolème, paraissaient tour à tour sur le visage naïf de Télémaque, à mesure qu’elles étaient représentées dans la suite de cette narration. Quelquefois il s’écriait, et interrompait Philoctète sans y penser ; quelquefois il paraissait rêveur, comme un homme qui pense profondément à la suite des affaires. Quand Philoctète dépeignit l’embarras de Néoptolème, qui ne savait point dissimuler, Télémaque parut dans le même embarras ; et dans ce moment on l’aurait pris pour Néoptolème.

Cependant l’armée des alliés marchait en bon ordre contre Adraste, roi des Dauniens, qui méprisait les dieux, et qui ne cherchait qu’à tromper les hommes. Télémaque trouva de grandes difficultés pour se ménager parmi tant de rois jaloux les uns des autres. Il fallait ne se rendre suspect à aucun, et se faire aimer de tous. Son naturel était bon et sincère, mais peu caressant ; il ne s’avisait guère de ce qui pouvait faire plaisir aux autres : il n’était point attaché aux richesses, mais il ne savait point donner. Ainsi y avec un cœur noble et porté au bien, il ne paraissait ni obligeant, ni sensible à l’amitié, ni libéral, ni reconnaissant des soins qu’on prenait pour lui, ni attentif à distinguer le mérite. Il suivait son goût sans réflexion. Sa mère Pénélope l’avait nourri, malgré Mentor, dans une hauteur et une fierté qui ternissaient tout ce qu’il y avait de plus aimable en lui. Il se regardait comme étant d’une autre nature que le reste des hommes ; les autres ne lui semblaient mis sur la terre par les dieux que pour lui plaire, pour le servir, pour prévenir tous ses désirs, et pour rapporter tout à lui comme à une divinité. Le bonheur de le servir était, selon lui, une assez haute récompense pour ceux qui le servaient. Il ne fallait jamais rien trouver d’impossible quand il s’agissait de le contenter ; et les moindres retardements irritaient son naturel ardent.

Ceux qui l’auraient vu ainsi dans son naturel auraient jugé qu’il était incapable d’aimer autre chose que lui-même, qu’il n’était sensible qu’à sa gloire et à son plaisir ; mais cette indifférence pour les autres et cette attention continuelle sur lui-même ne venaient que du transport continuel où il était jeté par la violence de ses passions. Il avait été flatté par sa mère dès le berceau, et il était un grand exemple du malheur de ceux qui naissent dans l’élévation. Les rigueurs de la fortune, qu’il sentit dès sa première jeunesse, n’avaient pu modérer cette impétuosité et cette hauteur. Dépourvu de tout, abandonné, exposé à tant de maux, il n’avait rien perdu de sa fierté ; elle se relevait toujours comme la palme souple se relève sans cesse d’elle-même, quelque effort qu’on fasse pour l’abaisser.

Pendant que Télémaque était avec Mentor, ces défauts ne paraissaient point, et ils se diminuaient tous les jours. Semblable à un coursier fougueux qui bondit dans les vastes prairies, que ni les rochers escarpés, ni les précipices, ni les torrents n’arrêtent, qui ne connaît que la voix et la main d’un seul homme capable de le dompter, Télémaque, plein d’une noble ardeur, ne pouvait être retenu que par le seul Mentor. Mais aussi un de ses regards l’arrêtait tout à coup dans sa plus grande impétuosité il entendait d’abord ce que signifiait ce regard, il rappelait d’abord dans son cœur tous les sentiments de vertu. La sagesse rendait en un moment son visage doux et serein. Neptune, quand il élève son trident, et qu’il menace les flots soulevés, n’apaise point plus soudainement les noires tempêtes.

Quand Télémaque se trouva seul, toutes ses passions, suspendues comme un torrent arrêté par une forte digue, reprirent leur cours : il ne put souffrir l’arrogance des Lacédémoniens, et de Phalante, qui était à leur tête. Cette colonie, qui était venue fonder Tarente, était composée de jeunes hommes nés pendant le siège de Troie, qui n’avaient eu aucune éducation : leur naissance illégitime, le dérèglement de leurs mères, la licence dans laquelle ils avaient été élevés, leur donnaient je ne sais quoi de farouche et de barbare. Ils ressemblaient plutôt à une troupe de brigands qu’à une colonie grecque.

Phalante, en toute occasion, cherchait à contredire Télémaque ; souvent il l’interrompait dans les assemblées, méprisant ses conseils comme ceux d’un jeune homme sans expérience : il en faisait des railleries, le traitant de faible et d’efféminé ; il faisait remarquer aux chefs de l’armée ses moindres fautes. Il tâchait de semer partout la jalousie, et de rendre la fierté de Télémaque odieuse à tous les alliés.

Un jour, Télémaque ayant fait sur les Dauniens quelques prisonniers, Phalante prétendit que ces captifs devaient lui appartenir, parce que c’était lui, disait-il, qui, à la tête de ses Lacédémoniens, avait défait cette troupe d’ennemis ; et que Télémaque, trouvant les Dauniens déjà vaincus et mis en fuite, n’avait eu d’autre peine que celle de leur donner la vie et de les mener dans le camp. Télémaque soutenait, au contraire, que c’était lui qui avait empêché Phalante d’être vaincu, et qui avait remporté la victoire sur les Dauniens. Ils allèrent tous deux défendre leur cause dans l’assemblée des rois alliés. Télémaque s’y emporta jusqu’à menacer Phalante ; ils se fussent battus sur-le-champ, si on ne les eût arrêtés.

Phalante avait un frère nommé Hippias, célèbre dans toute l’armée par sa valeur, par sa force et par son adresse. Pollux, disaient les Tarentins, ne combattait pas mieux du ceste ; Castor n’eût pu le surpasser pour conduire un cheval ; il avait presque la taille et la force d’Hercule. Toute l’armée le craignait ; car il était encore plus querelleur et plus brutal qu’il n’était fort et vaillant. Hippias, ayant vu avec quelle hauteur Télémaque avait menacé son frère, va à la hâte prendre les prisonniers pour les emmener à Tarente, sans attendre le jugement de l’assemblée. Télémaque, à qui on vint le dire en secret, sortit en frémissant de rage. Tel qu’un sanglier écumant, qui cherche le chasseur par lequel il a été blessé, on le voyait errer dans le camp, cherchant des yeux son ennemi, et branlant le dard dont il le voulait percer. Enfin il le rencontre ; et, en le voyant, sa fureur se redouble. Ce n’était plus ce sage Télémaque instruit par Minerve sous la figure de Mentor, c’était un frénétique, ou un lion furieux.

Aussitôt il crie à Hippias : Arrête, ô le plus lâche de tous les hommes ! arrête ; nous allons voir si tu pourras m’enlever les dépouilles de ceux que j’ai vaincus. Tu ne les conduiras point à Tarente ; va ; descends tout à l’heure dans les rives sombres du Styx. Il dit, et il lança son dard ; mais il le lança avec tant de fureur, qu’il ne put mesurer son coup ; le dard ne toucha point Hippias. Aussitôt Télémaque prend son épée, dont la garde était d’or, et que Laërte lui avait donnée, quand il partit d’Ithaque, comme un gage de sa tendresse. Laërte s’en était servi avec beaucoup de gloire, pendant qu’il était jeune ; et elle avait été teinte du sang de plusieurs fameux capitaines des Épirotes, dans une guerre où Laërte fut victorieux. À peine Télémaque eut tiré cette épée, qu’Hippias, qui voulait profiter de l’avantage de sa force, se jeta pour l’arracher des mains du jeune fils d’Ulysse. L’épée se rompt dans leurs mains ; ils se saisissent et se serrent l’un l’autre. Les voilà comme deux bêtes cruelles qui cherchent à se déchirer ; le feu brille dans leurs yeux ; ils se raccourcissent, ils s’allongent, ils s’abaissent, ils se relèvent, ils s’élancent, ils sont altérés de sang. Les voilà aux prises, pied contre pied, main contre main : ces deux corps entrelacés semblaient n’en faire qu’un. Mais Hippias, d’un âge plus avancé semblait devoir accabler Télémaque, dont la tendre jeunesse était moins nerveuse. Déjà Télémaque, hors d’haleine, sentait ses genoux chancelants. Hippias, le voyant ébranlé, redoublait ses efforts. C’était fait du fils d’Ulysse ; il allait porter la peine de sa témérité et de son emportement, si Minerve, qui veillait de loin sur lui, et qui ne le laissait dans cette extrémité de péril, que pour l’instruire, n’eût déterminé la victoire en sa faveur.

Elle ne quitta point le palais de Salente ; mais elle envoya Iris, la prompte messagère des dieux. Celle-ci, volant d’une aile légère, fendit les espaces immenses des airs, laissant après elle une longue trace de lumière qui peignait un nuage de mille diverses couleurs. Elle ne se reposa que sur le rivage de la mer où était campée l’armée innombrable des alliés : elle voit de loin la querelle, l’ardeur et les efforts des deux combattants ; elle frémit à la vue du danger où était le jeune Télémaque ; elle s’approche, enveloppée d’un nuage clair qu’elle avait formé de vapeurs subtiles. Dans le moment où Hippias, sentant toute sa force, se crut victorieux, elle couvrit le jeune nourrisson de Minerve de l’égide que la sage déesse lui avait confiée. Aussitôt Télémaque, dont les forces étaient épuisées, commence à se ranimer. À mesure qu’il se ranime, Hippias se trouble ; il sent je ne sais quoi de divin qui l’étonne et qui l’accable. Télémaque le presse et l’attaque, tantôt dans une situation, tantôt dans une autre ; il l’ébranle, il ne lui laisse aucun moment pour se rassurer, enfin il le jette par terre et tombe sur lui. Un grand chêne du mont Ida, que la hache a coupé par mille coups dont toute la forêt a retenti, ne fait pas un plus horrible bruit en tombant ; la terre en gémit ; tout ce qui l’environne en est ébranlé.

Cependant la sagesse était revenue avec la force au dedans de Télémaque. À peine Hippias fut-il tombé sous lui, que le fils d’Ulysse comprit la faute qu’il avait faite d’attaquer ainsi le frère d’un des rois alliés qu’il était venu secourir : il rappela en lui-même, avec confusion, les sages conseils de Mentor : il eut honte de sa victoire, et comprit combien il avait mérité d’être vaincu. Cependant Phalante, transporté de fureur, accourait au secours de son frère : il eût percé Télémaque d’un dard qu’il portait, s’il n’eût craint de percer aussi Hippias, que Télémaque tenait sous lui dans la poussière. Le fils d’Ulysse eût pu sans peine ôter la vie à son ennemi ; mais sa colère était apaisée, et il ne songeait plus qu’à réparer sa faute en montrant de la modération. Il se lève en disant : Ô Hippias ! il me suffit de vous avoir appris à ne mépriser jamais ma jeunesse ; vivez : j’admire votre force et votre courage. Les dieux m’ont protégé : cédez à leur puissance : ne songeons plus qu’à combattre ensemble contre les Dauniens.

Pendant que Télémaque parlait ainsi, Hippias se relevait couvert de poussière et de sang, plein de honte et de rage. Phalante n’osait ôter la vie à celui qui venait de la donner si généreusement à son frère ; il était en suspens et hors de lui-même. Tous les rois alliés accourent : ils mènent d’un côté Télémaque, de l’autre Phalante et Hippias, qui, ayant perdu sa fierté, n’osait lever les yeux. Toute l’armée ne pouvait assez s’étonner que Télémaque, dans un âge si tendre, où les hommes n’ont point encore toute leur force, eût pu renverser Hippias, semblable en force et en grandeur, à ces géants, enfants de la terre, qui osèrent autrefois chasser de l’Olympe les immortels.

Mais le fils d’Ulysse était bien éloigné de jouir du plaisir de cette victoire. Pendant qu’on ne pouvait se lasser de l’admirer, il se retira dans sa tente, honteux de sa faute, et ne pouvant plus se supporter lui-même. Il gémissait de sa promptitude ; il reconnaissait combien il était injuste et déraisonnable dans ses emportements ; il trouvait je ne sais quoi de vain, de faible et de bas, dans cette hauteur démesurée. Il reconnaissait que la véritable grandeur n’est que dans la modération, la justice, la modestie et l’humanité : il le voyait ; mais il n’osait espérer de se corriger après tant de rechutes ; il était aux prises avec lui-même, et on l’entendait rugir comme un lion furieux.

Il demeura deux jours renfermé seul dans sa tente, ne pouvant se résoudre à se rendre dans aucune société, et se punissant soi-même. Hélas ! disait-il, oserai-je revoir Mentor ? Suis-je le fils d’Ulysse, le plus sage et le plus patient des hommes ? Suis-je venu porter la division et le désordre dans l’armée des alliés ? est-ce leur sang ou celui des Dauniens leurs ennemis que je dois répandre ? J’ai été téméraire ; je n’ai pas même su lancer mon dard ; je me suis exposé dans un combat avec Hippias à forces inégales ; je n’en devais attendre que la mort, avec la honte d’être vaincu. Mais qu’importe ? je ne serais plus ; non, je ne serais plus ce téméraire Télémaque, ce jeune insensé, qui ne profite d’aucun conseil : ma honte finirait avec ma vie. Hélas ! si je pouvais au moins espérer de ne plus faire ce que je suis désolé d’avoir fait ! trop heureux ! trop heureux ! mais peut-être qu’avant la fin du jour je ferai et voudrai flaire encore les mêmes fautes dont j’ai maintenant tant de honte et d’horreur. Ô funeste victoire ! ô louanges que je ne puis souffrir, et qui sont de cruels reproches de ma folie !

Pendant qu’il était seul, inconsolable, Nestor et Philoctète le vinrent trouver. Nestor voulut lui remontrer le tort qu’il avait ; mais ce sage vieillard, reconnaissant bientôt la désolation du jeune homme, changea ses graves remontrances en des paroles de tendresse, pour adoucir son désespoir.

Les princes alliés étaient arrêtés par cette querelle ; et ils ne pouvaient marcher vers les ennemis qu’après avoir réconcilié Télémaque avec Phalante et Hippias. On craignait à toute heure que les troupes des Tarentins n’attaquassent les cent jeunes Crétois qui avaient suivi Télémaque dans cette guerre : tout était dans le trouble pour la faute du seul Télémaque ; et Télémaque, qui voyait tant de maux présents et de périls pour l’avenir, dont il était l’auteur, s’abandonnait à une douleur amère. Tous les princes étaient dans un extrême embarras : ils n’osaient faire marcher l’armée, de peur que dans la marche les Crétois de Télémaque et les Tarentins de Phalante ne combattissent les uns contre les autres. On avait bien de la peine à les retenir au dedans du camp, où ils étaient gardés. Nestor et Philoctète allaient et venaient sans cesse de la tente de Télémaque à celle de l’implacable Phalante, qui ne respirait que la vengeance. La douce éloquence de Nestor et l’autorité du grand Philoctète ne pouvaient modérer ce cœur farouche, qui était encore sans cesse irrité par les discours pleins de rage de son frère Hippias. Télémaque était bien plus doux ; mais il était abattu par une douleur que rien ne pouvait consoler.

Pendant que les princes étaient dans cette agitation, toutes les troupes étaient consternées ; tout le camp paraissait comme une maison désolée qui vient de perdre un père de famille, l’appui de tous ses proches et la douce espérance de ses petits-enfants. Dans ce désordre et cette consternation de l’armée, on entend tout à coup un bruit effroyable de chariots, d’armes, de hennissements de chevaux, de cris d’hommes, les uns vainqueurs et animés au carnage, les autres ou fuyants, ou mourants, ou blessés. Un tourbillon de poussière forme un épais nuage qui couvre le ciel et qui enveloppe tout le camp. Bientôt à la poussière se joint une fumée épaisse qui troublait l’air et qui ôtait la respiration. On entendait un bruit sourd, semblable à celui des tourbillons de flamme que le mont Etna vomit du fond de ses entrailles embrasées, lorsque Vulcain, avec ses Cyclopes, y forge des foudres pour le père des dieux. L’épouvante saisit les cœurs.

Adraste, vigilant et infatigable, avait surpris les alliés ; il leur avait caché sa marche, et il était instruit de la leur. Pendant deux nuits, il avait fait une incroyable diligence pour faire le tour d’une montagne presque inaccessible, dont les alliés avaient saisi tous les passages. Tenant ces défilés, ils se croyaient en pleine sûreté, et prétendaient même pouvoir, par ces passages qu’ils occupaient, tomber sur l’ennemi derrière la montagne, quand quelques troupes qu’ils attendaient leur seraient venues. Adraste, qui répandait l’argent à pleines mains pour savoir le secret de ses ennemis, avait appris leur résolution ; car Nestor et Philoctète, ces deux capitaines d’ailleurs si sages et si expérimentés, n’étaient pas assez secrets dans leurs entreprises. Nestor, dans ce déclin de l’âge, se plaisait trop à raconter ce qui pouvait lui attirer quelque louange : Philoctète naturellement parlait moins ; mais il était prompt ; et, si peu qu’on excitât sa vivacité, on lui faisait dire ce qu’il avait résolu de taire. Les gens artificieux avaient trouvé la clef de son cœur, pour en tirer les plus importants secrets. On n’avait qu’à l’irriter : alors, fougueux et hors de lui-même, il éclatait par des menaces ; il se vantait d’avoir des moyens sûrs de parvenir à ce qu’il voulait. Si peu qu’on parût douter de ces moyens, il se hâtait de les expliquer inconsidérément ; et le secret le plus intime échappait du fond de son cœur. Semblable à un vase précieux, mais fêlé, d’où s’écoulent toutes les liqueurs les plus délicieuses, le cœur de ce grand capitaine ne pouvait rien garder. Les traîtres corrompus par l’argent d’Adraste ne manquaient pas de se jouer de la faiblesse de ces deux rois. Ils flattaient sans cesse Nestor par de vaines louanges ; ils lui rappelaient ses victoires passées, admiraient sa prévoyance, ne se lassaient jamais d’applaudir. D’un autre côté, ils tendaient des pièges continuels à l’humeur impatiente de Philoctète ; ils ne lui parlaient que de difficultés, de contre-temps, de dangers, d’inconvénients, de fautes irrémédiables. Aussitôt que ce naturel prompt était enflammé, sa sagesse l’abandonnait, et il n’était plus le même homme.

Télémaque, malgré les défauts que nous avons vus, était bien plus prudent pour garder un secret : il y était accoutumé par ses malheurs, et par la nécessité où il avait été dès son enfance de cacher ses desseins aux amants de Pénélope. Il savait taire un secret sans dire aucun mensonge : il n’avait point même un certain air réservé et mystérieux qu’ont d’ordinaire les gens secrets ; il ne paraissait point chargé du poids du secret qu’il devait garder ; on le trouvait toujours libre, naturel, ouvert comme un homme qui a son cœur sur ses lèvres. Mais en disant tout ce qu’on pouvait dire sans conséquence, il savait s’arrêter précisément et sans affectation aux choses qui pouvaient donner quelque soupçon et entamer son secret : par là son cœur était impénétrable et inaccessible. Ses meilleurs amis mêmes ne savaient que ce qu’il croyait utile de leur découvrir pour en tirer de sages conseils, et il n’y avait que le seul Mentor pour lequel il n’avait aucune réserve. Il se confiait à d’autres amis, mais à divers degrés, et à proportion de ce qu’il avait éprouvé leur amitié et leur sagesse.

Télémaque avait souvent remarqué que les résolutions du conseil se répandaient un peu trop dans le camp ; il en avait averti Nestor et Philoctète. Mais ces deux hommes si expérimentés ne firent pas assez d’attention à un avis si salutaire : la vieillesse n’a plus rien de souple, la longue habitude la tient comme enchaînée ; elle n’a presque plus de ressource contre ses défauts. Semblables aux arbres dont le tronc rude et noueux s’est durci par le nombre des années, et ne peut plus se redresser, les hommes, à un certain âge, ne peuvent presque plus se plier eux-mêmes contre certaines habitudes qui ont vieilli avec eux, et qui sont entrées jusque dans la moelle de leurs os. Souvent ils les connaissent, mais trop tard ; ils en gémissent en vain : et la tendre jeunesse est le seul âge où l’homme peut encore tout sur lui-même pour se corriger.

Il y avait dans l’armée un Dolope, nommé Eurymaque, flatteur insinuant, sachant s’accommoder à tous les goûts et à toutes les inclinations des princes, inventif et industrieux pour trouver de nouveaux moyens de leur plaire. À l’entendre, rien n’était jamais difficile. Lui demandait-on son avis, il devinait celui qui serait le plus agréable. Il était plaisant, railleur contre les faibles, complaisant pour ceux qu’il craignait, habile pour assaisonner une louange délicate qui fût bien reçue des hommes les plus modestes. Il était grave avec les graves, enjoué avec ceux qui étaient d’une humeur enjouée : il ne lui coûtait rien de prendre toutes sortes de formes. Les hommes sincères et vertueux, qui sont toujours les mêmes, et qui s’assujettissent aux règles de la vertu, ne sauraient jamais être aussi agréables aux princes que leurs passions dominent.

Eurymaque savait la guerre ; il était capable d’affaires : c’était un aventurier qui s’était donné à Nestor, et qui avait gagné sa confiance. Il tirait du fond de son cœur, un peu vain et sensible aux louanges, tout ce qu’il en voulait savoir. Quoique Philoctète ne se confiât point à lui, la colère et l’impatience faisaient en lui ce que la confiance faisait dans Nestor. Eurymaque n’avait qu’à le contredire ; en l’irritant, il découvrait tout. Cet homme avait reçu de grandes sommes d’Adraste pour lui mander tous les desseins des alliés. Ce roi des Dauniens avait dans l’armée un certain nombre de transfuges qui devaient l’un après l’autre s’échapper du camp des alliés et retourner au sien. À mesure qu’il y avait quelque affaire importante à faire savoir à Adraste, Eurymaque faisait partir un de ces transfuges. La tromperie ne pouvait pas être facilement découverte, parce, que ces transfuges ne portaient point de lettres. Si on les surprenait, on ne trouvait rien qui pût rendre Eurymaque suspect. Cependant Adraste prévenait toutes les entreprises des alliés. À peine une résolution était-elle prise dans le conseil, que les Dauniens faisaient précisément ce qui était nécessaire pour en empêcher le succès. Télémaque ne se lassait point d’en chercher la cause, et d’exciter la défiance de Nestor et de Philoctète : mais son soin était inutile, ils étaient aveuglés.

On avait résolu, dans le conseil, d’attendre les troupes nombreuses qui devaient venir, et on avait fait avancer secrètement pendant la nuit cent vaisseaux pour conduire plus promptement ces troupes, depuis une côte de mer très-rude, où elles devaient arriver, jusqu’au lieu où l’armée campait. Cependant on se croyait en sûreté, parce qu’on tenait avec des troupes les détroits de la montagne voisine, qui est une côte presque inaccessible de l’Apennin. L’armée était campée sur les bords du fleuve Galèse, assez près de la mer. Cette campagne délicieuse est abondante en pâturages et en tous les fruits qui peuvent nourrir une armée. Adraste était derrière la montagne, et on comptait qu’il ne pouvait passer ; mais comme il sut que les alliés étaient encore faibles, qu’ils attendaient un grand secours, que les vaisseaux attendaient l’arrivée des troupes qui devaient venir, et que l’armée était divisée par la querelle de Télémaque avec Phalante, il se hâta de faire un grand tour. Il vint en diligence jour et nuit sur le bord de la mer, et passa par des chemins qu’on avait toujours crus absolument impraticables. Ainsi la hardiesse et le travail obstiné surmontent les plus grands obstacles ; ainsi il n’y a presque rien d’impossible à ceux qui savent oser et souffrir ; ainsi ceux qui s’endorment, comptant que les choses difficiles sont impossibles, méritent d’être surpris et accablés.

Adraste surprit au point du jour les cent vaisseaux qui appartenaient aux alliés. Comme ces vaisseaux étaient mal gardés, et qu’on ne se défiait de rien, il s’en saisit sans résistance, et s’en servit pour transporter ses troupes, avec une incroyable diligence, à l’embouchure du Galèse ; puis il remonta très-promptement le long du fleuve. Ceux qui étaient dans les postes avancés autour du camp, vers la rivière, crurent que ces vaisseaux leur amenaient les troupes qu’on attendait ; on poussa d’abord de grands cris de joie. Adraste et ses soldats descendirent avant qu’on pût les reconnaître : ils tombent sur les alliés, qui ne se défient de rien, ils les trouvent dans un camp tout ouvert, sans ordre sans chefs, sans armes.

Le côté du camp qu’il attaqua d’abord fut celui des Tarentins, où commandait Phalante. Les Dauniens y entrèrent avec tant de vigueur, que cette jeunesse lacédémonienne, étant surprise, ne put résister. Pendant qu’ils cherchent leurs armes, et qu’ils s’embarrassent les uns les autres dans cette confusion, Adraste fait mettre le feu au camp. Aussitôt la flamme s’élève des pavillons, et monte jusqu’aux nues : le bruit du feu est semblable à celui d’un torrent qui inonde toute une campagne, et qui entraîne par sa rapidité les grands chênes avec leurs profondes racines, les moissons, les granges, les étables et les troupeaux. Le vent pousse impétueusement la flamme de pavillon en pavillon, et bientôt tout le camp est comme une vieille forêt qu’une étincelle de feu a embrasée.

Phalante, qui voit le péril de plus près qu’un autre, ne peut y remédier. Il comprend que toutes les troupes vont périr dans cet incendie, si on ne se hâte d’abandonner le camp ; mais il comprend aussi combien le désordre de cette retraite est à craindre devant un ennemi victorieux : il commence à faire sortir sa jeunesse lacédémonienne encore à demi désarmée. Mais Adraste ne les laisse point respirer : d’un côté une troupe d’archers adroits perce de flèches innombrables les soldats de Phalante, de l’autre, des frondeurs jettent une grêle de grosses pierres. Adraste lui-même, l’épée à la main, marchant à la tête d’une troupe choisie des plus intrépides Dauniens, poursuit, à la lueur du feu, les troupes qui s’enfuient. Il moissonne par le fer tranchant tout ce qui a échappé au feu ; il nage dans le sang, et il ne peut s’assouvir de carnage : les lions et les tigres n’égalent point sa furie quand ils égorgent les bergers avec leurs troupeaux. Les troupes de Phalante succombent, et le courage les abandonne : la pâle mort conduite par une furie infernale dont la tête est hérissée de serpents, glace le sang de leurs veines ; leurs membres engourdis se roidissent, et leurs genoux chancelants leur ôtent même l’espérance de la fuite.

Phalante, à qui la honte et le désespoir donnent encore un reste de force et de vigueur, élève les mains et les yeux vers le ciel ; il voit tomber à ses pieds son frère Hippias, sous les coups de la main foudroyante d’Adraste. Hippias, étendu par terre, se roule dans la poussière ; un sang noir et bouillonnant sort comme un ruisseau de la profonde blessure qui lui traverse le côté ; ses yeux se ferment à la lumière ; son âme furieuse s’enfuit avec tout son sang. Phalante lui-même, tout couvert du sang de son frère, et ne pouvant le secourir, se voit enveloppé par une foule d’ennemis qui s’efforcent de le renverser ; son bouclier est percé de mille traits ; il est blessé en plusieurs endroits de son corps ; il ne peut plus rallier ses troupes fugitives : les dieux le voient, et ils n’en ont aucune pitié.

Jupiter, au milieu de toutes les divinités célestes, regardait du haut de l’Olympe ce carnage des alliés. En même temps il consultait les immuables destinées, et voyait tous les chefs dont la trame devait ce jour-là être tranchée par le ciseau de la Parque. Chacun des dieux était attentif pour découvrir sur le visage de Jupiter quelle serait sa volonté. Mais le père des dieux et des hommes leur dit d’une voix douce et majestueuse : Vous voyez en quelle extrémité sont réduits les alliés ; vous voyez Adraste qui renverse tous ses ennemis : mais ce spectacle est bien trompeur, la gloire et la prospérité des méchants est courte : Adraste, impie, et odieux par sa mauvaise foi, ne remportera point une entière victoire. Ce malheur n’arrive aux alliés, que pour leur apprendre à se corriger, et à mieux garder le secret de leurs entreprises. Ici la sage Minerve prépare une nouvelle gloire à son jeune Télémaque, dont elle fait ses délices. Alors Jupiter cessa de parler. Tous les dieux en silence continuaient à regarder le combat.

Cependant Nestor et Philoctète furent avertis qu’une partie du camp était déjà brûlée ; que la flamme, poussée par le vent, s’avançait toujours ; que leurs troupes étaient en désordre, et que Phalante ne pouvait plus soutenir l’effort des ennemis. À peine ces funestes paroles frappent leurs oreilles, et déjà ils courent aux armes, assemblent les capitaines, et ordonnent qu’on se hâte de sortir du camp pour éviter cet incendie.

Télémaque, qui était abattu et inconsolable, oublie sa douleur : il prend ses armes, dons précieux de la sage Minerve, qui, paraissant sous la figure de Mentor, fit semblant de les avoir reçues d’un excellent ouvrier de Salente, mais qui les avait fait faire à Vulcain dans les cavernes fumantes du mont Etna.

Ces armes étaient polies comme une glace, et brillantes comme les rayons du soleil. On y voyait Neptune et Pallas qui disputaient entre eux à qui aurait la gloire de donner son nom à une ville naissante. Neptune de son trident frappait la terre, et on en voyait sortir un cheval fongueux : le feu sortait de ses yeux, et l’écume de sa bouche ; ses crins flottaient au gré du vent ; ses jambes souples et nerveuses se repliaient avec vigueur et légèreté. Il ne marchait point, il sautait à force de reins, mais avec tant de vitesse, qu’il ne laissait aucune trace de ses pas ; on croyait l’entendre hennir.

De l’autre côté, Minerve donnait aux habitants de sa nouvelle ville l’olive, fruit de l’arbre qu’elle avait planté. Le rameau, auquel pendait son fruit, représentait la douce paix avec l’abondance, préférable aux troubles de la guerre dont ce cheval était l’image. La déesse demeurait victorieuse par ses dons simples et utiles, et la superbe Athènes portait son nom.

On voyait aussi Minerve assemblant autour d’elle tous les beaux-arts, qui étaient des enfants tendres et ailés : ils se réfugiaient autour d’elle, étant épouvantés des fureurs brutales de Mars qui ravage tout, comme les agneaux bêlants se réfugient sous leur mère à la vue d’un loup affamé, qui, d’une gueule béante et enflammée, s’élance pour les dévorer. Minerve, d’un visage dédaigneux et irrité, confondait, par l’excellence de ses ouvrages, la folle témérité d’Arachné, qui avait osé disputer avec elle pour la perfection des tapisseries. On voyait cette malheureuse, dont tous les membres exténués se défiguraient, et se changeaient en araignée.

Auprès de cet endroit paraissait encore Minerve, qui, dans la guerre des géants, servait de conseil à Jupiter même et soutenait tous les autres dieux étonnés. Elle était aussi représentée, avec sa lance et son égide, sur les bords du Xanthe et du Simoïs, menant Ulysse par la main, ranimant les troupes fugitives des Grecs, soutenant les efforts des plus vaillants capitaines troyens, et du redoutable Hector même ; enfin introduisant Ulysse dans cette fatale machine qui devait en une seule nuit renverser l’empire de Priam.

D’un autre côté, ce bouclier représentait Cérès dans les fertiles campagnes d’Enna, qui sont au milieu de la Sicile. On voyait la déesse qui rassemblait les peuples épars çà et là, cherchant leur nourriture par la chasse, ou cueillant les fruits sauvages qui tombaient des arbres. Elle montrait à ces hommes grossiers l’art d’adoucir la terre, et de tirer de son sein fécond leur nourriture. Elle leur présentait une charrue, et y faisait atteler des bœufs. On voyait la terre s’ouvrir en sillons par le tranchant de la charrue ; puis on apercevait les moissons dorées qui couvraient ces fertiles campagnes : le moissonneur, avec sa faux, coupait les doux fruits de la terre, et se payait de toutes ses peines. Le fer, destiné ailleurs à tout détruire, ne paraissait employé, en ce lieu, qu’à préparer l’abondance, et qu’à faire naître tous les plaisirs.

Les nymphes, couronnées de fleurs, dansaient ensemble dans une prairie, sur le bord d’une rivière, auprès d’un bocage : Pan jouait de la flûte ; les Faunes et les Satyres folâtres sautaient dans un coin. Bacchus y paraissait aussi couronné de lierre, appuyé d’une main sur son thyrse, et tenant de l’autre une vigne ornée de pampre et de plusieurs grappes de raisin. C’était une beauté molle, avec je ne sais quoi de noble, de passionné et de languissant : il était tel qu’il parut à la malheureuse Ariane, lorsqu’il la trouva seule, abandonnée, et abîmée dans la douleur, sur un rivage inconnu.

Enfin on voyait de toutes parts un peuple nombreux, des vieillards qui allaient porter dans les temples les prémices de leurs fruits ; de jeunes hommes qui revenaient vers leurs épouses, lassés du travail de la journée : les femmes allaient au-devant d’eux, menant par la main leurs petits enfants qu’elles caressaient. On voyait aussi des bergers qui paraissaient chanter, et quelques-uns dansaient au son du chalumeau. Tout représentait la paix, l’abondance, les délices ; tout paraissait riant et heureux. On voyait même dans les pâturages les loups se jouer au milieu des moutons : le lion et le tigre, ayant quitté leur férocité, étaient paisiblement avec les tendres agneaux ; un petit berger les menait ensemble sous sa houlette ; et cette aimable peinture rappelait tous les charmes de l’âge d’or.

Télémaque, s’étant revêtu de ces armes divines, au lieu de prendre son baudrier ordinaire, prit la terrible égide que Minerve lui avait envoyée, en la confiant à Iris, prompte messagère des dieux. Iris lui avait enlevé son baudrier sans qu’il s’en aperçût, et lui avait donné en la place cette égide redoutable aux dieux mêmes.

En cet état, il court hors du camp pour en éviter les flammes ; il appelle à lui, d’une voix forte, tous les chefs de l’armée, et cette voix ranime déjà tous les alliés éperdus. Un feu divin étincelle dans les yeux du jeune guerrier. Il paraît toujours doux, toujours libre et tranquille, toujours appliqué à donner les ordres, comme pourrait faire un sage vieillard appliqué à régler sa famille et à instruire ses enfants. Mais il est prompt et rapide dans l’exécution : semblable à un fleuve impétueux qui non-seulement roule avec précipitation ses flots écumeux, mais qui entraîne encore dans sa course les plus pesants vaisseaux dont il est chargé.

Philoctète, Nestor, les chefs des Manduriens et des autres nations, sentent dans le fils d’Ulysse je ne sais quelle autorité à laquelle il faut que tout cède : l’expérience des vieillards leur manque ; le conseil et la sagesse sont ôtés à tous les commandants ; la jalousie même, si naturelle aux hommes, s’éteint dans les cœurs : tous se taisent ; tous admirent Télémaque, tous se rangent pour lui obéir, sans y faire de réflexion, et comme s’ils y eussent été accoutumés. Il s’avance, et monte sur une colline, d’où il observe la disposition des ennemis, puis tout à coup il juge qu’il faut se hâter de les surprendre dans le désordre où ils se sont mis en brûlant le camp des alliés. Il fait le tour en diligence, et tous les capitaines les plus expérimentés le suivent. Il attaque les Dauniens par derrière, dans un temps où ils croyaient l’armée des alliés enveloppée dans les flammes de l’embrasement. Cette surprise les trouble ; ils tombent sous la main de Télémaque, comme les feuilles, dans les derniers jours de l’automne, tombent des forêts, quand un fier aquilon ramenant l’hiver, fait gémir les troncs des vieux arbres, et en agite toutes les branches. La terre est couverte des hommes que Télémaque fait tomber. De son dard il perça le cœur d’Iphiclès, le plus jeune des enfants d’Adraste ; celui-ci osa se présenter contre lui au combat, pour sauver la vie de son père, qui pensa être surpris par Télémaque. Le fils d’Ulysse et Iphiclès étaient tous deux beaux, vigoureux, pleins d’adresse et de courage, de la même taille, de la même douceur, du même âge ; tous deux chéris de leurs parents : mais Iphiclès était comme une fleur qui s’épanouit dans un champ, et qui doit être coupée par le tranchant de la faux du moissonneur. Ensuite Télémaque renverse Euphorion, le plus célèbre de tous les Lydiens venus en Étrurie. Enfin, son glaive perce Cléomènes, nouveau marié, qui avait promis à son épouse de lui porter les riches dépouilles des ennemis, et qui ne devait jamais la revoir.

Adraste frémit de rage, voyant la mort de son cher fils, celle de plusieurs capitaines, et la victoire qui échappe de ses mains. Phalante, presque abattu à ses pieds, est comme une victime à demi égorgée qui se dérobe au couteau sacré, et qui s’enfuit loin de l’autel. Il ne fallait plus à Adraste qu’un moment pour achever la perte du Lacédémonien. Phalante, noyé dans son sang et dans celui des soldats qui combattent avec lui, entend les cris de Télémaque qui s’avance pour le secourir. En ce moment, la vie lui est rendue ; un nuage qui couvrait déjà ses yeux se dissipe. Les Dauniens, sentant cette attaque imprévue, abandonnent Phalante pour aller repousser un plus dangereux ennemi. Adraste est tel qu’un tigre à qui des bergers assemblés arrachent sa proie qu’il était prêt à dévorer. Télémaque le cherche dans la mêlée, et veut finir tout à coup la guerre, en délivrant les alliés de leur implacable ennemi.

Mais Jupiter ne voulait par donner au fils d’Ulysse une victoire si prompte et si facile : Minerve même voulait qu’il eût à souffrir des maux plus longs, pour mieux apprendre à gouverner les hommes. L’impie Adraste fut donc conservé par le père des dieux, afin que Télémaque eût le temps d’acquérir plus de gloire et plus de vertu. Un nuage que Jupiter assembla dans les airs sauva les Dauniens ; un tonnerre effroyable déclara la volonté des dieux : on aurait cru que les voûtes éternelles du haut Olympe allaient s’écrouler sur les têtes des faibles mortels ; les éclairs fendaient la nue de l’un à l’autre pôle ; et dans l’instant où ils éblouissaient les yeux par leurs feux perçants, on retombait dans les affreuses ténèbres de la nuit. Une pluie abondante qui tomba dans l’instant servit encore à séparer les deux armées.

Adraste profita du secours des dieux, sans être touché de leur pouvoir, et mérita, par cette ingratitude, d’être réservé à une plus cruelle vengeance. Il se hâta de faire passer ses troupes entre le camp à demi brûlé et un marais qui s’étendait jusqu’à la rivière : il le fit avec tant d’industrie et de promptitude, que cette retraite montra combien il avait de ressource et de présence d’esprit. Les alliés, animés par Télémaque, voulaient le poursuivre ; mais, à la faveur de cet orage, il leur échappa, comme un oiseau d’une aile légère échappe aux filets des chasseurs.

Les alliés ne songèrent plus qu’à rentrer dans leur camp, et qu’à réparer leurs pertes. En rentrant dans le camp, ils virent ce que la guerre a de plus lamentable : les malades et les blessés, n’ayant pu se traîner hors des tentes, n’avaient pu se garantir du feu ; ils paraissaient à demi brûlés, poussant vers le ciel, d’une voix plaintive et mourante, des cris douloureux. Le cœur de Télémaque en fut percé : il ne put retenir ses larmes ; il détourna plusieurs fois ses yeux, étant saisi d’horreur et de compassion ; il ne pouvait voir sans frémir ces corps encore vivants, et dévoués à une longue et cruelle mort ; ils paraissaient semblables à la chair des victimes qu’on a brûlées sur les autels, et dont l’odeur se répand de tous côtés.

Hélas ! s’écriait Télémaque, voilà donc les maux que la guerre entraîne après elle ! Quelle fureur aveugle pousse les malheureux mortels ! ils ont si peu de jours à vivre sur la terre ! ces jours sont si misérables ! pourquoi précipiter une mort déjà si prochaine ? pourquoi ajouter tant de désolations affreuses à l’amertume dont les dieux ont rempli cette vie si courte ? Les hommes sont tous frères, et ils s’entre-déchirent : les bêtes farouches sont moins cruelles qu’eux. Les lions ne font point la guerre aux lions, ni les tigres aux tigres ; ils n’attaquent que les animaux d’espèce différente : l’homme seul, malgré sa raison, fait ce que les animaux sans raison ne firent jamais. Mais encore, pourquoi ces guerres ? N’y a-t-il pas assez de terres dans l’univers pour en donner à tous les hommes plus qu’ils n’en peuvent cultiver ? Combien y a-t-il de terres désertes ! le genre humain ne saurait les remplir. Quoi donc ! une fausse gloire, un vain titre de conquérant, qu’un prince veut acquérir, allume la guerre dans des pays immenses ! Ainsi un seul homme, donné au monde par la colère des dieux, sacrifie brutalement tant d’autres hommes à sa vanité : il faut que tout périsse, que tout nage dans le sang, que tout soit dévoré par les flammes, que ce qui échappe au fer et au feu ne puisse échapper à la faim encore plus cruelle, afin qu’un seul homme, qui se joue de la nature humaine entière, trouve dans cette destruction générale son plaisir et sa gloire ! Quelle gloire monstrueuse ! Peut-on trop abhorrer et trop mépriser des hommes qui ont tellement oublié l’humanité ? Non, non ; bien loin d’être des demi-dieux, ce ne sont pas même des hommes : et ils doivent être en exécration à tous les siècles, dont ils ont cru être admirés. Oh ! que les rois doivent prendre garde aux guerres qu’ils entreprennent ! Elles doivent être justes : ce n’est pas assez ; il faut qu’elles soient nécessaires pour le bien public. Le sang d’un peuple ne doit être versé que pour sauver ce peuple dans les besoins extrêmes. Mais les conseils flatteurs, les fausses idées de gloire, les vaines jalousies, l’injuste avidité qui se couvre de beaux prétextes ; enfin les engagements insensibles entraînent presque toujours les rois dans des guerres où ils se rendent malheureux, où ils hasardent tout sans nécessité, et où ils font autant de mal à leurs sujets qu’à leurs ennemis. Ainsi raisonnait Télémaque.

Mais il ne se contentait pas de déplorer les maux de la guerre ; il tâchait de les adoucir. On le voyait aller dans les tentes secourir lui-même les malades et les mourants ; il leur donnait de l’argent et des remèdes ; il les consolait et les encourageait par des discours pleins d’amitié ; il envoyait visiter ceux qu’il ne pouvait visiter lui-même.

Parmi les Crétois qui étaient avec lui, il y avait deux vieillards, dont l’un se nommait Traumaphile, et l’autre Nosophuge. Traumaphile avait été au siège de Troie avec Idoménée, et avait appris des enfants d’Esculape l’art divin de guérir les plaies. Il répandait dans les blessures les plus profondes et les plus envenimées une liqueur odoriférante, qui consumait les chairs mortes et corrompues, sans avoir besoin de faire aucune incision, et qui formait promptement de nouvelles chairs plus saines et plus belles que les premières.

Pour Nosophuge, il n’avait jamais vu les enfants d’Esculape ; mais il avait eu, par le moyen de Mérione, un livre sacré et mystérieux qu’Esculape avait donné à ses enfants. D’ailleurs Nosophuge était ami des dieux ; il avait composé des hymnes en l’honneur des enfants de Latone ; il offrait tous les jours le sacrifice d’une brebis blanche et sans tache à Apollon, par lequel il était souvent inspiré. À peine avait-il vu un malade, qu’il connaissait à ses yeux, à la couleur de son teint, à la conformation de son corps, et à sa respiration, la cause de sa maladie. Tantôt il donnait des remèdes qui faisaient suer, et il montrait, par le succès des sueurs, combien la transpiration, facilitée ou diminuée, déconcerte ou rétablit toute la machine du corps ; tantôt il donnait, pour les maux de langueur, certains breuvages qui fortifiaient peu à peu les parties nobles, et qui rajeunissaient les hommes en adoucissant leur sang. Mais il assurait que c’était faute de vertu et de courage que les hommes avaient si souvent besoin de la médecine. C’est une honte, disait-il, pour les hommes, qu’ils aient tant de maladies ; car les bonnes mœurs produisent la santé. Leur intempérance, disait-il encore, change en poisons mortels les aliments destinés à conserver la vie. Les plaisirs, pris sans modération, abrègent plus les jours des hommes, que les remèdes ne peuvent les prolonger. Les pauvres sont moins souvent malades faute de nourriture, que les riches ne le deviennent pour en prendre trop. Les aliments qui flattent trop le goût, et qui font manger au delà du besoin, empoisonnent au lieu de nourrir. Les remèdes sont eux-mêmes de véritables maux qui usent la nature, et dont il ne faut se servir que dans les pressants besoins. Le grand remède, qui est toujours innocent, et toujours d’un usage utile, c’est la sobriété ; c’est la tempérance dans tous les plaisirs, c’est la tranquillité de l’esprit, c’est l’exercice du corps. Par là on fait un sang doux et tempéré, et on dissipe toutes les humeurs superflues. Ainsi le sage Nosophuge était moins admirable par ses remèdes que par le régime qu’il conseillait pour prévenir les maux et pour rendre les remèdes inutiles.

Ces deux hommes étaient envoyés par Télémaque visiter tous les malades de l’armée. Ils en guérirent beaucoup par leurs remèdes ; mais ils en guérirent bien davantage par le soin qu’ils prirent pour les faire servir à propos ; car ils s’appliquaient à les tenir proprement, à empêcher le mauvais air par cette propreté, et à leur faire garder un régime de sobriété exacte dans leur convalescence. Tous les soldats, touchés de ces secours, rendaient grâces aux dieux d’avoir envoyé Télémaque dans l’armée des alliés.

Ce n’est pas un homme, disaient-ils, c’est sans doute quelque divinité bienfaisante sous une figure humaine. Du moins, si c’est un homme, il ressemble moins au reste des hommes qu’aux dieux ; il n’est sur la terre que pour faire du bien ; il est encore plus aimable par sa douceur et par sa bonté que par sa valeur. Oh ! si nous pouvions l’avoir pour roi ! Mais les dieux le réservent pour quelque peuple plus heureux qu’ils chérissent, et chez lequel ils veulent renouveler l’âge d’or.

Télémaque, pendant qu’il allait la nuit visiter les quartiers du camp, par précaution contre les ruses d’Adraste, entendait ces louanges, qui n’étaient point suspectes de flatterie, comme celles que les flatteurs donnent souvent en face aux princes, supposant qu’ils n’ont ni modestie ni délicatesse, et qu’il n’y a qu’à les louer sans mesure pour s’emparer de leur faveur. Le fils d’Ulysse ne pouvait goûter que ce qui était vrai, il ne pouvait souffrir d’autres louanges que celles qu’on lui donnait en secret loin de lui, et qu’il avait véritablement méritées. Son cœur n’était pas insensible, à celles-là : il sentait ce plaisir si doux et si pur que les dieux ont attaché à la seule vertu, et que les méchants, faute de l’avoir éprouvé, ne peuvent ni concevoir, ni croire ; mais il ne s’abandonnait point à ce plaisir : aussitôt revenaient en foule dans son esprit toutes les fautes qu’il avait faites ; il n’oubliait point sa hauteur naturelle, et son indifférence pour les hommes ; il avait une honte secrète d’être né si dur, et de paraître si humain. Il renvoyait à la sage Minerve toute la gloire qu’on lui donnait, et qu’il ne croyait pas mériter.

C’est vous, disait-il, ô grande déesse, qui m’avez donné Mentor pour m’instruire et pour corriger mon mauvais naturel ; c’est vous qui me donnez la sagesse de profiter de mes fautes pour me défier de moi-même ; c’est vous qui retenez mes passions impétueuses ; c’est vous qui me faites sentir le plaisir de soulager les malheureux : sans vous je serais haï, et digue de l’être ; sans vous je ferais des fautes irréparables ; je serais comme un enfant, qui, ne sentant pas sa faiblesse, quitte sa mère, et tombe dès le premier pas.

Nestor et Philoctète étaient étonnés de voir Télémaque devenu si doux, si attentif à obliger les hommes, si officieux, si secourable, si ingénieux pour prévenir tous les besoins : ils ne savaient que croire ; ils ne reconnaissaient plus en lui le même homme. Ce qui les surprit davantage fut le soin qu’il prit des funérailles d’Hippias ; il alla lui-même retirer son corps sanglant et défiguré, de l’endroit où il était caché sous un monceau de corps morts ; il versa sur lui des larmes pieuses ; il dit : Ô grande ombre, tu le sais maintenant combien j’ai estimé ta valeur ! il est vrai que ta fierté m’avait irrité ; mais tes défauts venaient d’une jeunesse ardente ; je sais combien cet âge a besoin qu’on lui pardonne. Nous eussions dans la suite été sincèrement unis ; j’avais tort de mon côté. Ô dieux, pourquoi me le ravir avant que j’aie pu le forcer de m’aimer ?

Ensuite Télémaque fit laver le corps dans des liqueurs odoriférantes ; puis on prépara par son ordre un bûcher. Les grands pins, gémissent sous les coupas de haches, tombent en roulant du haut des montagnes. Les chênes, ces vieux enfants de la terre, qui semblaient menacer le ciel ; les hauts peupliers, les ormeaux, dont les têtes sont si vertes et si ornées d’un épais feuillage, les hêtres, qui sont l’honneur des forêts, viennent tomber sur le bord du fleuve Galèse. Là s’élève avec ordre un bûcher qui ressemble à un bâtiment régulier ; la flamme commence à paraître ; un tourbillon de fumée monte jusqu’au ciel.

Les Lacédémoniens s’avancent d’un pas lent et lugubre, tenant leurs piques renversées, et leurs yeux baissés ; la douleur amère est peinte sur ces visages si farouches, et les larmes coulent abondamment. Puis on voyait venir Phérécide, vieillard moins abattu par le nombre des années que par la douleur de survivre à Hippias, qu’il avait élevé depuis son enfance. Il levait vers le ciel ses mains, et ses yeux noyés de larmes. Depuis la mort d’Hippias, il refusait toute nourriture ; le doux sommeil n’avait pu appesantir ses paupières, ni suspendre un moment sa cuisante peine : il marchait d’un pas tremblant, suivant la foule et ne sachant où il allait. Nulle parole ne sortait de sa bouche, car son cœur était trop serré ; c’était un silence de désespoir et d’abattement ; mais, quand il vit le bûcher allumé, il parut tout à coup furieux, et il s’écria : Ô Hippias, Hippias, je ne te verrai plus ! Hippias n’est plus, et je vis encore ! Ô mon cher Hippias, c’est moi qui t’ai donné la mort ; c’est moi qui t’ai appris à la mépriser ! Je croyais que tes mains fermeraient mes yeux, et que tu recueillerais mon dernier soupir. Ô dieux cruels, vous prolongez ma vie pour me faire voir la mort d’Hippias ! Ô cher enfant que j’ai nourri, et qui m’a coûté tant de soins ! je ne te verrai plus, mais je verrai ta mère, qui mourra de tristesse en me reprochant ta mort ; je verrai ta jeune épouse frappant sa poitrine, arrachant ses cheveux ; et j’en serai cause ! Ô chère ombre, appelle-moi sur les rives du Styx : la lumière m’est odieuse : c’est toi seul, mon cher Hippias, que je veux revoir. Hippias ! Hippias ! ô mon cher Hippias ! je ne vis encore que pour rendre à tes cendres le dernier devoir.

Cependant on voyait le corps du jeune Hippias étendu, qu’on portait dans un cercueil orné de pourpre, d’or et d’argent. La mort, qui avait éteint ses yeux, n’avait pu effacer toute sa beauté, et les grâces étaient encore à demi peintes sur son visage pâle. On voyait flotter autour de son cou, plus blanc que la neige, mais penché sur l’épaule, ses longs cheveux noirs, plus beaux que ceux d’Atys ou de Ganymède, qui allaient être réduits en cendres. On remarquait dans le côté la blessure profonde par où tout son sang s’était écoulé, et qui l’avait fait descendre dans le royaume sombre de Pluton.

Télémaque, triste et abattu, suivait de près le corps, et lui jetait des fleurs. Quand on fut arrivé au bûcher, le jeune fils d’Ulysse ne put voir la flamme pénétrer les étoffes qui enveloppaient le corps sans répandre de nouvelles larmes. Adieu, dit-il, ô magnanime Hippias ! car je n’ose te nommer mon ami : apaise-toi, ô ombre qui a mérité tant de gloire ! Si je ne t’aimais, j’envierais ton bonheur ; tu es délivré des misères où nous sommes encore, et tu en es sorti par le chemin le plus glorieux. Hélas ! que je serais heureux de finir de même ! Que le Styx n’arrête point ton ombre ; que les Champs-Élysées lui soient ouverts ; que la renommée conserve ton nom dans tous les siècles, et que tes cendres reposent en paix !

À peine eut-il dit ces paroles entremêlées de soupir, que toute l’armée poussa un cri ; on s’attendrissait sur Hippias, dont on racontait les grandes actions ; et la douleur de sa mort, rappelant toutes ses bonnes qualités, faisait oublier les défauts qu’une jeunesse impétueuse et une mauvaise éducation lui avaient donnés. Mais on était encore plus touché des sentiments tendres de Télémaque. Est-ce donc là, disait-on, ce jeune Grec, si fier si hautain, si dédaigneux, si intraitable ? Le voilà devenu doux, humain, tendre. Sans doute Minerve, qui a tant aimé son père, l’aime aussi ; sans doute elle lui a fait le plus précieux don que les dieux puissent faire aux hommes en lui donnant, avec sa sagesse, un cœur sensible à l’amitié.

Le corps était déjà consumé par les flammes. Télémaque lui-même arrosa de liqueurs parfumées les cendres encore fumantes ; puis il les mit dans une urne d’or qu’il couronne de fleurs, et il porta cette urne à Phalante. Celui-ci était étendu, percé de diverses blessures ; et, dans son extrême faiblesse, il entrevoyait près de lui les portes sombres des enfers.

Déjà Traumaphile et Nosophuge, envoyés par le fils d’Ulysse, lui avaient donné tous les secours de leur art : ils rappelaient peu à peu son âme prête à s’envoler ; de nouveaux esprits le ranimaient insensiblement ; une force douce et pénétrante, un baume de vie s’insinuait de veine en veine jusqu’au fond de son cœur ; une chaleur agréable le dérobait aux mains glacées de la mort. En ce moment, la défaillance cessant, la douleur succéda ; il commença à sentir la perte de son frère, qu’il n’avait point été jusqu’alors en état de sentir. Hélas ! disait-il, pourquoi prend-on de si grands soins de me faire vivre ? ne me vaudrait-il pas mieux mourir et suivre mon cher Hippias ? Je l’ai vu périr tout auprès de moi ! Ô Hippias, la douceur de ma vie, mon frère, mon cher frère, tu n’es plus ! je ne pourrai donc plus ni te voir, ni t’entendre, ni t’embrasser, ni te dire mes peines, ni te consoler dans les tiennes ! Ô dieux ennemis des hommes ! il n’y a plus d’Hippias pour moi ! est-il possible ? Mais n’est-ce point un songe ? Non, il n’est que trop vrai. Ô Hippias, je t’ai perdu : je t’ai vu mourir, et il faut que je vive encore autant qu’il sera nécessaire pour te venger ; je veux immoler à tes mânes le cruel Adraste teint de ton sang.

Pendant que Phalante parlait ainsi, les deux hommes divins tâchaient d’apaiser sa douleur, de peur qu’elle n’augmentât ses maux, et n’empêchât l’effet des remèdes. Tout à coup il aperçoit Télémaque qui se présente à lui. D’abord son cœur fut combattu par deux passions contraires. Il conservait un ressentiment de tout ce qui s’était passé entre Télémaque et Hippias ; la douleur de la perte d’Hippias rendait ce ressentiment encore plus vif : d’un autre côté, il ne pouvait ignorer qu’il devait la conservation de sa vie à Télémaque, qui l’avait tiré sanglant et à demi mort des mains d’Adraste. Mais quand il vit l’urne d’or où étaient renfermées les cendres si chères de son frère Hippias, il versa un torrent de larmes ; il embrassa d’abord Télémaque sans pouvoir lui parler, et lui dit enfin d’une voix languissante et entrecoupée de sanglots :

Digne fils d’Ulysse, votre vertu me force à vous aimer ; je vous dois ce reste de vie qui va s’éteindre : mais je vous dois quelque chose qui m’est bien plus cher. Sans vous le corps de mon frère aurait été la proie des vautours ; sans vous, son ombre, privée de la sépulture, serait malheureusement errante sur les rives du Styx, et toujours repoussée par l’impitoyable Charon. Faut-il que je doive tant à un homme que j’ai tant haï ! Ô dieux, récompensez-le, et délivrez-moi d’une vie si malheureuse ! Pour vous, ô Télémaque, rendez-moi les derniers devoirs que vous avez rendus à mon frère, afin que rien ne manque à votre gloire.

À ces paroles, Phalante demeura épuisé et abattu d’un excès de douleur. Télémaque se tint auprès de lui sans oser lui parler, et attendant qu’il reprit ses forces. Bientôt Phalante, revenant de cette défaillance, prit l’urne des mains de Télémaque, la baisa plusieurs fois, l’arrosa de ses larmes, et dit : Ô chères, ô précieuses cendres, quand est-ce que les miennes seront renfermées avec vous dans cette même urne ! Ô ombre d’Hippias, je te suis dans les enfers : Télémaque nous vengera tous deux.

Cependant le mal de Phalante diminua de jour en jour par les soins des deux hommes qui avaient la science d’Esculape. Télémaque était sans cesse avec eux auprès du malade, pour les rendre plus attentifs à avancer sa guérison ; et toute l’armée admirait bien plus la bonté de cœur avec laquelle il secourait son plus grand ennemi, que la valeur et la sagesse qu’il avait montrées, en sauvant, dans la bataille, l’armée des alliés.

En même temps, Télémaque se montrait infatigable dans les plus rudes travaux de la guerre : il dormait peu, et son sommeil était souvent interrompu, ou par les avis qu’il recevait à toutes les heures de la nuit comme du jour, ou par la visite de tous les quartiers du camp, qu’il ne faisait jamais deux fois de suite aux mêmes heures, pour mieux surprendre ceux qui n’étaient pas assez vigilants. Il revenait souvent dans sa tente couvert de sueur et de poussière : sa nourriture était simple ; il vivait comme les soldats, pour leur donner l’exemple de la sobriété et de la patience. L’armée ayant peu de vivres dans ce campement, il jugea nécessaire d’arrêter les murmures des soldats, en souffrant lui-même volontairement les mêmes incommodités qu’eux. Son corps, loin de s’affaiblir dans une vie si pénible, se fortifiait et s’endurcissait chaque jour : il commençait à n’avoir plus ces grâces si tendres qui sont comme la fleur de la première jeunesse ; son teint devenait plus brun et moins délicat, ses membres, moins mous et plus nerveux.