Les Dents du tigre/II, 7

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XVII. — Arsène Ier, empereur.

Don Luis se tut. Un sourire amusé plissa ses lèvres. L’évocation de ces quatre minutes semblait le divertir infiniment.

Valenglay et le préfet de police, deux hommes pourtant que le courage et le sang-froid n’étonnaient guère, l’avaient écouté et le considéraient maintenant dans un silence confondu. Était-il possible qu’un être humain poussât l’héroïsme jusqu’à ces limites invraisemblables ?

Il s’avança cependant vers l’autre côté de la cheminée et, désignant une autre carte murale qui représentait la route de France :

— Vous m’avez bien dit, monsieur le président, que l’automobile du bandit avait quitté Versailles et roulait dans la direction de Nantes ?

— Oui, et toutes les dispositions sont prises pour l’arrêter, soit en cours de route, soit à Nantes, soit à Saint-Nazaire où il se peut qu’il veuille s’embarquer.

De son mieux don Luis Perenna suivit la route à travers la France, faisant des haltes et marquant des étapes. Et rien n’était plus impressionnant que cette mimique. Un pareil homme, tranquille dans un tel bouleversement des choses qui lui tenaient le plus au cœur, semblait, par son calme, le maître des événements et le maître de l’heure. On eût dit que l’assassin fuyait au bout d’un fil incassable dont l’extrémité se trouvait dans la main de don Luis, et que don Luis pouvait interrompre sa fuite par un simple petit geste de sa main. Penché sur la carte, le Maître ne dominait pas seulement une feuille de carton, mais la grande route où glissait sous ses yeux une automobile soumise à sa volonté despotique.

Il retourna vers le bureau et reprit :

— La bataille était finie. Et il était impossible qu’elle recommençât. Plus qu’un vainqueur, contre qui une revanche est toujours possible, soit par la force, soit par la ruse, mes quarante-deux bonshommes avaient en face d’eux un être qui les avait domptés grâce à des moyens surnaturels. Il n’y avait pas d’autre explication susceptible de s’appliquer aux faits inexplicables dont ils avaient été les témoins. J’étais un sorcier, quelque chose comme un marabout, une émanation du Prophète.

Valenglay dit en riant :

— Leur interprétation n’était pas si déraisonnable. Car enfin il y a là un tour de passe-passe qui me paraît, à moi aussi, tenir du merveilleux.

— Monsieur le président, vous avez lu l’étrange nouvelle de Balzac, intitulée Une passion dans le désert ?

— Oui.

— Eh bien ! le mot de l’énigme est là.

— Hein ? je ne saisis pas. Vous n’étiez pas sous les griffes d’une tigresse ? Il n’y avait point, dans l’affaire, de tigresse à dompter.

— Non, mais il y avait des femmes.

— Quoi ! Qu’est-ce que vous dites ?

— Mon Dieu, fit don Luis gaiement, je ne voudrais pas vous effaroucher, monsieur le président. Mais je répète qu’il y avait, dans la troupe qui m’emportait depuis huit jours, des femmes… et les femmes sont un peu comme la tigresse de Balzac, des êtres qu’il n’est pas impossible d’apprivoiser… de séduire… d’assouplir au point de s’en faire des alliées.

— Oui… oui, murmura le président follement intrigué, mais pour cela il faut du temps…

— J’ai eu huit jours.

— Et il faut une liberté d’action complète.

— Non, non, monsieur le président… Les yeux suffisent d’abord. Les yeux provoquent la sympathie, l’intérêt, l’attachement, la curiosité, le désir de se connaître autrement que par le regard. Après cela, il suffit d’un hasard…

— Et le hasard s’est offert ?

— Oui… Une nuit, j’étais attaché, ou du moins on me croyait attaché… Près de moi, je savais que la favorite du chef était seule sous sa tente. J’y allai. Je la quittai une heure plus tard.

— Et la tigresse était apprivoisée ?

— Oui, comme celle de Balzac, soumise, aveuglément soumise.

— Mais elles étaient cinq ?…

— Je sais, monsieur le président, et c’était là le difficile. Je craignais des rivalités. Mais tout se passa bien, la favorite n’étant pas jalouse… au contraire… Et puis, je vous l’ai dit, sa soumission était absolue. Bref, j’eus cinq alliées, invisibles, résolues à tout, dont personne ne se méfiait. Avant même la dernière halte, mon plan était en voie d’exécution. Durant la nuit, mes cinq émissaires réunirent toutes les armes. On ficha les poignards en terre et on les cassa. On ôta les balles des pistolets. On mouilla les poudres. Le rideau pouvait se lever.

Valenglay s’inclina :

— Mes compliments ! Vous êtes un homme de ressources. Sans compter que le procédé ne manque pas de charme. Car je suppose qu’elles étaient jolies, vos cinq dames ?

Don Luis eut une expression gouailleuse. Il ferma les yeux avec un air de satisfaction, et il laissa tomber ce simple mot :

— Immondes.

L’épithète provoqua une explosion de gaieté. Mais tout de suite, comme s’il avait hâte d’en finir, don Luis reprit :

— Quoi qu’il en soit, elles me sauvèrent, les coquines, et leur aide ne m’abandonna plus. Mes quarante-deux Berbères, privés d’armes, tremblants d’effroi dans ces solitudes où tout est piège et où la mort vous guette à chaque minute, se groupèrent autour de moi comme autour de leur véritable protecteur. Quand nous rejoignîmes l’importante tribu à laquelle ils appartenaient, j’étais vraiment leur chef. Et il ne me fallut pas trois mois de périls affrontés en commun, d’embuscades déjouées par mes conseils, de pillages et de razzias opérés sous ma direction, pour que je fusse aussi le chef de la tribu entière. Je parlais leur langue, je pratiquais leur religion, je portais leur costume, je me confondais à leurs mœurs — hélas ! n’avais-je pas cinq femmes ? Dès lors mon rêve devint possible. J’envoyai en France un de mes plus fidèles partisans avec soixante lettres qu’il devait remettre à soixante destinataires dont il apprit par cœur les noms et les adresses… Ces soixante destinataires étaient soixante camarades qu’Arsène Lupin avait licenciés avant de se jeter du haut des falaises de Capri. Tous s’étaient retirés des affaires, avec une somme liquide de cent mille francs, un petit fonds de commerce ou une ferme à exploiter. J’avais doté les uns d’un bureau de tabac, les autres d’une place de gardien de square public, d’autres d’une sinécure dans un ministère. Bref, c’étaient d’honnêtes bourgeois. À tous, fonctionnaires, fermiers, conseillers municipaux, épiciers, notables, sacristains d’église, à tous j’écrivis la même lettre, fis la même offre, et donnai, en cas d’acceptation, les mêmes instructions.

» Monsieur le président, je pensais que sur les soixante, dix ou quinze au plus me rejoindraient ; il en vint soixante, monsieur le président ! Soixante, pas un de moins. Soixante furent exacts au rendez-vous que j’avais donné. Au jour fixé, à l’heure dite, mon ancien croiseur de guerre, le Quo-non-descendam ? racheté par eux, mouillait à l’embouchure du Wady Draa, sur la côte de l’Atlantique, entre le cap Noun et le cap Juby. Deux chaloupes firent la navette pour débarquer mes amis et le matériel de guerre qu’ils avaient apporté, munitions, fournitures de campement, mitrailleuses, canots automobiles, vivres, conserves, marchandises, verroterie, caisses d’or aussi ! Car mes soixante fidèles avaient tenu à réaliser leur part des anciens bénéfices et à jeter dans l’aventure nouvelle les six millions jadis reçus de leur patron.

» Ai-je besoin d’en dire davantage, monsieur le président ? Dois-je vous raconter ce qu’un chef comme Arsène Lupin, secondé par soixante gaillards de cette espèce, appuyé sur une armée de dix mille Marocains fanatiques, bien armés et bien disciplinés, ce qu’un chef comme Arsène Lupin pouvait tenter ? Il le tenta, et ce fut inouï. Je ne crois pas qu’il y ait d’épopée semblable à celle que nous vécûmes durant ces quinze mois, sur les cimes de l’Atlas d’abord, puis dans les plaines infernales du Sahara, épopée d’héroïsmes, de privations, de tortures, de joies surhumaines, épopée de la faim et de la soif, de la défaite irrémédiable et de la victoire éblouissante.

» Mes soixante fidèles s’en donnèrent à cœur joie. Ah ! les braves gens ! Vous les connaissez, monsieur le président. Vous les avez combattus, monsieur le préfet de police. Ah ! les bougres ! Mes yeux se mouillent à certains souvenirs. Il y avait là Charolais et ses fils, qu’illustra jadis l’affaire du diadème de la princesse de Lamballe[1]. Il y avait là Marco, qui dut sa renommée à l’affaire Kesselbach, et Auguste, qui fut le chef de vos huissiers[2], monsieur le président du Conseil. Il y avait là Grognard et le Ballu, que la poursuite du Bouchon de Cristal a couverts de gloire. Il y avait là les frères Beuzeville, que je nommais les deux Ajax. Il y avait là Philippe d’Antrac, plus noble qu’un Bourbon, et Pierre le Grand, et Jean le Borgne, et Tristan le Roux, et Joseph le Jeune.

— Et il y avait là Arsène Lupin, interrompit Valenglay, que passionnait cette énumération homérique.

— Et il y avait Arsène Lupin, répéta don Luis d’une voix convaincue.

Il hocha la tête, sourit légèrement, et continua très bas :

— Je ne vous parlerai point de lui, monsieur le président. Je ne vous parlerai point de lui pour cette raison que vous n’ajouteriez pas foi à mes récits. Ce qu’on a dit à propos de son passage dans la Légion étrangère n’est qu’un jeu d’enfant à côté de ce qui devait être plus tard. À la Légion, Lupin n’était qu’un soldat. Au sud du Maroc il fut général. Là seulement Arsène Lupin donna sa mesure. Et, je le dis sans orgueil, cela fut imprévu pour moi-même. Comme exploits, l’Achille de la légende n’a pas fait plus. Comme résultats, Annibal et César n’ont pas obtenu davantage. Qu’il vous suffise de savoir qu’en quinze mois Arsène Lupin conquit un royaume deux fois grand comme la France. Sur les Berbères du Maroc, sur les Touareg indomptables, sur les Arabes de l’Extrême-Sud algérien, sur les nègres qui débordent le Sénégal, sur les Maures qui habitent les côtes de l’Atlantique, sur le feu du soleil, sur l’enfer, il a conquis la moitié du Sahara et ce qu’on peut appeler l’ancienne Mauritanie. Royaume de sable et de marais ? En partie, mais royaume tout de même, avec des oasis, des sources, des fleuves, des forêts, des richesses incalculables, royaume avec dix millions d’hommes et deux cent mille guerriers.

» C’est ce royaume que j’offre à la France, monsieur le président du Conseil. »

Valenglay ne cacha pas sa stupeur. Ému, troublé même par ce qu’il apprenait, penché sur son extraordinaire interlocuteur, les mains crispées à la carte d’Afrique, il chuchota :

— Expliquez-vous… précisez…

Don Luis repartit :

— Monsieur le président du Conseil, je ne vous rappellerai pas les événements de ces dernières années. Vous les connaissez mieux que moi. Vous savez quels dangers la France a courus, pendant la guerre, du fait des soulèvements marocains. Vous savez que la guerre sainte a été prêchée là-bas, et qu’il eût suffi d’une étincelle pour que le feu gagnât toute la côte d’Afrique, toute l’Algérie, toute l’immense foule musulmane, protégée par la France, protégée par l’Angleterre. Ce danger que les hommes d’État des Alliés ont redouté avec tant d’angoisse, et que l’ennemi s’est efforcé de faire naître avec tant d’astuce et de persévérance, ce danger, moi, Arsène Lupin, je l’ai conjuré. Pendant que l’on combattait en France, pendant que l’on combattait au nord du Maroc, moi j’étais au sud, j’attirais contre moi les tribus rebelles, je les soumettais, je les réduisais à l’impuissance, je les enrôlais et les poussais vers d’autres régions et vers d’autres conquêtes. Bref, je les faisais travailler pour cette France qu’ils avaient voulu combattre. Et, ainsi, du rêve magnifique et lointain qui s’était peu à peu dressé dans mon esprit, j’ai fait la réalité d’aujourd’hui. La France sauvait le monde : moi je sauvais la France.

» Elle rachetait, à force d’héroïsme, ses anciennes provinces perdues : moi je reliais d’un seul coup le Maroc au Sénégal. La plus grande France africaine existe maintenant. Grâce à moi, c’est un bloc solide et compact. Des millions de kilomètres carrés, et de Tunis au Congo, sauf quelques enclaves insignifiantes, une ligne de côtes ininterrompues de plusieurs milliers de kilomètres. Voilà mon œuvre, monsieur le président ; le reste, les autres aventures, l’aventure du Triangle d’or ou celle de l’Île aux trente cercueils, balivernes ! Mon œuvre de guerre, la voilà. Ai-je perdu mon temps, durant ces cinq années, monsieur le président ?

— C’est une utopie, une chimère, protesta Valenglay.

— Une vérité.

— Allons donc ! Il faut vingt ans d’efforts pour arriver à cela.

— Il vous faut cinq minutes, s’écria don Luis avec un élan irrésistible. Ce n’est pas la conquête d’un empire que je vous offre, c’est un empire conquis, pacifié, administré, en plein travail et en pleine vie. Ce n’est pas de l’avenir, c’est du présent, mon présent à moi, Arsène Lupin. Moi aussi, je vous le répète, monsieur le président du Conseil, j’avais fait un rêve magnifique. Ayant trimé toute mon existence, ayant roulé dans tous les précipices et rebondi sur tous les sommets, plus riche que Crésus, puisque toutes les richesses du monde m’appartenaient, et plus pauvre que job, puisque j’avais distribué tous mes trésors, rassasié de tout, las d’être malheureux, plus las encore d’être heureux, à bout de plaisirs, à bout de passions, à bout d’émotions, j’avais voulu une chose incroyable à notre époque : régner ! Et, phénomène plus incroyable encore, cette chose s’étant accomplie, Arsène Lupin mort ayant ressuscité sous les espèces d’un sultan des Mille et une Nuits, Arsène Lupin régnant, gouvernant, légiférant, pontifiant, je voulais, dans quelques années, je voulais, d’un coup de pouce, déchirer le rideau de tribus rebelles contre lesquelles vous vous exténuez au nord du Maroc, et derrière lesquelles, paisiblement et silencieusement, j’ai bâti mon royaume… Et alors face à face, aussi puissant qu’elle, voisin qui traite de pair à pair, je criais à la France : « C’est moi, Arsène Lupin ! L’ancien escroc, le gentleman cambrioleur, le voilà ! Le sultan de l’Adrar, le sultan d’Iguidi, le sultan d’El-Djouf, le sultan des Touareg, le sultan de l’Aouabuta, le sultan de Braknas et de Frerzon, c’est moi, sultan des sultans, petits-fils de Mahomet, fils d’Allah, moi, moi, moi, Arsène Lupin ! Et j’aurais, sur le traité de paix, sur l’acte de donation où je livrais un royaume à la France, j’aurais, au-dessous du paraphe de mes grands dignitaires, caïds, pachas et marabouts, signé de ma Signature légitime, de celle à laquelle j’ai pleinement droit, que j’ai conquise à la pointe de mon épée et par ma volonté toute-puissante : Arsène Ier, empereur de Mauritanie !

Toutes ces paroles, don Luis les prononça d’une voix énergique, mais sans emphase, avec l’émotion et l’orgueil très simple d’un homme qui a beaucoup fait et qui sait la valeur de ce qu’il a fait. On ne pouvait lui répondre que par un haussement d’épaules, comme on répond à un fou, ou par le silence qui réfléchit et qui approuve.

Le président du Conseil et le préfet de police se turent, mais leur regard exprima leur pensée secrète. Ils avaient la sensation profonde de se trouver en présence d’un exemplaire d’humanité absolument exceptionnel, créé pour des actions démesurées, et façonné par lui-même en vue d’une destinée surnaturelle.

Don Luis reprit :

— Le dénouement était beau, n’est-ce pas, monsieur le président du Conseil ? Et la fin couronnait dignement l’œuvre. J’aurais été heureux qu’il en fût ainsi. Arsène Lupin sur un trône, sceptre à la main, cela ne manquait pas d’allure. Arsène Ier, empereur de Mauritanie et bienfaiteur de la France. Quelle apothéose ! Les dieux ne l’ont pas voulu. Jaloux sans doute, ils me rabaissent au niveau de mes cousins du vieux monde, et font de moi cette chose absurde, un roi exilé. Que leur volonté soit faite ! Paix à feu l’empereur de Mauritanie. Il a vécu ce que vivent les roses. Arsène Ier est mort, vive la France ! Monsieur le président du Conseil, je vous renouvelle mon offre. Florence Levasseur est en danger. Moi seul je puis la soustraire au monstre qui l’emporte. Pour cela il me faut vingt-quatre heures. Contre ces vingt-quatre heures de liberté, je vous donne l’empire de Mauritanie. Acceptez-vous, monsieur le président du Conseil ?

— Ma foi oui, dit Valenglay en riant, j’accepte. N’est-ce pas, mon cher Desmalions ? Tout cela n’est peut-être pas très catholique. Mais bah ! Paris vaut bien une messe, et le royaume de Mauritanie est un beau morceau. Tentons l’aventure.

Le visage de don Luis exprima une joie si franche que l’on eût cru qu’il venait de remporter le plus éclatant des triomphes et non point de sacrifier une couronne et de jeter au gouffre le rêve le plus fantastique qu’un homme eût jamais conçu et réalisé.

Il demanda :

— Quelle garantie voulez-vous, monsieur le président ?

— Aucune.

— Je puis vous montrer des traités, des documents qui prouvent…

— Pas besoin. On reparlera de tout cela demain. Aujourd’hui, allez de l’avant. Vous êtes libre.

La parole essentielle, la parole invraisemblable était prononcée.

Don Luis fit quelques pas vers la porte.

— Un mot encore, monsieur le président, dit-il en s’arrêtant. Parmi mes anciens compagnons, il en est un à qui j’avais procuré une place en rapport avec ses goûts et avec ses mérites. Celui-là, pensant qu’un jour ou l’autre il pourrait, de par sa fonction, m’être utile, je ne l’ai pas fait venir en Afrique. Il s’agit de Mazeroux, brigadier de la Sûreté.

— Le brigadier Mazeroux, que le sieur Cacérès a dénoncé, avec preuves à l’appui, comme complice d’Arsène Lupin, est en prison.

— Le brigadier Mazeroux est un modèle d’honneur professionnel, monsieur le président. Je n’ai dû son aide qu’à ma qualité d’auxiliaire de la police, accepté et en quelque sorte patronné par M. le préfet. Il m’a contrecarré dans tout ce que j’ai tenté d’illégal. Et il eût été le premier à me mettre la main au collet s’il en avait reçu l’ordre. Je demande son élargissement.

— Oh ! oh !

— Monsieur le président, votre assentiment sera un acte de justice et je vous supplie de me l’accorder. Le brigadier Mazeroux quittera la France. Il sera chargé par le gouvernement d’une mission secrète dans le sud du Maroc et portera le titre d’inspecteur colonial.

— Adjugé, dit Valenglay en riant de plus belle.

Et il ajouta :

— Mon cher préfet, quand on sort des voies légales, on ne sait plus où l’on va. Mais qui veut la fin veut les moyens, et la fin, c’est d’en terminer avec cette abominable histoire Mornington.

— Ce soir tout sera réglé, fit don Luis.

— Je l’espère. Nos hommes sont sur la piste.

— Ils sont sur la piste, mais à chaque ville, à chaque village, auprès de chaque paysan rencontré, ils doivent contrôler cette piste, s’informer si l’auto n’a pas bifurqué et ils perdent du temps. Moi, j’irai droit sur le bandit.

— Par quel miracle ?

— C’est encore mon secret, monsieur le président. Je vous demanderai seulement de vouloir bien donner à M. le préfet pleins pouvoirs pour lever toutes les petites difficultés et toutes les petites consignes qui pourraient entraver l’exécution de mon plan.

— Soit. En dehors de cela avez-vous besoin de quelque chose ?

— De cette carte de France.

— Prenez.

— Et de deux brownings.

M. le préfet aura l’obligeance de demander deux revolvers à ses inspecteurs, et de vous les remettre. C’est tout ? De l’argent ?

— Merci, monsieur le président. J’ai toujours, en cas d’urgence, les cinquante mille francs indispensables.

Le préfet de police interrompit :

— Alors, il est nécessaire que je vous fasse accompagner jusqu’au Dépôt. Je suppose que votre portefeuille est parmi les objets qui ont été saisis sur vous.

Don Luis sourit.

— Monsieur le préfet, les objets que l’on peut saisir sur moi n’ont jamais la moindre espèce d’importance. Mon portefeuille est en effet au Dépôt. Mais l’argent…

Il leva la jambe gauche, prit son pied entre ses mains, et imprima à son talon un petit mouvement de rotation. Un léger bruit de déclenchement se produisit, et une sorte de tiroir, caché dans l’épaisseur de la double semelle, émergea de la chaussure, par devant. Deux liasses de billets de banque étaient là, ainsi que différents objets de dimensions exiguës, une vrille, un ressort de montre, quelques pilules.

— De quoi m’échapper, dit-il, de quoi vivre… et de quoi mourir. Monsieur le président, je vous salue.

Dans le vestibule M. Desmalions enjoignit aux inspecteurs de laisser le passage libre à leur prisonnier.

Don Luis demanda :

— Monsieur le préfet, le sous-chef Weber vous a-t-il communiqué des renseignements sur l’automobile du bandit ?

— Il a téléphoné de Versailles. C’est une voiture jaune orange, de la compagnie des Comètes. Le conducteur est placé à gauche. Il porte une casquette de toile grise à visière de cuir noir.

— Je vous remercie, monsieur le préfet.

Ils sortirent de la maison.

Ainsi donc cette chose inconcevable venait de se produire : don Luis était libre. En une heure de conversation à peine il avait regagné le pouvoir d’agir et de livrer la bataille suprême.

Dehors l’automobile de la Préfecture attendait. Don Luis et M. Desmalions y prirent place.

— À Issy-les-Moulineaux, cria don Luis. Dixième vitesse !

On brûla Passy. On traversa la Seine. En dix minutes on arrivait à l’aérodrome d’Issy-les-Moulineaux.

Aucun appareil n’était sorti, car il soufflait une brise assez forte.

Don Luis se précipita vers les hangars. Au-dessus des portes étaient inscrits des noms.

— Davanne ! murmura-t-il. Voilà mon affaire.

Justement la porte du hangar était ouverte. Un petit homme assez gros, la figure longue et rouge, fumait une cigarette, tandis que des mécaniciens travaillaient autour d’un monoplan. Ce petit homme n’était autre que Davanne, le célèbre aviateur.

Don Luis le prit à part, et, connaissant l’individu d’après tout ce que les journaux disaient de lui, il attaqua la conversation de manière à le surprendre dès le début.

— Monsieur, fit-il en dépliant la carte de France, je veux rattraper quelqu’un qui a enlevé en automobile la femme que j’aime, et qui roule dans la direction de Nantes. L’enlèvement a eu lieu à minuit. Il est neuf heures du matin. Supposons que l’auto, qui est un simple taxi de location, et dont le conducteur n’a aucune raison de s’esquinter, fasse en moyenne, arrêts compris, trente kilomètres à l’heure… au bout de douze heures, c’est-à-dire à midi, notre individu atteindra le trois cent soixantième kilomètre, c’est-à-dire un point situé entre Angers et Nantes… à cet endroit exact…

— Les Ponts-de-Drive, approuva Davanne qui écoutait tranquillement.

— Bien. Supposons d’autre part qu’un aéroplane s’envole d’Issy-les-Moulineaux à neuf heures du matin, et qu’il marche à raison de cent vingt kilomètres à l’heure, sans escale… au bout de trois heures, c’est-à-dire à midi, il atteindra précisément les Ponts-de-Drive, au moment où l’automobile y passera, n’est-ce pas ?

— Tout à fait de votre avis.

— En ce cas, si nous sommes du même avis, tout va bien. Votre appareil peut prendre un passager ?

— À l’occasion.

— Nous allons partir.

— Impossible. Je n’ai pas d’autorisation.

— Vous l’avez. M. le préfet de police, que voici, et qui est d’accord avec le président du Conseil, prend sur lui de vous laisser partir. Donc nous partons. Quelles sont vos conditions ?

— Ça dépend. Qui êtes-vous ?

— Arsène Lupin !

— Fichtre ! s’exclama Davanne quelque peu estomaqué.

— Arsène Lupin. Vous devez connaître, par les journaux, la plupart des événements actuels. Eh bien, Florence Levasseur a été enlevée cette nuit. Je veux la sauver. Combien demandez-vous ?

— Rien.

— C’est trop.

— Peut-être, mais l’aventure m’amuse. Ça me fera de la réclame.

— Soit. Mais votre silence est nécessaire jusqu’à demain. Je l’achète. Voici vingt mille francs.

Dix minutes après, don Luis avait revêtu un costume spécial, s’était coiffé d’une casquette d’aviateur et muni de lunettes, et l’aéroplane s’élevait à 800 mètres pour éviter les courants, évoluait au-dessus de la Seine, et piquait droit vers l’ouest de la France.

Versailles, Maintenon, Chartres…

Don Luis n’était jamais monté en aéroplane. La France avait conquis l’air, tandis qu’il guerroyait à la Légion et dans les sables du Sahara. Pourtant, si sensible qu’il fût à toutes les impressions nouvelles, — et quelle impression plus que celle-là pouvait l’émouvoir ! — il n’éprouva pas la volupté divine de l’homme qui pour la première fois s’affranchit de la terre. Ce qui accaparait sa pensée, tendait ses nerfs et provoquait en son être une excitation magnifique, c’était la vision encore impossible, mais inévitable, de l’auto poursuivie.

Dans tout le formidable fourmillement des choses dominées, dans le tumulte inattendu des ailes et du moteur, dans l’immensité du ciel, dans l’infini de l’horizon, ses yeux ne cherchaient que cela, et ses oreilles ne supposaient pas d’autre bruit que le ronflement de la voiture invisible. Sensations brutales et puissantes du chasseur qui force son gibier à la course ! Il était l’oiseau de proie auquel ne peut échapper la petite bête éperdue.

Nogent-le-Rotrou… La Ferté-Bernard… Le Mans…

Les deux compagnons n’échangeaient pas un seul mot. Devant lui Perenna voyait le dos large et l’encolure robuste de Davanne. Mais, en penchant un peu la tête, il voyait au-dessous de lui l’espace illimité, et nul autre spectacle ne l’intéressait que le ruban de route blanche qui se déroulait de ville en ville et de village en village, tout droit à certains moments, comme s’il eût été tendu, et à d’autres amolli, flexible, cassé par des tournants de rivière ou par l’obstacle d’une église.

Sur ce ruban, il y avait, à tel endroit de plus en plus proche, Florence et son ravisseur !

Il n’en doutait pas ! L’auto couleur orange continuait son petit effort courageux et patient. Les kilomètres s’ajoutaient aux kilomètres, les plaines aux vallées, les champs aux forêts, et ce serait Angers, et ce serait les Ponts-de-Drive, et tout au bout du ruban, but inaccessible, Nantes, Saint-Nazaire, le bateau en partance, la victoire pour le bandit…

Il riait à cette idée. Comme s’il était permis d’envisager d’autre victoire que la sienne, la victoire du faucon sur sa proie, de ce qui vole sur ce qui marche ! Pas une seconde il n’eut la pensée que l’ennemi avait pu se dérober en prenant une autre route. Il y a de ces certitudes qui équivalent à des faits. Et celle-là était si forte qu’il lui semblait que ses adversaires étaient contraints d’y obéir. L’auto suivait la route de Nantes. Elle ferait une moyenne de trente kilomètres à l’heure. Et comme il allait lui-même à raison de cent vingt kilomètres le choc aurait lieu au point indiqué, les Ponts-de-Drive, et à l’heure indiquée, midi.

Un amoncellement de maisons, la masse d’un château, des tours, des flèches, c’est Angers.

Don Luis demande l’heure à Davanne. Il est midi moins dix.

Angers n’est déjà plus qu’une vision disparue. De nouveau, la campagne rayée de champs multicolores. À travers tout cela, une route.

Et sur cette route, une auto jaune.

L’auto jaune ! L’auto du bandit ! L’auto qui emportait Florence Levasseur !

La joie de don Luis ne fut mêlée d’aucune surprise. Il savait tellement bien que cet événement allait se produire !

Davane, se retournant, cria :

— Nous y sommes, n’est-ce pas ?

— Oui. Piquez dessus.

L’avion fonça dans le vide et se rapprocha de la voiture. Presque aussitôt, il la rattrapa.

Alors Davanne ralentit et se tint à deux cents mètres au-dessus et un peu en arrière.

De là ils distinguèrent tous les détails. Le chauffeur était assis à gauche du siège. Il portait une casquette de toile grise, à visière de cuir noir. C’était bien une voiture de la Compagnie des Comètes. C’était bien la voiture poursuivie. Et Florence s’y trouvait avec son ravisseur.

« Enfin, pensa don Luis, je les tiens ! »

Ils volèrent assez longtemps, en gardant la même distance.

Davanne attendait un signal que don Luis ne se pressait pas de donner, tellement il goûtait, avec une violence faite d’orgueil, de haine et de cruauté, la sensation de son pouvoir. Vraiment il était bien l’aigle qui plane et dont les serres palpitent avant d’étreindre la chair pantelante. Évadé de la cage où on l’avait emprisonné, affranchi des liens qui le garrottaient, à tire-d’aile il était venu de tout là-bas, et le voilà qui dominait la proie impuissante !

Il se souleva sur son siège et donna les indications nécessaires à Davanne.

— Et surtout, dit-il, ne les frôlez pas de trop près. D’une balle on pourrait nous démolir.

Une minute encore s’écoula.

Soudain, ils virent que la route, un kilomètre plus loin, se divisait en trois et formait ainsi un carrefour très large que prolongeaient deux triangles d’herbe aux croisements des trois chemins.

— Faut-il ? dit Davanne en se retournant.

La campagne était déserte aux environs.

— Allez-y, cria don Luis.

On eût dit que l’aéroplane se détendait soudain comme lancé par une force irrésistible, et que cette force l’envoyait ainsi qu’un projectile vers le but visé. Il passa à cent mètres au-dessus de la voiture, puis, tout à coup, se maîtrisant, choisissant l’endroit où il allait atteindre la cible, calme, silencieux comme un oiseau de nuit, évitant les arbres et les poteaux, il vint se poser sur l’herbe du carrefour.

Don Luis sauta et courut au-devant de l’auto.

Elle arrivait à belle allure.

Il se planta sur la route, et braqua ses deux revolvers en proférant :

— Halte ! ou je fais feu.

Épouvanté, le conducteur serra les freins. La voiture stoppa.

Don Luis bondit vers l’une des portières.

— Tonnerre ! hurla-t-il, en lâchant sans raison un coup de revolver qui démolit la vitre.

Il n’y avait personne dans l’automobile.


  1. Voir Arsène Lupin, pièce en quatre actes.
  2. Voir 813.