Les Âmes en peine/06

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Flammarion (p. 28-32).


VI

LE RETOUR DES CAPITAINES


Trois mois s’étaient écoulés. Le dernier jour de mai, vers la tombée du jour, Job, Maharit, Nonna et Anne se promenaient lentement sur les dunes de Poultriel. L’océan moutonnait, et sa rumeur mélancolique emplissait l’espace.

— Nos marins auraient-ils manqué le train de Quimper ? murmura le sabotier.

Soucieuses, les jeunes filles considéraient l’Atlantique comme si leurs fiancés eussent dû surgir du large sur leur navire. Un crépuscule hâtif, par ce ciel nuageux, éteignit toutes formes et toutes nuances.

— Rentrons, proposa Maharit dont la petite tête coiffée de blanc tremblait nerveusement.

Job referma soigneusement son huis.

— Puisque vos parents consentent à votre mariage, mes belles, demandait Maharit, pourquoi ne nous adressent-ils jamais que le bonjour sans venir s’expliquer ?

Anne eut le courage de répondre :

— Ils n’osent pas encore se rendre chez vous… par rapport aux idées des gens du village.

Plus avisée que sa sœur, Nonna expliqua :

— Ils n’ont point honte de Jean et de Julien, bien au contraire, seulement nos parents veulent prendre en douceur les gens de Ploudaniou.

— Il y a donc encore de la haine contre eux ? fit Job. Ah ! maudite engeance !

L’horloge à poids tinta huit coups.

— Que font-ils, nos enfants ? se demanda Maharit. Maintenant, c’est la nuit. S’ils oubliaient leur chemin, ils courraient du danger. Rendons-nous au-devant d’eux.

— Oh ! non ! attendons, dit Nonna en rougissant. Mais écoutez-donc, on appelle. On dirait une querelle… des menaces !

Épouvantée, Nonna s’était jetée sous les rabats de la cheminée, tandis qu’Anne, poussant le châssis d’une petite croisée, essayait d’apercevoir les hommes qui vociféraient sur le palus. Tout bas, comme si l’ennemi rôdait près de la saboterie, Maharit demanda :

— Que vois-tu, ma jolie ?

— Rien que la mer, le ciel et les marais.

— Je vais sortir pour me rendre compte, déclarait Job en cherchant un bâton, lorsque Anne, toujours penchée sur la croisée, se rejeta dans la salle en donnant les signes de la terreur.

— Aurais-tu vu les disputeurs, ma fille ? questionna la vieille Maharit.

Sans pouvoir parler, la jeune fille niait d’un mouvement convulsif de la tête. Ce fut alors à Nonna de s’enhardir. Prudemment elle remonta ses yeux par-dessus la petite baie ouverte sur le palus.

— Ah ! Notre-Dame de Bon-Secours, soyez-nous en aide ! chuchota-t-elle en se retirant aussitôt.

À son tour Job ouvrit sa fenêtre de l’air menaçant d’une personne prête à la défense de son bien, mais dès qu’il eût regardé, il dit d’un ton défaillant :

— Oh ! ce ne sont pas des hommes, mais des êtres contre lesquels on ne peut rien.

À cet avertissement, Maharit alla embrasser le socle d’un calvaire de bois sculpté par le sabotier, et posé sur l’entablement de la cheminée.

Côte à côte, Nonna et Job ne cessaient plus d’observer le palus enténébré et leur horreur grandissait. Sans bruit, s’avançaient deux spectres aux corps blancs qui déployaient tout à coup de grandes ailes noires. Ces fantômes s’arrêtèrent brusquement, se baissèrent, et puis, inclinés, s’élancèrent dans la direction de la saboterie. Ces esprits l’abordaient, lorsqu’une longue clameur monta des rocs de Kerpenhir :

« Âmes perdues ! Âmes perdues ! Ah ! ah ! ah ! »

— Christ ! gronda le sabotier, je comprends, et il retira de son huis le clanche, un verrou de bois et la barre d’appui qui assuraient sa solide fermeture.

Sur l’aire de la chaumière, les fantômes s’élancèrent en s’exclamant :

— Ah ! enfin ! père ! mère ! Nonna ! Anne ! quel retour !

Lorsque les artisans et les jeunes filles reçurent l’étreinte des marins, ils remarquèrent qu’ils étaient froids et ruisselants comme s’ils sortaient des flots. Alors ils se retirèrent de leurs bras et observèrent Jean et Julien avec stupeur.

« Jésus de bonté, songeait Maharit, nous venons d’enlacer des noyés. Mes pauvres fils auront naufragé, mais Dieu, par pitié, me ramène « leurs signes » pour que je prenne congé d’eux. »

— Ô mes chers garçons ! gémit Maharit, apprenez-nous ce qu’il faut faire pour soulager vos peines en l’autre monde.

À cette imploration, et malgré leur détresse visible, Jean et Julien ne purent s’empêcher de rire.

— Parbleu ! maman, si nous sommes gelés, allumez une belle flambée et la chaleur nous soulagera plus vite que vos incantations, déclara Jean.

À ces mots qui rompirent le charme, Nonna, Anne et les sabotiers se rapprochèrent des longs-courriers et osèrent en toucher les manches humides.

— Pourquoi êtes-vous mouillés ? Et pourquoi ces costumes blancs avec ces manteaux noirs sur les épaules ? demandèrent-ils.

— Si nous sommes vêtus de toile blanche, répondit Jean, c’est par une idée ridicule. Nous voulions nous montrer à vous dans les élégants uniformes que nous portons au beau soleil de la Méditerranée, à notre bord. Et si nous sommes trempés, c’est qu’on vient de nous jeter dans l’étang de Plomer.

Dans le silence pénible qui avait accueilli la déclaration de son frère, Julien ajouta tristement :

— Vous n’auriez pas dû nous écrire de rentrer au pays. Ils n’ont rien oublié, ceux de Ploudaniou.

Les jeunes filles en larmes voulurent embrasser les marins, mais lorsque Nonna et Anne sentirent les bras glacés de leurs fiancés se refermer sur leurs épaules, elles frissonnèrent d’angoisse. Était-il possible que des vivants fussent aussi dépouillés de chaleur ?

Jean prit place sur le banc engagé sous le manteau de la cheminée et Nonna s’assit peureusement près de lui. En face d’eux, Julien et Anna se placèrent sur deux billots. Agenouillés devant le foyer qu’ils ne cessaient de harceler pour en exciter la combustion, les sabotiers attendaient que leurs fils voulussent bien leur apprendre quels misérables avaient essayé de les noyer. Enfin, Jean parla d’une voix monotone, comme si l’attentat dont ils venaient d’être victimes était un événement très ancien.

— Le train, très en retard, nous déposa sur le quai de Pont-l’Abbé à l’entrée de la nuit. Un cultivateur voulut bien nous conduire dans sa carriole jusqu’au Minihy. Là, nous dûmes marcher dans une telle obscurité, qu’au lieu d’atteindre directement Poultriel, nous nous trouvâmes de l’autre côté du port de Ploudaniou. Un équipage, quittant son bord, portait ses voilures sur les épaules, précédé d’un mousse avec une lanterne. À l’aspect de deux étrangers vêtus de blanc dans un pays où tout le monde s’habille en sombre, ces gens jetèrent bas leur faix et voulurent se sauver Malheureusement pour nous, deux de ces pêcheurs, Gourlaouen et Nédélec, saisirent la lumière de leur mousse et nous éclairèrent en plein visage : ils nous reconnurent et prévinrent leurs compagnons.

— Hé ! camarades, les Buanic osent revenir. Rentrez d’où vous sortez, âmes perdues. À l’eau ! à l’eau !

Cramoisi de fureur, Job gronda :

— Oh ! il n’y aura de paix pour moi que lorsque j’aurai évidé comme des sabots les poitrines de tous ces cancres à deux pinces.

…Cependant les flammes du foyer avaient séché les vêtements de toile des marins et leurs visages réchauffés avaient repris tout leur charme. En comparant ces fiancés distingués aux rudes sardiniers, les jeunes filles les admirèrent dans toute l’innocence de leurs cœurs.

Coup sur coup, Job, pour se consoler, avait bu trois petits verres de vin chauffé et sucré.

— Allons ! allons ! fit-il rasséréné, à quand la noce, mes poulettes ?

— Notre père décidera, répondirent-elles en rougissant.

Et si Gurval changeait encore d’avis ? dit Jean soucieux.

Elles protestèrent qu’il ne pouvait pas en être ainsi, car leur mariage était du goût de leur père.

— Nous voudrions le croire, car c’est pour nous marier sans retard avec vous que nous sommes revenus, déclara Julien. Oui, pressons cette cérémonie, et puis vous partirez avec nous pour Marseille.

— Est-ce possible ? s’exclamèrent les brodeuses à la fois ravies et inquiètes.

— Oui, c’est possible et vous habiterez, là-bas, une petite maison rose au-dessus de l’Estaque, dans les mimosas. Vous connaîtrez le bonheur de ces pays clairs !

Leurs yeux d’océanides agrandis à l’évocation de ce paradis terrestre, mains jointes, Anne et Nonna, extasiées ne pouvaient plus parler.