Les Éblouissements/Commencements

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Comtesse Mathieu de Noailles ()
Calmann-Lévy, éditeurs (p. 56-58).

COMMENCEMENTS


Je songe quelquefois à mon commencement ;
L’azur venait d’éclore
Et déjà je vivais, avec un cœur charmant,
Éparse dans l’aurore.

Je suis comme le temps, ma vie est faite avec
La matière du monde,
Je fus avant l’immense Égypte, avant les Grecs,
Aux premiers jours de l’onde ;

J’ai dû naître sur l’eau, dans un matin puissant,
Sous la luisante écume,
Quand l’Univers était un volcan plein d’encens,
Un mot azur qui fume.

Je crois me souvenir de ce matin où vint
Sur mes lèvres mouillées
Se poser à jamais le lyrisme divin
Aux ailes éployées.


Et maintenant, je suis le tendre et chaud miroir
De l’époque en allée,
La fraîcheur du matin, la tristesse du soir
Et la nuit étoilée.

Quelquefois je me sens couchée au bord des eaux,
Un dattier noir m’effleure
Tandis que, lents coteaux balancés, des chameaux
Vont vers l’Asie-Mineure.

Quelquefois je m’assieds dans l’or d’un sable amer,
A l’abri bleu du saule,
Et j’attends que revienne Ulysse jeune et clair,
La rame sur l’épaule.

J’habite tout l’espace et je remonte au temps ;
Je m’en vais attendrie
Écouter les docteurs ondoyants et chantants
Des soirs d’Alexandrie.

Parfois je suis la chaude Arabe, aux yeux de loup,
Qu’un songe immense creuse,
J’erre dans les jardins d’un couvent andalou,
Près d’une palme heureuse.

Je ne pourrais jamais exprimer mon désir,
L’ardeur qui me terrasse,
Ni si les monts d’argent me prêtaient leur soupir
Soulevé dans l’espace,


Ni si le lis brûlant me donnait son odeur
Dans l’azur infusée,
Ni si toute la mer se groupait dans mon cœur
Pour jaillir en fusée !