Les Éblouissements/Don Juan de Marana

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Comtesse Mathieu de Noailles ()
Calmann-Lévy, éditeurs (p. 371-373).
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DON JUAN DE MARAÑA


Je pense à vous ce soir, don Juan de Maraña,
J’ai tenu tout le jour votre main trop aimée
Et baisé votre front que la rose imprégna,
Dans un livre puissant et noir de Mérimée…

J’ai tout le jour suivi vos pas dansants et forts
Dans Salamanque jaune, odorante et noircie,
Dans les Flandres, où vous chevauchiez sur les morts,
Dans Barcelone, dans Valence et dans Murcie.

Je vous voyais, feignant les larmes, les langueurs,
Couvert de l’or du jeu et de sang qui se glace,
Et lavé chaque soir par la bouche et les pleurs
Des corps voluptueux penchés sur votre face.

Vous alliez, mon amour, charmant comme l’œillet,
Arrachant les barreaux et les serrureries,
Pressant une figure en feu qui défaillait
Et que vous rejetiez quand vous l’aviez meurtrie.

 

Un jour je vous ai vu monter vers le Carmel,
Les yeux fourbes, luisants, et ravir à Dieu même
La nonne au front trempé d’encens, de miel, de ciel,
Qui vous fuyait, qui vous exècre et qui vous aime…

Puis en tremblant j’ai vu votre songe fumeux:
Le cortège terrible et froid du Purgatoire,
Promenant devant vous ses serpents et ses feux
Et vous montrant sa vaste et livide bouilloire.

C’est fini ; désormais moine, prêtre, martyr,
Renonçant à la pompe éclatante du vice,
A la nonne qui meurt de votre repentir,
Vous serez, dans un cloître obscur, l’humble novice.

Vous serez un exemple exact et sans pareil…
– Un jour, après midi, que, courbé sur la terre
Vous bêchiez, exposant votre front au soleil,
Dans le triste jardin carré du monastère,

Un homme à vos côtés brusquement s’arrêta,
Sinistre, enveloppé dans un manteau de laine.
– Ah ! quand j’ai vu venir Pietro de Ojeda,
Quand je l’ai vu mêlant la flamme à son haleine,

Quand j’ai vu ce passant, haineux comme la faim,
Vous reprocher le temps de votre âpre folie,
Sa sœur morte par vous, son autre sœur enfin
Nonne mourant d’ardeur et de mélancolie,


Ah ! quand j’ai vu, don Juan, mon amour, monseigneur,
La main de ce guerrier frapper d’un geste atroce
Ton visage, chargé de crimes, mais d’honneur,
Et beau comme la rose au parc de Saragosse,

J’ai senti que ma vie ardente bondissait,
Que nul n’a de pouvoir sur celui qui dans l’ombre,
Jeune, charmant, cruel, recueillait, entassait
Les aveux enivrés des épouses sans nombre,

Et le regard voilé d’angoisse et de pudeur,
N’osant pas respirer sans avoir ta vengeance,
Je n’ai levé les yeux qu’en voyant ta fureur
Punir d’un coup mortel un homme qui t’offense.

– Mais depuis cet instant, je porte sur mon cœur
Comme un triste, orgueilleux et sensuel cilice
L’âpre affront que l’on fit à votre doux honneur,
Don Juan de Maraña, ô le plus beau complice…