Les Éblouissements/Embrasement

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Comtesse Mathieu de Noailles ()
Calmann-Lévy, éditeurs (p. 335-337).

EMBRASEMENT


La sensible maison couleur d’ocre et de chaux
Rêve au bord du talus herbeux dans le soir chaud.
Son bleuâtre balcon de bois tiède supporte
L’ombre du figuier vert qui monte sur la porte ;
L’on peut croire que tout est paisible, assoupi,
Tant c’est ici, là-bas, et partout le répit…
Mais voici que surgit du bout de la colline,
Plus vif que l’ouragan, que la brise saline,
Plus luisant que les flots, que l’azur dans les mâts,
Le train noir qui disperse et change les climats…
Ô train toujours courant, inlassable fusée
Dont la lueur nous frôle et nous est refusée,
Destin noir et pressé qui devances le temps,
Tu cours vers le bonheur tandis que je l’attends !
Tu nargues dans la nuit le corps qui plie et rêve,
Toi qu’un brûlant plaisir étourdit et soulève !
– Beau train, ô mon amour, mon étourdissement,

Nuage palpitant tombé du firmament,
On voit luire la joie à toutes tes fenêtres !
Il semble que ce soit l’espace où tu pénètres,
Dont tu blesses la paix et la douce pudeur,
Qui jette ce long cri d’épouvante et d’ardeur…
Tu passes, et c’est comme une longue traînée
Des images que j’eus depuis que je suis née,
Tout mon rêve éveillé se dénoue et te suit,
Tu me prends avec toi, tu m’étires ; je suis
L’herbage transporté par tes fortes secousses.
Que tes bonds sont puissants, que tes ailes sont douces !
Miroir de la beauté des mondes, à ton flanc
Tu portes l’Archipel, le Maroc vert et blanc,
L’Égypte où l’épervier flotte en fermant une aile,
Les Iles du Bengale et leurs bois de canelle ;
C’est toi le noir chaos d’où bondit l’Univers,
Quand on te voit, l’on voit des fleuves bleus et verts,
Et quand je rêve à l’heure où la lune va naître,
Tu fais monter l’Asie au bord de ma fenêtre.
Tu passes, et mort cœur, plein de lampions sur l’eau,
Imagine les nuits luisantes de Tokio,
Tu bondis et ta brise éveille en ma mémoire
Le courant d’air joyeux et fort de la Mer Noire,
Le faîte d’un cyprès sur la lune rangé
Et les soirs turcs avec un caïque orangé…
Tu sens le vent d’Espagne et l’herbe des Siciles ;
Quand sur les pauvres morts, sur les morts immobiles,
Tu vas sifflant, soufflant comme un lourd paquebot,
Jetant tes flots brumeux aux rives des tombeaux,

Entends-tu que leurs os sous la terre tressaillent
Comme les lierres secs sur les vieilles murailles ?
Mais je plains surtout ceux qui, plus morts que les morts,
Voyant les beaux désirs s’éloigner de leur corps
Entendent, dans les soirs où pâlit leur jeunesse
Passer ton cri divin et ta chaude promesse…
– Et moi, moi, quand viendra l’instant paisible enfin
Où je dirai : « Je n’ai plus soif, je n’ai plus faim
Du bonheur, du plaisir, des cris, de la musique. »
Quand enfin sans ardeur et sans fureur physique
Je serai au balcon de la laiteuse nuit
Accoudée, et rêvant sans peur et sans ennui,
Tu viendras, guerrier noir aux redoutables armes,
Et d’un élan brûlant d’où jailliront mes larmes,
Rapide, déchirant, éperdu, sensuel,
Tu perceras mon cœur, comme un profond tunnel…