Les Éblouissements/L’ambition

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Comtesse Mathieu de Noailles ()
Calmann-Lévy, éditeurs (p. 95-97).

L’AMBITION


« Car je t’aime, ô éternité ! »


La journée est vivante, errante, un ciel uni
Semble un flot argenté glissant vers l’infini.
Là-bas, c’est la colline heureuse, la prairie,
Ici le beau jardin Douce géométrie
Des rangs de résédas baignant dans cet azur !
Tout l’univers, bombé, harmonieux et pur,
– Globe candide et doux que les soleils allument –
Est comme un éclatant oiseau gonflé de plumes
Dont on voudrait lisser le corps délicieux…
Caresser de la main la pelouse et les cieux !
Sentir, sous la tiédeur amoureuse des paumes,
Palpiter l’azur clair et ses veines d’aromes :
Sang rouge des rosiers, sang bleu des fleurs de lin,
Sucre du lis, pollen mouillé du romarin,
Des blancs bégonias, et de la balsamine…
Etre si peu de jours sur la terre divine,
Être soumis au temps, à la destruction,
Et qu’il y ait parfois tant de perfection

Dans un jardin d’été que le soleil embrase !
Que ce soit la splendeur, l’enchantement, l’extase,
Qu’enivré, qu’exalté, l’on se sente éternel,
Que le charme du jour et du moment soit tel
Que l’on ne puisse plus prévoir la fin des choses,
Et pourtant, déjà tout s’éteint, déjà les roses
Au soleil de juillet s’entr’ouvrent pour mourir.
Et nous, nous qui voulions tout goûter, tout saisir ;
Nous qui voulions poser, image ineffaçable,
Comme un delta divin notre main sur le sable ;
Nous qui voulons, penchés à des balcons chantants,
Être Yseult, Roméo pendant plus de cent ans,
Qui voulons, ô Venise en ta nuit sans égale
Être l’ardent concert et le feu de Bengale,
Nous qui portons au fond du cœur, au creux des mains,
Les émouvants soleils des sentiments humains,
Nous qui n’avons jamais assez connu la joie
Nous serons le mort noir que l’ombre immense noie,
Nous dormirons les yeux bandés, le front obscur…
L’azur ! avoir aimé si saintement l’azur
Que nos désirs, cherchant leur brûlante compagne
S’inclinaient vers l’Afrique en s’enivrant d’Espagne,
Et mourir, en laissant à d’autres des étés
Je voudrais épuiser sur moi l’éternité…

Ainsi nous serons morts, dans l’ombre et le mystère,
Nous qui savions si bien la beauté de la terre,
Nous dont les chauds regards sur le monde posés
Étaient comme des mains et comme des baisers.

Nous dont le cœur plus lourd qu’un florissant empire
Avait bien aimé Dante et bien compris Shakspeare,
Nous qui, dans la splendeur glorieuse du soir,
Ne pouvant assigner de terme à notre espoir,
A notre ambition joyeuse, âpre, rapide,
A la foule des dieux qu’en nos cœurs nous créons,
Menions notre désir et notre envie avides
Dans le cercle sonore et bleu des Invalides
Jusqu’à ce puits de gloire où dort Napoléon !…