Les Éblouissements/La maison de Sylvie à Chantilly

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Comtesse Mathieu de Noailles ()
Calmann-Lévy, éditeurs (p. 231-232).

LA MAISON DE SYLVIE A CHANTILLY


Après la longue allée où l’Été vert s’élance,
Voici, frappés des flots du rêve et du silence,
La maison, la terrasse et les étangs voisins…
– Ô Sylvie aux yeux noirs, Félice des Ursins,
C’est ici que sur l’herbe ou dans la salle ronde
Vous avez vu passer aussi les jours du monde !
C’est ici que, songeuse ou triste comme nous,
Vous laissiez s’alanguir vos mains sur vos genoux ;
C’est ici que parfois sensible et pathétique
Pour un peu de parfum, de vent ou de musique,
Vous éprouviez ce mal, ce bien, ce chaud, ce froid,
Ce besoin d’échapper à votre corps étroit,
Qu’ont sur toute la terre, au soir, les jeunes femmes…
L’air charmant fut sur vous comme il est sur nos âmes.
Vous eûtes quelquefois, dans ces chemins dolents,
L’ennui divin des jours trop chauds, des soirs trop lents,
Vous alliez, vous veniez, vous repoussiez la porte.
Vous êtes comme moi, quoique vous soyez morte ;

Si vous vouliez venir je vous reconnaîtrais.
Venez, je vous tendrais les bras, je vous dirais,
Rassurant de ma voix vos surprises extrêmes,
Des mots par qui les cœurs, en tout temps, sont les mêmes
Je parlerais du soir, des fleurs et de l’étang,
Du bonheur qui n’est plus, de celui qu’on attend,
Du printanier matin où le vert paysage
Semble appuyer sur nous son confiant visage ;
Des poètes qui font, par leur désir divin,
Notre passage ardent sur la terre, moins vain.
Vous sourirez alors, songeant à Théophile…
– Mais déjà, vers l’ouest, le soir vient sur la ville.
Vous êtes morte ; hélas ! je n’ai pas ce repos.
Un sang de rose pourpre erre autour de mes os ;
Le plaisir, plus semblable aux larmes qu’à la joie,
M’isole de langueur, me recouvre et me noie.
Ce qui n’est plus n’est plus, pour moi comme pour vous.
Tout mon jeune passé fait trembler mes genoux.
Et sous le vert arceau chargé de clématites,
Je songe au temps, Sylvie, où nous étions petites.
– Pourquoi voulais-je voir ta rêveuse maison
Qui m’emplit de soupirs, de peur, de pamoison,
De cette déchirante et perfide espérance
De retrouver enfin les bonheurs de l’enfance !
– Comme vous agissez sur notre cœur, soudain,
Humble terrasse avec des chaises de jardin…