Les Éblouissements/Les eaux de Damas

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Comtesse Mathieu de Noailles ()
Calmann-Lévy, éditeurs (p. 41-43).

LES EAUX DE DAMAS


Que de bonheur perdu loin des plus beaux climats !
Je ne verrai jamais la ville de Damas,
Mais en fermant les yeux, en laissant goutte à goutte
Son image filtrer dans mon âme, j’écoute
Le bruit que fait son eau, si vive, paraît-il…
Un bruit de printemps vert, de mille mois d’avril,
Bruit de sources errant dans le jardin d’Armide,
Bruit d’air, de fifre d’eau, de tambourin liquide,
Bruit argentin, luisant, circulant, blanc et blanc,
Bruit de brise qui glisse et de poisson volant.
Ah ! comme je vous vois, eaux douces, promptes, nettes
Qui giclez, qui tintez, obsédantes sonnettes,
Qui montez dans le fût des fontaines, et puis
Rejaillissez encor, ressautez dans des puits,
Dans des prés, dans des fleurs dont les gosiers halettent…
Ô frais linges courant, glissantes bandelettes,
Peuple d’eau qui jouez et dont on ne peut pas
Arrêter le plaisir, le rire, les ébats,

Les bonds étincelants, pareils aux jeunes branches
Du cerisier de mai fleuri de perles blanches !
Petits sorbets fondant, tressaillant, ondulant
Autour des palmiers chauds et du dôme brûlant,
Qui répandez, jetant au vent vos tarlatanes,
La fraîcheur du melon et des poires crassanes,
La fraîcheur du bambou, de la natte d’osier,
Du pamplemousse empli d’un parfum de rosier,
Eau qui courez, servez, comme une jeune esclave
Qui monte, qui descend, qui parfume et qui lave !
Fraîche Folie avec tous ses grelots d’argent !
Ruisseaux qu’on voit toujours s’irritant et bougeant,
Nouant et dénouant vos petites ceintures,
Vous froissant aux murs blancs, vous piquant aux verdures
– Plus frais que le platane et les cèdres foncés,
Quelle ombre vous donnez, nuages renversés,
Flots nombreux et serrés comme des hirondelles
Qui se groupent, et font de l’ombre avec leurs ailes !…
Ô Beauté d’un pays dont les bras sont tintants
De ces bracelets d’eau, de ces colliers chantants,
Vous que j’eusse si bien contre mon cœur tenue,
Que j’eusse, d’une ardeur avant nous inconnue,
Comblée avidement de soupirs et d’amour,
Pourquoi ne dois-je pas vous rencontrer un jour ?
J’aurais, pour apaiser tant d’amour et de fièvres,
Goûté les ruisseaux clairs qui coulent de vos lèvres,
J’aurais jeté, cherchant la fraîcheur du tombeau,
Mon cœur sous vos filets, sous vos résilles d’eau ;
J’aurais vu fuir cette eau qui court comme des billes,

Qui luit comme des yeux, des roses, des pastilles,
Et les bras étendus, les regards engourdis,
Me sentant devenir moi-même un paradis,
Emplissant le beau ciel de molles cantilènes,
Laissant l’onde envahir mes songes assourdis,
J’aurais fait de ma vie, au chant de ces fontaines,
Un pétale arraché, que des sources entraînent
Vers les azurs secrets et les divins midis…