Les Échos (Adolphe-Basile Routhier)/10
NOS MARTYRS
I
o crux ave
Lorsque le peuple juif, de ses mains exécrées,
Eut cloué Jésus-Christ sur l’arbre de la croix,
Le sang qui ruissela de ses veines sacrées
Communiqua la vie à la sève du bois ;
Et cet arbre céleste, au sommet du Calvaire
Prit racine, et grandit si merveilleusement
Que ses rameaux bénis ombragèrent la terre,
Et montèrent bientôt jusques au firmament.
Et ce gibet devint comme une échelle sainte,
Où descendaient vers nous les anges protecteurs,
Où montaient en chantent vers la céleste enceinte
De l’Église du Christ les pieux serviteurs.
Salut, ô bois sacré ! Salut, arbre de vie !
Que de fois, dans le cours des siècles frémissants,
Les peuples protégés par ton ombre bénie
Levèrent contre toi leurs sabres menaçants !
Que de fois les tyrans dans leurs haines terribles
Ébranlèrent le sol où tu t’enracinais,
Et firent dans tes bras des entailles horribles !
Mai » la sève coulait, et tu reverdissais !
Car le sang des martyrs est la sève féconde
Dont la terre nourrit ton tissu merveilleux !
Et plus le sang des saints ruissela sur le monde,
Plus ton accroissement devint prodigieux !
Partout où l’Évangile a porté la lumière,
Partout où l’étendard de la croix a passé,
Le » peuples ont frémi d’une sourde colère,
Et pour ceux qui croyaient l’échafaud fut dressé !
Des champs de la Judée à la Rome opulente,
Des rivages de l’Inde au Japon montagneux,
De la Gaule barbare à la Grèce savante,
Et jusqu’aux bords lointains peuplés par nos aïeux,
Partout, l’homme enivré de fureur sanguinaire
A levé l’étendard contre le Tout-Puissant,
Et les frères du Christ ont gravi le Calvaire,
Ils ont porté la croix et répandu leur sang !
Ô sang réparateur !
Qu’a planté le Sauveur !
Précieuse semence,
Fécondée en tout lieu,
Gage saint d’espérance,
Ciment de l’alliance
Entre le monde et Dieu !
Fontaine merveilleuse
De l’Éden éternel !
Coupe miraculeuse,
Source sainte et pieuse
Jaillissant jusqu’au ciel !
De nos forêts profondes
Les ténèbres ont fui ;
Car tes urnes fécondes
Ont répandu leurs ondes
Et le soleil a lui !
Au nom de ma patrie,
Salut, sang du martyr,
Nous te devons la vie,
De cette fleur flétrie
II
les missions
France, qu’ils étaient grands tes enfants héroïques,
Dont la parole ardente et les vertus stoïques
Ont évangélisé notre cher Canada !
Quels nobles cœurs battaient dans leurs fières poitrines,
Quand ils venaient du Christ propager les doctrines
Dans ces vastes déserts que leur sang féconda !
Ce qui les attirait sur nos lointains rivages,
Au milieu des grands bois et des tribus sauvages,
Ce n’était pas la soif de l’or ;
Ce n’était pas non plus cette ambition vaine
Qui pousse tant d’esprits vers la grandeur humaine,
Dont ils ont fait leur seul trésor.
Étreignant dans leurs mains la croix, arme terrible,
Ils accouraient, remplis de la force invincible
Que puisent les martyrs dans l’amour et la foi.
Ne voulant rien pour eux, pas même un toit de chaume,
Pour le Christ ils venaient conquérir un royaume
Dans ce grand continent dont Satan était roi.
De l’une à l’autre mer s’étendait son domaine,
Par des enfanta perdus de la famille humaine
Depuis des siècles habité :
Peuples dégénérés, races d’anthropophages,
Érigeant en vertus ces deux vices sauvages :
La vengeance et la cruauté.
Mais le jour se levait, ô vérité sacrée,
Où parmi ses wigwams cette vaste contrée
Allait voir resplendir ton soleil radieux !
Où ces hommes pervers aux guerres feraient trêve,
Et dressant de leurs mains une croix sur la grève
Brûleraient à ses pieds leurs autels et leurs dieux !
Ô fils de Loyola ! Cette arène nouvelle
Où Dieu voulait jeter sa semence immortelle
Était digne de vos grands cœurs !
Jamais de votre sang vous ne fûtes avares :
Vous êtes accourus, et les peuples barbares
Connurent bientôt leurs vainqueurs !
Qui saura raconter la lutte surhumaine
Que ces saints confesseurs de l’Église Romaine,
Seuls contre des milliers, eurent à soutenir ?
De leurs lointains exils qui dira les souffrances,
Leurs travaux de géants, leurs saintes espérances,
Et jusque dans la mort leur foi dans l’avenir ?
Ils sillonnaient gaiment nos sauvages contrées,
Cherchant du Bon Pasteur les brebis égarées
Pour leur annoncer le vrai Dieu ;
Et durant chaque jour de leur pèlerinage
Tous les genres de mort s’offraient à leur courage,
La faim, le froid, le fer, le feu !
Tantôt, dans les déserts errant à l’aventure,
Sans gîtes et sans feu, souvent sans nourriture,
Mangeant pour subsister la mousse des rochers ;
Ici mourant de froid sur des plaines de glace
Où pas un être humain n’avait laissé de trace,
Là tombant sous les traits d’invisibles archers.
Tantôt faits prisonniers par des mains sanguinaires,
Ils se voyaient traînés, pauvres missionnaires,
Vers une mort pleine d’horreur !
Les bourreaux, s’acharnant sur eux avec délices,
Prolongeaient leur martyre avec tous les supplices
Que peut inventer la fureur !
Combien ont expiré dans leurs courses lointaines
En évangélisant des tribus inhumaines !
Garnier, Buteux, Gareau, succombant sans regrets,
Traîtreusement percés de balles meurtrières !
Ménard, mourant en proie à toutes les misères,
Chargé d’infirmités, seul, au fond des forêts !
De Noüe allant périr dans la neige et la glace !
Jogues, qui demandait le martyre pour grâce
Et qui fut deux fois exaucé !
De Brebœuf, Lallemant, mourant dans les tortures !
Et tant d’autres héros, tant de nobles figures
Qui dans notre histoire ont passé !
Ô ma patrie ! Inscris au temple de mémoire
Ces noms victorieux, qui, d’un rayon de gloire,
Couvrent ton origine et dorent ton berceau !
Qu’ils vivent à jamais ! Que tes fils les honorent !
Et que ta poésie et tes beaux-arts décorent
Leurs fronts d’une auréole et d’un lustre nouveau !
III
le martyre[1]
Néophytes du Christ suspendez vos concerts…
Car du fond de l’abîme une clameur immense
S’élève et retentit au milieu des déserts.
Les guerriers iroquois, enivrés de vengeance,
S’avancent, altérés de pillage et de sang,
Et menacent du Christ le royaume naissant…
Ô fils de Loyola ! fuyez de ces rivages,
Car le martyre est là, menaçant devant vous !
Des monstres animés d’un infernal courroux
Vous préparent déjà des tortures sauvages.
Mais non, ne fuyez pas ; car Dieu doit aujourd’hui
Sceller dans votre sang la mystique alliance,
Qu’un peuple nouveau-né, noble fils de la France,
Aux bords du St. Laurent va conclure avec lui.
Aux confins éloignés des forêts séculaires,
Voyez-vous s’agiter ces groupes circulaires
Tournoyant et croisant leurs anneaux enlacés ?
Entendez-vous ces chants, ces clameurs inhumaines,
Et cet hymne barbare où des énergumènes
Entremêlent leurs cris discordante et cassés ?
Des cruels iroquois les vengeances sont prêtes,
Et la danse prélude à leurs sinistres fêtes,
Qui dans des flots de sang vont bientôt s’achever.
Leurs mains à des poteaux ont lié nos prophètes,
Ces messagers de paix qui venaient les sauver,
Et qui pour racheter leurs âmes immortelles,
À l’exemple du Christ, vont maintenant mourir !
La ronde, avec ses chants, soudain vient de finir ;
Et l’on n’entend monter que les voix solennelles
Des généreux martyrs priant pour leurs bourreaux.
Mais tandis que leur bouche exhale des prières,
Tandis qu’avec amour ils baisent leurs poteaux,
Ils sont criblés de coups par des mains meurtrières
Et tombent, en poussant un cri vers le Seigneur !
À ce nom, les bourreaux deviennent plus farouches,
Et, se jetant sur eux, ils arrachent (horreur !)
Les ongles de leurs doigts, les lèvres de leurs bouches,
Ces lèvres qui s’ouvraient pour prier et bénir !
Ils tranchent sur leurs bras des morceaux de chair vive,
Que, palpitants encore, ils mangent sans frémir,
Et dans le sang fumant leur haine se ravive !
Inspirés par l’enfer, ces montres furieux
S’acharnent sans pitié sur des corps sans défense :
Ils déchirent leurs chairs, ils enfoncent leurs yeux,
Et dans l’orbite éteint ranimant la souffrance,
Ils y mêlent au sang des charbons enflammés !
Ils leur font des colliers de leurs haches rougies,
Ils amputent leurs mains et leurs pieds décharnés !
Et jusque dans la nuit prolongeant leurs orgies,
Des cadavres sanglants ils se font des flambeaux !
Mais lorsque ces démons ont assouvi leur haine,
Leurs victimes n’ont plus rien de la forme humaine :
C’est un amas de sang et de chairs en lambeaux !
Éternels ennemis de la foi catholique,
Dites, quand vous avez persécuté, brisé
Des prêtres animés du zèle apostolique ;
Quand vous avez trahi, proscrit, martyrisé
Ces héros vraiment grands, les seuls dignes de gloire,
Dites-moi, croyez-vous avoir votre victoire ?
Insensés ! c’est alors que le Christ est vainqueur !
Tant qu’on meurt pour son nom, il vit, quoi que l’on fasse ;
Et tant qu’il surgira des apôtres de cœur
Qui sauront sans trembler vous regarder en face,
Et qui vous répondront très fermement : « Je crois, »
Dans le monde la foi deviendra plus vivace,
Et vous verrez fleurir l’arbre saint de la Croix !
Persécuter le Christ, c’est le fait du délire :
Que le persécuteur se nomme peuple ou roi,
Le Christ triomphera, surtout par le martyre,
Car c’est l’enfantement merveilleux de la Foi !
Ô drapeaux insultés de l’Église Romaine,
Déployez maintenant vos précieux lambeaux :
Les martyrs sont tombés triomphants dans l’arêne,
Et vous pouvez en paix flotter sur leurs tombeaux !
IV
l’apothéose
La nuit… voici la nuit ; l’ombre a tendu ses voiles,
Et couvre avec horreur le spectacle de mort.
Des nuages blafards roulent sur les étoiles ;
L’Iroquois assouvi forme l’œil et s’endort.
Sous le dôme des bois, dans la nuit solitaire
Pénétrèrent alors de célestes clartés,
Et l’on vit des hauteurs descendre avec mystère
Un essaim d’anges purs par des anges portés ;
Et puis… l’on entendit une harmonie austère,
Des chants mélodieux par l’écho répétés :
« Auprès du Dieu d’amour, frères, dressez des trônes,
Accourez au devant de ce groupe vainqueur !
Chérubins, préparez de brillantes couronnes :
Ils ont bien combattu les combats du Seigneur !
Ils ont aimé le divin Maître ;
Pour le suivre ils ont tout quitté :
Au seuil de son Éternité,
Jésus saura les reconnaître.
Des martyrs de la foi les glorieux tombeaux
D’innombrables croyants deviendront les berceaux !
Pour la rédemption de la Nouvelle-France
Ils ont souffert l’exil, la faim, le fer, le fou !
Et leur martyre annonce aux humains la naissance
D’une fille nouvelle à l’Église de Dieu !
Ils ont conquis un nouveau monde
Sans employer l’or ni le fer ;
Ils en ont chassé Lucifer
Par une parole féconde.
Des martyrs de la foi les glorieux tombeaux
D’innombrables croyants deviendront les berceaux !
Gloire à ceux qui, vouant leur vie au sacrifice,
S’étendent volontiers sur les bras de la croix,
Qui, des douleurs de l’homme épuisant le calice,
Meurent dans les tourments sans élever la voix !
Ils ont remporté la victoire
Sur la mort et sur la douleur,
Et payé leur dette au Seigneur
En donnant leur sang pour sa gloire.
Des martyrs de la foi les glorieux tombeaux
D’innombrables croyants deviendront les berceaux.
Déjà dans tes splendeurs, ô ciel, tu les dérobes !
Il n’est pas de souillure à leurs blancs vêtements.
Dans le sang du martyre ils ont lavé leurs robes,
Et leurs plis lumineux semblent des diamants !
Comme un éclatant météore
Glissant dans les hauteurs des cieux,
Ils s’élèvent tout radieux
Vers Celui que leur cœur adore.
Des martyrs de la foi les glorieux tombeaux
D’innombrables croyants deviendront les berceaux.
Ouvrez, Sion, ouvrez vos portes éternelles !
Légions de martyrs, pontifes, confesseurs,
Venez tous, et chantez des hymnes solennelles,
Répandez sous leurs pas des parfums et des fleurs !
Terre, soleil, que l’homme admire,
Cieux émaillés d’astres en feu,
Célébrez la gloire de Dieu
Et le triomphe du martyre !
Des apôtres du Christ les glorieux tombeaux
D’innombrables croyants deviendront les berceaux !
- ↑ Dans cette description, l’auteur n’a rien inventé, et les détails en sont tirés des Relations des Jésuites, racontant le martyre des P. de Brebœuf et Lallemant. Si la peinture parait réaliste, c’est qu’elle est conforme à la vérité historique.