Les Écrivains/Amour, amour
Il nous faut de l’amour,
N’en fût-il plus au monde. Ludovic Halévy
À part quelques rares exceptions, peu encouragées d’ailleurs, la littérature ne s’élève guère dans la région supérieure des idées, des connaissances expérimentales et des hautes spéculations psychiques. Elle demeure, immuablement, à l’état de divertissement public. Son rôle social est d’amuser les oisifs et les passants, de faire rêver les femmes ; elle ne l’entend pas autrement. Si, parfois, elle tente une incursion timide dans le domaine intellectuel, la critique, chargée de veiller au bon ordre littéraire, pousse des cris d’alarme. Il lui faut de l’amour. Et le public, qui lit et qui achète, répète avec la critique : « Il me faut de l’amour. »
Alors que la science s’efforce de désembroussailler les sources de la vie de toutes les erreurs métaphysiques qui les cachent, mornes ronces, à notre raison ; alors qu’elle conquiert des mondes inexplorés, qu’elle interroge l’infini de l’espace et l’éternité de la matière ; alors qu’elle va cherchant, au fond des mers primitives, la matière primordiale d’où nous sortons, et qu’elle suit son lent développement à travers les millions d’années et les millions de formes, jusqu’à son évolution la plus parfaite, l’homme ; la littérature, elle, en est encore à vagir de pauvres chansons sur deux ou trois sentiments artificiels et conventionnels, qui devraient cependant être bien épuisés, depuis le temps qu’ils servent à nous amuser — car il paraît qu’ils nous amusent.
Elle n’a tiré aucun profit, pour son rajeunissement, des modes magnifiques et nouveaux d’éducation que la science lui apporte, ni des beautés esthétiques nouvelles qui en peuvent surgir. Avec une obstination invincible, elle se refuse à entrer avec elle dans le champ presque illimité, par elle ouvert à toutes les activités mentales et artistes de l’homme. Et elle s’acharne à l’amour, c’est-à-dire à l’unique et palpitante question de savoir si Jean épousera Jeanne, et si Pierrette trompera Pierre, et de quelle façon, et vice versa. Il lui faut de l’amour.
Là-dessus tous les littérateurs sont d’accord, naturalistes, idéalistes, véristes, modernistes et psychologues. Des œuvres comme Germinal, où Zola nous montre le terrible et étrange fantôme de la question sociale, sont rares. Elles sont rares aussi celles qui, comme l’Anna Karénine de Tolstoï et Le Mal du siècle de Nordau, remuent les idées profondes et projettent de puissantes lumières sur l’avenir de l’humanité. Et l’on a bien vite fait de revenir aux alcôves adultères, où l’amour bêle sa complainte éternelle.
Quand on réfléchit une minute, il arrive une chose incroyable et folle. Dans le guignol littéraire, les personnages de romans n’expriment et ne possèdent qu’une préoccupation : aimer. Ils aiment, depuis la première page jusqu’à la dernière, et lorsqu’ils ont fini d’aimer dans un livre, ils recommencent dans un autre. C’est à croire qu’ils ont une anatomie spéciale et inachevée — car, avec une facilité étonnante, ils suppriment tous les autres besoins de la vie physique —, une particulière structure crânienne, car, d’un trait de plume, ils biffent toutes les manifestations de la vie intellectuelle, peu différents de ces crétins des Alpes à l’occiput aplati, au cerveau dépourvu de circonvolutions et de matière grise, à qui, dans la nuit de leur animalité inférieure, il ne reste de vivant et de fonctionnant que l’instinct sexuel.
L’amour a du bon. On lui doit, dans la jeunesse, des heures d’illusion charmante, des croyances vite déçues, et des douleurs aussi, rarement fécondes. De plus, il invite l’homme à des actes anormaux, les uns tragiques, les autres comiques, tous ou presque tous d’une démence significative, dont l’étude est intéressante, mais trop encombrée. Enfin, il continue l’espèce, malgré lui. L’amour est la fois délicieux, extravagant, déshonorant, abêtissant, criminel et reproducteur. Il est donc juste qu’il ait, dans la littérature, la place importante qu’il occupe dans la vie. Mais, dans la vie, il n’y a pas que l’amour. Oserai-je dire qu’il y a beaucoup d’autres choses, sans qu’il y paraisse ?
M. Francis Magnard demandait, l’autre jour, que, après l’histoire éternelle éternellement contée de notre cœur, quelqu’un voulût bien se décider à écrire enfin l’histoire de notre cerveau. Voilà un organe bien négligé. Pourtant ce serait un beau livre à faire, et les matériaux ne manquent pas. « Le monde est étroit, dit Schiller, le cerveau est vaste. » Et Huschke s’écrie : « Le cerveau est le temple de ce qui nous intéresse le plus au monde. Oui, la destinée du genre humain est étroitement liée aux 65 ou 70 pousses de la masse cérébrale, et l’histoire de l’humanité s’y trouve inscrite, comme dans un grand livre, plein d’hiéroglyphes. » Il y a peu de chances, cependant, pour qu’un tel livre soit tenté, de longtemps, dans la littérature, du moins. Les raisons en sont nombreuses et excellentes, en dehors de l’incurable ignorance dont sont atteints les littérateurs modernes. D’abord le sujet manquerait de cette gaîté saine et de cette émotion cordiale, tant recommandées par les critiques qui tournent leurs pouces sur le nombril de M. Renan ; et le livre qui risquerait pareille aventure risquerait fort de ne pas se vendre. Or les livres ne sont faits que pour être vendus ; et l’amour seul se vend chez les éditeurs aussi bien que sur les trottoirs. La littérature est un commerce comme un autre, plus exigeant qu’un autre, en ce sens qu’il se meut dans un cercle de production étroit et restreint aux choses de l’amour. Le public veut de l’amour et ne veut que de l’amour. Les littérateurs sont bien forcés d’en vendre. Ils en vendent en boîte, en sac, en flacon, en bouteille. Ils en vendent de frais, de conservé, de mariné, de fumé. L’étonnant est qu’après en avoir tant vendu, ils en aient encore à vendre, sous quelque forme que ce soit.
Stuart Mill, qui n’était pas un fantaisiste, en sa qualité de logicien, mais qui aimait la musique, comme la seule consolation aux angoisses morales qui l’assaillirent durant une période critique de sa vie, faillit devenir fou à la pensée soudaine que les accords musicaux pouvaient s’épuiser: « L’octave — écrit-il dans ses Mémoires — se compose de tons et de demi-tons, qui ne peuvent former qu’un petit nombre de combinaisons, dont quelques-unes seulement sont belles. La plupart ont déjà été inventées. Il pourrait donc arriver que l’humanité ne vît plus naître un second Mozart. » Cette crainte l’amena au seuil du suicide.
Nous n’avons pas à redouter une catastrophe semblable en ce qui concerne l’amour. Les tons et demi-tons de son octave ont depuis longtemps épuisé leurs combinaisons ; et l’humanité voit, tous les jours, naître des romanciers qui recommencent, sans jamais nous fatiguer, les combinaisons littéraires de leurs aînés. D’ailleurs, il ferait beau voir qu’ils voulussent imposer au public une autre marchandise dont celui-ci n’aurait ni l’habitude, ni l’emploi. Nous avons déjà assisté à une révolution terrible et qui faillit mal tourner pour les littérateurs. Autrefois, l’amour était, dans les œuvres dites “d’imagination”, l’exclusif privilège des hautes classes. Il fallait être au moins baron et vicomtesse pour avoir droit à l’amour des romanciers. Qu’une blanchisseuse, par exemple, et un menuisier pussent s’aimer, cela ne se concevait pas. On savait bien qu’ils faisaient des enfants, mais c’était, sans doute, un effet du hasard et non un résultat de l’amour.
Quelques écrivains hardis et brutaux, rompant tout à coup avec la tradition des amours élégantes et titrées, imaginèrent d’introduire dans leurs romans des blanchisseuses, des menuisiers, et de les faire s’aimer comme s’ils étaient des marquises ou des ducs. C’était une prétention insoutenable et malhonnête. Aussi le scandale fut-il énorme. On protesta au nom du bon goût, de la morale et de la vérité. Les critiques décidèrent que c’était la fin du monde. Mais les écrivains novateurs tinrent bon. Ils déclarèrent, en de mémorables préfaces, où il était question de déterminisme, d’enquête sociale, de sciences naturelles, que non seulement ils continueraient à faire s’aimer menuisiers et blanchisseuses, mais que, si on leur cherchait noise, ils les feraient penser ! Devant cette menace, le scandale s’apaisa peu à peu, et l’on se dit, après tout, que, si improbable que fût l’amour d’une blanchisseuse, c’était encore de l’amour et que cela valait mieux que rien.
Aujourd’hui les critiques ont fini de lutter. Ils acceptent le mouvement, c’est-à-dire qu’ils s’en désintéressent d’une façon absolue, qu’ils ne s’occupent plus que de dîner en ville et de se pousser les uns les autres aux honneurs et aux succès. M. Jules Lemaitre célèbre M. Anatole France ; M. Anatole France célèbre M. Jules Lemaitre, et, dans la Revue des deux mondes, le tendre M. Brunetière, parlant de Voltaire et de M. Faguet, nous montre un tout petit Voltaire et un très grand Faguet. Il va sans dire que M. Faguet rend à M. Brunetière sa politesse. Cela n’en finit plus et nous vaut des volumes presque aussi nombreux que les romans d’amour, où l’on voit, non sans émotion, les critiques se tresser de réciproques couronnes et parler de leur génie avec de touchantes piétés. Entre-temps, ils renaissent. Il est vrai qu’ils tolèrent encore à côté d’eux trois écrivains, non point à cause de leur talent indiscuté et de la beauté de leurs œuvres, mais parce que les deux premiers sont priés chaque jour à des tables recherchées, et que le troisième est marin. Cela les étonne et ils admirent.
Tel est l’état actuel de la littérature. Il n’y a pas d’indice pour qu’il change, de longtemps. Nous sommes encore condamnés à de longs adultères et à d’innombrables : « Dis-moi que tu m’aimes. » Et la plume qui doit écrire le livre rêvé par M. Magnard, le livre qui contiendrait l’histoire contemporaine et toute neuve de nos idées, et non plus l’éternel recommencement de nos sentimentalités vieillottes, n’est pas près d’être forgée.
Pourtant, le moment serait favorable à l’éclosion d’une telle œuvre. Nous sommes à une période historique, et probablement à la veille de grandes transformations. Il n’est pas besoin d’être un esprit profond pour comprendre que des événements se préparent, plus considérables qu’aucun de ceux qui se sont accomplis dans le passé. Les multiples découvertes de la science, le résultat des enquêtes biologiques, anthropologiques, astronomiques, qui restituent à la matière les phénomènes que nous avons l’habitude d’attribuer à une force supra-naturelle, leur application au bien-être de l’humanité rendent l’heure que nous vivons particulièrement troublante. Les institutions politiques, économiques et sociales, toutes d’oppression et de mensonge, qui régissent les peuples, ne correspondent plus à nos besoins ni aux idées qui éveillent en nous un rêve de justice, de liberté et de bonheur. Nous oscillons entre un passé auquel nous ne croyons plus et un avenir encore incertain et mal défini, qui nous effraie et nous attire en même temps. Il en résulte un malaise général, qui se traduit chez les uns par la résistance décuplée aux dépossessions fatales, chez les autres par l’impatience de précipiter le mouvement vers des formes de vie plus rationnelles, plus scientifiques.
En réalité, nous ne sommes qu’au seuil de la civilisation. Si nous comparons la durée relativement courte du développement de la civilisation à celle des temps préhistoriques ; si, comme le remarque le grand Büchner, nous observons qu’une portion restreinte du globe se prépare à ce développement ; si nous songeons que la vitesse du progrès s’accroît au fur et à mesure de sa continuité ; si nous ne perdons pas de vue qu’au milieu de notre vie raffinée, subsistent encore, en nombre considérable, les impulsions et les instincts grossiers de notre passé barbare, et que le struggle for life, dont le caractère sauvage s’est transmis des animaux à nous, fait rage, toujours, parmi les hommes ; alors nous reconnaîtrons que nous sommes à l’aurore de la civilisation et que nous n’avons parcouru qu’une petite partie du chemin de lumière ouvert devant nous. Nous nous croyons des décadents et nous ne sommes qu’une façon de sauvages. Un savant russe, le professeur W. Betz, je crois, en étudiant ce qu’il faut de fibres nerveuses et de cellules nerveuses pour l’élaboration d’une idée, a trouvé, dans le cerveau humain, une quantité prodigieuse de places vides, de steppes immenses peu utilisées, qui attendent pour se remplir et se fertiliser, l’ondée bienfaisante du Progrès et de l’Évolution.
Si la littérature est restée en arrière des sciences, dans la marche ascensionnelle vers la conquête de l’idée, c’est que, plus avide de succès immédiats et d’argent, elle a davantage incarné les préjugés, les routines, les vices, l’ignorance du public qui veut qu’on le berce et qu’on le berne avec des histoires de l’autre monde.
Octave Mirbeau, Le Figaro, 25 juillet 1890