Les Écrivains/Hymne à la presse

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E. Flammarion (Deuxième sériep. 269-277).


HYMNE À LA PRESSE


Je veux exprimer ici tout mon plaisir de rentrer dans le rang. Je croyais bien que c’était fini de moi et que, plus jamais, plus jamais, il ne me serait permis d’écrire dans un journal ce que je pense sur les hommes et sur les choses de mon temps. Et j’en étais réduit à souhaiter que revinssent les époques plus douces, plus tolérantes de la tyrannie politique et de l’inquisition religieuse, puisque, sous un régime de libre discussion, il est formellement interdit à des hommes libres d’exercer un droit que les lois consacrent il est vrai, mais que les mœurs, plus fortes que les lois, abolissent.

C’est que tous les journaux, si divisés pour servir, je ne dis pas des causes, mais des intérêts privés différents et des ambitions ennemies, ne font plus qu’un seul journal, lorsqu’il s’agit les partis : la routine, la médiocrité, l’injustice et le mensonge.

Si gendelettre que je sois, je n’allais tout de même pas jusqu’à m’imaginer que l’univers fût en deuil de mon silence, et que je manquais au bonheur du peuple et des peuples. Mais j’étais très humilié.

Humilié ?… Ou bien orgueilleux ?… Ma foi, je ne le sais plus bien.

Ce que je sais, c’est que, pour ne pas trop m’attendrir sur moi-même, je goûtais des joies amères à me répéter souvent que je n’étais pas le seul ainsi, qu’il y avait bien d’autres voix que la mienne, et plus chères, parmi toutes « les voix qui se sont tues ». Mais cela ne me consolait pas.

Cela ne me consolait pas, car les mois passaient et passaient les années, des journaux mouraient, d’autres naissaient qui mouraient encore et M. François de Nion continuait d’exalter les penseurs, M. Maizeroy les guerriers et les amants, M. Abel Bonnard le vague à l’âme des dames riches ; et M. Fernand Nozière, « délicieux écrivain », dont Mme Liane de Pougy célébra récemment les diverses vertus, en des vers d’un lyrisme un peu familier, mais touchant, continuait de communier imperturbablement, ici et là, sous les espèces littéraires de Voltaire, de Laclos, de Renan, d’Anatole France et du devin Andréa de Nerciat… Ah ! comme je les enviais !

J’en étais resté à la dernière entrevue que j’eus avec le directeur d’un grand journal républicain.

Ce directeur — ne le désignons pas autrement — est un homme admirable. Il me le fit bien voir tout de suite. Je l’aime, car je lui dois de savoir un peu plus exactement aujourd’hui ce que c’est que l’idéal d’un berger des consciences et d’un éducateur des foules.

— Je voulais, me dit-il, que vous fissiez des articles, chez moi. Mais j’ai reconnu que c’était impossible. Il ne faut vous en prendre qu’à vous-même… Vous êtes un mauvais esprit… et…

Étant d’un naturel aimable et ne voulant contrister personne, quand il n’y a pas un intérêt direct, il hésitait à en dire davantage… Je l’encourageai du mieux que je pus.

— Et… un esprit… excusez-moi… très dangereux, acheva-t-il, en atténuant par une voix amicale la dureté de son jugement.

Ce n’était pas la première fois que j’entendais ce reproche. Je ne m’étonnai point et répliquai avec une bonne grâce souriante et un peu lasse :

— Mauvais, soit !… Mais dangereux ?… Voyons, monsieur… dangereux à quoi ?… à qui ?… À soi-même tout au plus… Ah ! pauvre de moi ! Vous me faites, je vous assure, beaucoup d’honneur, beaucoup trop…

— Vous voyez bien ! soupira-t-il. Vous n’en avez même pas conscience.

Il eut un geste découragé, en harmonie avec le découragement qu’exprimait son visage… Et il professa :

— Vous ne respectez rien… Je veux dire rien de ce qui est respectable… Les hommes arrivés… les hommes en place… les hommes d’argent… les hommes d’esprit… Les hommes d’esprit ! Songez donc !… Tout ce qui nous reste d’un passé charmant et joyeux… Et les choses établies, les Académies, les Écoles des Beaux-Arts, les Palais de justice et les maisons de bienfaisance… les doctrines économiques de M. Leroy-Beaulieu… que sais-je… les théâtres… qu’en faites-vous ?… Et toutes ces institutions politiques et administratives que nous devons à Louis XIV, à Napoléon, et qui font la gloire persistante de notre République radicale-socialiste, qu’est-ce que c’est pour vous ?… Rien… Mais oui, rien… Moins que rien… Or, chez moi, monsieur, je veux qu’on respecte tout, tout… tout ce qui est consacré par la critique, par la mode, par la réclame, par n’importe quoi. Et je veux qu’on s’incline, une fois pour toutes, devant le pouvoir, en quelques mains qu’il passe et repasse ; devant la richesse, peu importe la façon dont on l’a conquise et dont on en use… devant le succès… Ah ! le succès, surtout !… Quelle belle chose ! Le succès sait ce qu’il fait, et à qui il s’adresse… Il ne se trompe jamais… Et tenez… j’ai horreur de ce que vous appelez les idées… Pas d’idées chez moi !… Vous avez dû voir en entrant, l’inscription que j’ai clouée moi-même, au-dessus de la porte de mon bureau… « Prière aux idées de laisser ici toute espérance. » Excellente rédaction ! Ah ! monsieur, les idées ne servent qu’à pervertir les gens, ou bien à les ennuyer. Elles sont très nuisibles à l’abonnement. Chez moi, je veux que les gens s’amusent… En s’amusant, ils acquièrent de la vertu.

Il prit sur la table le numéro de son journal, paru le matin même, et il m’en montra la première page.

Elle était couverte d’illustrations impressionnantes ; portraits d’assassins, de satyres, de juges, d’empoisonneuses et de policiers… de têtes coupées, de crânes en bouillie, de ventres ouverts et fouillés, de cadavres étronçonnés. En lettres grasses, pleines, à qui pourtant il manquait cette terreur qu’elles fussent imprimées en rouge, flamboyaient des titres, des sur-titres, des sous-titres, des inter-titres et des extra-titres, d’où les mots : sang ; meurtre, étranglement ; viol, couteau, s’élançaient et vous sautaient à la gorge. Au milieu de la page, très noires sur un fond de soleil irradiant, des guillotines, des guillotines…

— Regardez ce numéro, admira l’admirable directeur… Un de mes meilleurs assurément… Ah ! ils ne sont pas tous aussi réussis !… Je suis si mal secondé par mes collaborateurs, et même par les événements… Oui, oui… je sais bien… Quand je manque de crimes sensationnels, j’en invente… mais ça ne vaut pas la nature… Quand je manque d’imagination, j’en reprends parmi les meilleurs du répertoire… mais ça ne vaut pas l’actualité… Ah ! j’ai souvent bien de la peine !… Excellent numéro, vraiment !

Il sourit, se pencha sur moi et pianotant sur mes genoux :

— Excellente affaire aussi… Une affaire d’or, me confia-t-il d’une voix un peu plus basse… Entre nous, n’est-ce pas ?… Au courrier de ce matin, mon administrateur a compté quatre cents abonnements d’apaches… Exactement quatre cent trois. C’est un chiffre !… Dame !… Écoutez donc !…

Il consentit à m’expliquer, qu’il se préoccupait beaucoup de « donner plus d’ampleur » — peut-être voulait-il dire « plus d’amplitude », à ce mouvement « très, très intéressant ».

— Je rêve d’instituer des records mondiaux, des coupes nationales et internationales, toutes sortes de primes et de prix, pour assassinats, viols, agressions nocturnes et diurnes… des bourses de voyage, pour cambriolages lointains…

Se mettant à rire, d’un rire retentissant et très gai, il cria :

— La bourse de voyage ou la vie ! Hein ?… Quoi ?… C’est assez drôle…

Mais, redevenu tout de suite homme d’affaires, il poursuivit plus posément :

— Voyez-vous… Pour un journal moderne… Il n’y a plus que ça… Ça et le théâtre… C’est, d’ailleurs, la même chose… à cette nuance près que si le crime amuse… le théâtre instruit… Instruire en amusant telle est ma devise.

Il tourna une page de son journal, discourut longuement sur l’ordonnance méthodique, rationnelle, des dix-huit colonnes, textes et dessins, consacrées aux faits et gestes du théâtre.

— Le théâtre va bien… approuva-t-il. Il n’y a pas à dire, il va très bien… Il progresse tous les jours… Ce Gavault ? Quel délicieux écrivain !… Et quel délice que cette Petite Chocolatière !… Mais on peut rêver mieux encore… On peut rêver d’enchocolater tous les théâtres de Paris du chocolat de cette petite chocolatière… Et je m’emploie à… à… comment dites-vous ça, dans votre langue de poète ?… à… concréter ce rêve… Il s’en faut de peu, d’ailleurs… Il s’en faut de rien… Quelques raseurs à décourager… et ça y est… J’étudie, en ce moment, un projet… un vaste projet de concours hebdomadaires, où, avec l’approbation des directeurs, avec l’aide de la critique, avec l’Académie française comme jury, je couronnerais, chaque semaine, ou seulement au fur et à mesure des besoins, la meilleure pièce de théâtre… Et par la meilleure pièce… ah !… ah !… vous savez ce que je veux dire… Voilà comment je travaille, moi !

Je vis que cet homme était heureux et, à ce moment, attendri. Véritablement, il me voulait du bien.

— Voyons !… voyons !… Si le cœur vous en dit… j’ouvre ce champ, ce champ immense à votre activité… Réfléchissez et revenez me voir… Ça ne vous sourit pas ?… Oui, je sais, on regimbe d’abord… Et puis, l’on s’y fait… Les enfants, les femmes, les passions, les loyers… il faut bien vivre… Et vous verrez, plus tard, comme vous me remercierez de vous avoir arraché aux amertumes de la littérature, aux désillusions de l’art !…

Durant plusieurs mois, je demeurai, comme accablé, sous le lourd souvenir de cette entrevue. Et mes nuits furent hantées de cauchemars. Dans mon sommeil, je ne voyais plus qu’une feuille de papier, immense et très blanche, où, comme sur l’écran d’un gigantesque cinématographe, dressé sur le monde, passait et repassait sans cesse.

Et, brusquement, voici que Paris-Journal me fait la surprise joyeuse de m’ouvrir, toutes grandes, ses portes, non seulement à moi, mais à cette petite amie que j’emmène partout avec moi : ma liberté.

Dois-je dire que nous nous sentons, elle et moi, rajeunis et comme délivrés ?

Liberté, liberté chérie, je crois que nous allons nous amuser un peu, car il me semble bien que ne sont point taries les sources de nos enthousiasmes et de nos dégoûts…


1910.