Les Écrivains/Potins
POTINS
Il nous faut revenir sur le cas de Félix Fénéon.
On ne vient pas arracher violemment un homme à la vie ; on ne jette pas le deuil dans sa maison ; on ne le réduit pas à la misère, en lui prenant son gagne-pain sur quoi subsistent aussi trois innocentes créatures, élues de sa tendresse ; cet homme d’apparence tranquille, d’esprit élevé, de culture rare, on ne le traîne pas, entre deux gardes, des cellules infâmes de Mazas aux sinistres antichambres des juges d’instruction ; on ne le soumet pas, comme un voleur et comme un assassin, aux dégradantes mensurations du service anthropométrique, le conseil de revision des bagnes ; de son corps, dévêtu par les lourdes mains des gendarmes, on ne fait pas un objet d’expériences pour les manipulations et les calculs d’un criminaliste officiel ; on ne se livre pas enfin à toute cette série de violations humaines, sans qu’il y ait à cela des raisons supérieures, un droit immédiat d’intérêt public et de défense sociale. Le crime de Fénéon doit donc être bien avéré, bien défini et horrible.
Quel est le crime de Fénéon ? Qui ou quoi menace-t-il ? Quels effroyables dangers va donc amener sa seule présence parmi les êtres vivants, quels cataclysmes ? En quoi ce charmant et trop modeste écrivain, ce précieux artiste, cet ami fidèle, ce spectateur curieux des comédies de la vie, est-il un trouble, un empêchement à la digestion de M. Rouvier, à l’honneur de M. Cornelius Herz, à la manie légiférante et dénonciatrice de M. Joseph Reinach, à tous les prestiges sacrés de la République et aux prébendes qui en découlent ?
Il faudrait le savoir.
M. Félix Fénéon a une famille qui pleure, des amis qui se désolent de son absence. Il me semble que cette famille et ces amis ont le droit de savoir pourquoi, tout à coup, on le sépare d’eux ; pourquoi on les condamne, celle-ci à perdre son seul soutien, ceux-là à douter peut-être de leur ami. Car la justice a toujours d’étranges et profondes racines dans les âmes. En dépit des nombreuses atteintes qui ont terni son prestige, nous ne pouvons pas admettre facilement qu’elle torture quelqu’un, pour le plaisir, et qu’elle se fasse un jeu de la douleur des autres. Nous voulons croire qu’elle se dresse, avec son grand nom et son grand symbole, comme une digue d’honneur et de paix, contre les envahissements mauvais et les mauvaises œuvres de la politique. Pour expliquer de pareilles rigueurs, pour justifier de semblables attentats à la liberté et à l’honneur d’un citoyen, il faut donc qu’elle ait recueilli non seulement de graves soupçons, mais d’indéniables certitudes, et qu’elle les ait recueillis à des sources pures.
Or, nous ne savons rien, on ne veut rien nous dire, on ne peut rien nous dire. Devant les interrogations anxieuses des amis, devant cet inexprimable martyre de la mère, la police est muette, la justice est muette. La police a accompli son œuvre de ténèbres, et elle s’en lave les mains ; la justice informe. Elle informe sur des bavardages de nouvellistes et des délations de concierges, repoussant le témoignage de ceux-là qui ont vécu avec le prisonnier, qui connaissent le fond de son âme, et se portent garants de son innocence. Et, pendant ce temps, un homme est là, à qui l’on a tout pris ; un homme est là, entre quatre murs, plus pesants à son crâne que les quatre cloisons d’une bière ; un homme est là, ignorant ce qu’on veut de lui, ce qui l’attend au-delà des murs, et qui, pour reposer sa vue de l’affreuse suggestion de malheur qui suinte des pierres de la geôle, n’a que le visage indifférent de ses gardiens et l’œil du juge. Or, celui qui a vu l’œil du juge, a vu le fond de la désespérance humaine.
Il y a des choses qu’il ne faut point oublier et que nous devons redire, sans cesse, afin qu’elles pénètrent bien dans l’esprit des gens qui croient encore à la justice, et qui croient aussi à l’infamie de ceux qu’elle a marqués de son sceau. Lorsque M. Laurent Tailhade, foudroyé par la bombe, sanglant, le crâne fendu, la chair déchirée par la mitraille, râlait sur le plancher du restaurant Foyot, la justice accourut, qui, interrompant le pansement, fit subir au blessé le supplice d’un interrogatoire en règle. Au nom seul de M. Laurent Tailhade, dont elle ignorait que c’était un des plus beaux poètes de notre temps, et qu’elle ne connaissait que comme l’anarchiste qu’il n’est pas, elle avait, avec son flair coutumier, flairé en lui le criminel. Durant ces minutes de sauvage imbécillité, elle l’accusa d’avoir allumé cette bombe, et de s’être, par surcroît, « assis dedans ».
J’imagine que la méprise, en ce qui regarde Fénéon, vaut celle-là, à quelques blessures près.
Fénéon est-il anarchiste ? Je n’en sais rien et ne veux pas le savoir. Et nul n’a le droit de le lui demander, puisque, par l’écrit, par la parole, par le fait, il n’a montré aucune préférence politique et ne s’est livré à aucune œuvre de propagande. Employé scrupuleux et ponctuel, il remplissait son devoir, et ne manifestait aucune opinion — inconstitutionnelle ou autre — devant ses collègues : tous sont là pour en témoigner. Écrivain, il se confinait, par dilection, dans les questions d’art et de littérature, les seules où il ait montré quelque passion, atténuée de quelque ironie. Ses amitiés étaient, toutes exclusivement, parmi les jeunes poètes et les peintres aux tendances différentes. Certes, il devait s’être fait sur la société, des conceptions particulières d’une aristocratique et libre philosophie, comme il en avait sur la littérature et sur l’art. C’était son droit, il me semble. Cela ne regarde personne, et le procureur général lui-même n’a pas à en connaître, puisqu’elles ne sont imprimées nulle part. Même, dans ce temps, où l’on est décidé à violer toutes les pudeurs ; à répudier toutes les générosités, à effacer de notre vie sociale les nobles coutumes que nous avions héritées des ancêtres jusqu’à faire un crime de cet admirable droit d’asile, resté intact et respecté des brutes humaines aux époques les plus farouches et les plus sanguinaires de l’histoire, comment frapper d’une peine quelconque la pensée qui ne s’exprime pas ?
Alors que reproche-t-on à Fénéon ?
Le jour qu’il fut question d’expulser de France Alexandre Cohen, lequel déplaisait lui aussi, à son concierge, M. Émile Zola, cédant aux sollicitations de quelques amis alla trouver M. Raynal. Il lui a demandé les raisons qui le déterminaient à un pareil acte de violence. M. Raynal n’en avait pas. Il balbutia quelques vagues potins. Poussé par M. Zola qui ne cessait de lui répéter : « Donnez-moi une raison, n’importe laquelle, et je m’en contenterai », M. Raynal, très embarrassé, finit par dire : « Il paraît que c’est un espion allemand. »
Lorsque l’on n’a rien à dire de quelqu’un, arrêté par erreur ou par simple dilettantisme, on l’accuse d’être un espion. C’est vague, c’est souverain sur l’esprit des foules et cela contente tout le monde.
On a essayé de ce moyen classique contre Fénéon. Il n’a pas réussi, pas plus que les autres. Si, comme l’insinuaient les notes policières, Fénéon avait, depuis 1884, vendu nos secrets militaires aux Allemands, il est probable qu’il serait un peu plus riche qu’il ne l’est. Mais ce genre de plaisanterie a un mérite incontestable : il permet de garder plus longtemps, en prison, un prisonnier dont on ne sait que faire et qu’on n’ose plus relâcher, par crainte des moqueries de ceux-ci, des indignations de ceux-là. La police a de la pudeur et elle craint le ridicule. À cause de la nature essentiellement vague de ces sortes d’accusations, à cause des difficultés et des lenteurs qu’entraînent, en général, de pareilles instructions judiciaires, elle est toujours bien venue à dire : « Nous sommes sur une piste… nous tenons la vraie piste… », jusqu’au jour où, après avoir tout essayé, tout tenté, tout retourné, elle est bien obligée d’ouvrir, à la victime, les portes de la prison… Oh par pure délicatesse, et faute de preuves sérieuses…
Qu’on relâche Fénéon, ou bien qu’on précise son crime. Qu’on nous dise ce qu’il a fait sauter, ce qu’il a tué, ce qu’il a vendu.
En voilà assez de ces potins.