Les Écrivains/Propos belges

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Les ÉcrivainsE. Flammarionpremière série (p. 185-192).

L’article que j’ai publié, ici même, sur Maurice Maeterlinck, m’a valu beaucoup de lettres, et aussi beaucoup d’articles dans les petits journaux et les petites revues. Il y en a eu de tous les genres. La vérité m’oblige à dire que ma modeste personne n’y était pour rien, que le grand et mystérieux talent de M. Maeterlinck en faisait tous les frais. Je n’aurais pas imaginé, surtout en ce temps vilain, où la curiosité publique semble courir vers d’autres émotions, que la littérature passionnât encore autant les esprits. Et cette surprise de voir tant de gens, si différents, s’intéresser à un art si haut et si noble, m’a causé une vive joie. Pourtant, quelques-unes de ces lettres et quelques-uns de ces articles n’ont pas été sans me troubler profondément. On m’y reproche, avec une courtoisie amère, qui ne dissimule pas assez, peutêtre, l’impatient amour de la réclame dont sont atteints la plupart de nos chers rêveurs et de nos plus admirables résignés, on me reproche d’avoir, pour en faire l’éloge, choisi un poète belge, alors qu’il en existe en France tant de jeunes et de si merveilleux — dont on ne dit jamais rien.

C’est d’autant plus inconcevable et scandaleux à moi que j’aurais dû savoir ce que tout le monde sait, ce que L’Indépendance belge sait mieux que personne, c’est-à-dire qu’il n’y a pas de poètes en Belgique, qu’il n’y a rien en Belgique, et même que la Belgique n’existe pas. Il paraît que j’ai été dupe de grossiers mirages géographiques, et que j’ai pris des ombres mortes, des apparences évanouies, pour des réalités vivantes. La Belgique ne trompe plus personne aujourd’hui. La Belgique — cela est prouvé de toutes les manières — n’est qu’une plaisanterie inventée, un jour de festin, par M. Camille Lemonnier :une mauvaise plaisanterie, comme on voit. Incorrigible et paroxyste gobeur que je suis, j’ai donc été, une fois de plus, mystifié, et de la bonne façon. Voilà un panneau dans lequel ne donneraient pas M. Jules Lemaitre et M. Bérardi. Oh ! comme on a dû se divertir de ma crédulité ! Mon cas est humiliant, je l’avoue, et j’avoue que j’en ai ressenti un peu de honte et beaucoup de dépit.

D’autres, moins catégoriques et plus judicieux, et pareillement ironiques — et ce sont des jeunes encore : les jeunes sont terribles — pensent que la Belgique pourrait exister, à la rigueur, mais qu’elle aurait le plus grand tort de se vanter de sa problématique existence, attendu qu’il n’y a là, vraiment, rien de bien beau. Au dire de ces derniers, qui sont de fort savantes gens, les Belges, si tant est qu’ils existent, au sens strictement biologique du mot, ne seraient, à proprement parler, qu’une variété de singes. Ce n’est pas ce qu’on appelle une nation, c’est tout au plus une espèce zoologique, assez curieuse en soi, totalement dépourvue de conscience et de responsabilité morale, et douée du dangereux instinct de l’imitation. Les Belges imitent ce que nous autres, Français, qui avons tout inventé, faisons ou rêvons de faire. Non seulement ils imitent, mais ils contrefont, non seulement ils contrefont, mais ils pré-contrefont. Ils font, si j’ose m’exprimer ainsi, de la contrefaçon préventive. C’est par là que ces animaux — les Belges me pardonnent ce terme scientifique — se montrent réels et redoutables, en tant que singes, et parfaitement irréels et redoutables, en tant qu’hommes.

Aussi, à propos de La Princesse Maleine, qu’avais-je besoin de crier au chef-d’œuvre ? Sans doute La Princesse Maleine est un chef-d’œuvre. Mais pourquoi est-elle un chef-d’œuvre, cette fâcheuse Princesse Maleine, qui semble, au premier abord, nous arriver de Belgique, de cette Belgique idéale qui n’existe probablement pas ? Parce que cinquante jeunes, cent jeunes, tous les jeunes, se disposaient à la concevoir, quand M. Maurice Maeterlinck eut l’étrange audace de la publier. Avec ces façons-là, qui sont façons belges ordinaires, il n’est plus de littérature possible. Et mieux vaudrait vendre des saumures, surtout si des écrivain français, impolitiques ou mal intentionnés, se mettent à soutenir cet insoutenable paradoxe qu’il existe sur le globe terrestre une Belgique, dans cette Belgique des Belges, et parmi ces Belges, des poètes, et des poètes de talent… Où donc avais-je la tête quand me vint cette lubie ?

Donc je ne demanderais pas mieux que de faire amende honorable et, pour rentrer en grâce auprès des jeunes de mon pays, je serais assez décidé à biffer, publiquement, d’un trait de plume — qu’est-ce que cela me coûterait ? — et la Belgique et les Belges. La chose est facile. Mais — telle est la tournure inquiète de mon esprit — j’y ai quelques scrupules. Au fond du révolté que je suis, il y a un réactionnaire timide qui sommeille. Je ne puis pas oublier, tout à fait, ce que j’ai appris autrefois, ce que j’ai vu, ce qui m’a ému, ce qui m’a charmé. Bruxelles, Anvers, Bruges, Liège, Gand, toutes ces merveilles où dort tout un passé de gloire, où rayonne encore l’âme éternelle et protectrice de tant de génies : les Van Eyck, les Rubens, les Van Dyck, etc., comment admettre que tout cela n’est qu’un rêve ou qu’une blague de M. Camille Lemonnier ? Comment admettre aussi que les Belges, si hospitaliers, si passionnés d’art, les premiers toujours à bravement accueillir nos œuvres libres, à les défendre contre les routines de la critique asservie ou indifférente, les premiers à les arracher de l’ombre où, chez nous, tout conspire, tout s’acharne à les ensevelir, les premiers à les acclamer, à les réaliser dans leur forme vivante, comment admettre que ces Belges ne sont que des singes, ou qu’ils ne sont pas ?

Que diraient M. Cladel, M. Émile Bergerat, M. Chabrier, M. Reyer ? Que diraient tous les refusés du théâtre, des librairies, des expositions officielles, tous les pas-de-chance qui ont trouvé là, pour leurs œuvres méprisées de nous, insultées par nous, un asile fraternel et sûr ? Que dirait l’ombre de Villiers, que nous avons laissé mourir de faim, et qui put entrevoir, aux dernières années de sa vie, en cette vaine Belgique, où l’on entoura de respect sa douloureuse pauvreté, ce qu’aurait été la gloire due à son exceptionnel génie, par nous méconnu ou nié ? Que dirait M. Stéphane Mallarmé qui, hier encore, faisait entendre son éloquente et si fidèle parole à ces Belges qui, non seulement ne ricanaient pas, mais le comprenaient, ravis de la noblesse de ce haut et rare et exquis esprit, tant de foi raillé par les plaisantins de la chronique, incapables de concevoir qu’il y ait tant d’art dans un cerveau, tant de simplicité dans une âme ? Où donc a-t-on mieux fêté qu’en Belgique les inimitables œuvres de ces êtres de luxe, Huysmans, le fastueux et dégoûté chercheur des au-delà ; Verlaine, le douloureux vagabond de la pitié humaine ; Laforgue, qui sut faire battre dans ses phrases, le songe ailé des âmes invisibles et donner aux mots ce murmure et ce frisson des choses que seuls entendent, que seuls sentent les précoces élus de la mort ?

Et si la Belgique, au contraire, était la terre unique où ceux-là d’entre nous, abreuvés d’amertumes, écœurés d’injustices, lassés des luttes stériles et sans espoir, ont eu cette joie si délicieuse et si grave de se sentir enfin compris, de se sentir enfin aimés ? C’est que je me souviens de Villiers, lorsqu’il revint de son dernier voyage en Belgique. Il était tout transfiguré. Lui, connu chez lui de quelques amis et de quelques artistes seulement, il s’étonnait, avec cette outrance naïve qui le rendait si touchant, d’avoir rencontré, là-bas, tant de gens familiers avec son œuvre. Il fallait entendre raconter les incidents de cette promenade triomphale, les honneurs amicaux qui lui avaient été rendus, les marques de déférence qui s’attachaient, partout, à sa pauvre personne, jusqu’alors et si durement sevré des caresses de la gloire, des douceurs mêmes de la louange. Cela lui avait redonné confiance. Il faisait des projets, des projets qu’il expliquait avec de grands gestes d’enfant. Et ce souvenir qui fut, dans sa vie toute pleine de rêves avortés, comme une courte halte de bonheur, l’accompagna jusqu’à la mort.

Ces souvenirs du passé, et ces souvenirs d’hier, me gênent pour dire tout le mal que pensent de la Belgique certains jeunes, affamés de réclame, et qui s’imaginent qu’on les vole quand on parle d’autres écrivains qu’eux. Parler d’un Belge, c’est-à-dire de quelqu’un qui se sert de la même langue qu’eux, dont les livres peuvent s’étaler aux mêmes devantures à côté des leurs, n’est-ce pas une odieuse trahison ? Et puis, quand je n’aurai pour me défendre contre cette tentation, qui ne me tente pas d’ailleurs, que la reconnaissance intellectuelle que je dois à M. Maurice Maeterlinck, cela suffirait à arrête ma plume. En citant, l’autre jour, quelques extraits admirables des Serres chaudes et de La Princesse Maleine, je n’avais pas lu Les Aveugles qui viennent de paraître récemment. Et ces Aveugles, ces merveilleux Aveugles, ont encore fortifié mon enthousiasme pour ce jeune poète, qui est véritablement le poète de ce temps qui m’a révélé le plus de choses de l’âme, et en qui s’incarnent, le plus puissamment, le génie de sentir la douleur humaine, et l’art de la rendre dans son infinie beauté triste et de tendre pitié.

Et puis, et puis, il y a autre chose.

Les jeunes — certains jeunes — les jeunes dont je parle, me font rire avec les œuvres qu’ils promettent toujours et qu’il ne donnent jamais. Ils me font rire avec leurs journaux et leurs revues, leurs manifestes et leurs programmes. À les entendre, ils vont tout révolutionner. Assez de vieux arts morts et de vieilles littératures pourries ! Du nouveau, du nouveau, de l’inaccessible, de l’inétreignable, de l’inexprimé ! Et toute cette belle ardeur, tout ce bruyant tapage se réduisent à ceci : appeler « pied plat » M. Édouard Noël qui leur refuse des billets de faveur pour l’Opéra-Comique. « Sus à M. Édouard Noël », tel est le cri de guerre. Et ils s’étonnent que le public indifférent ne se demande pas : « Mais qui donc est ce M. Édouard Noël, par qui la littérature est servie, et qui est un si fâcheux empêchement à l’évolution de l’art nouveau ? Et quand donc sera-t-il écrabouillé définitivement ? »

Ces jeunes-là me feraient presque aimer les vieux Sarcey. Octave Mirbfau, Le Figaro, 26 septembre 1890