Les Écumeurs de guerre/06

La bibliothèque libre.
Éditions Tallandier (p. 107-113).

VI

les deux complices


Mais, avant de continuer, il s’approcha de la véranda entr’ouverte, qui donnait sur les jardins et les pelouses descendant en amphithéâtre vers la Seine.

Il se pencha.

Des soldats et des officiers allaient et venaient lentement autour des massifs, sous les rayons bienfaisants du soleil matinal, blessés ou malades, ou empoisonnés par les gaz et qui étaient hospitalisés à l’Helvetia. Ils étaient languissants et pâles ; quelques-uns marchaient seuls, d’autres, et c’était la plupart, se promenaient appuyés au bras de leurs infirmières et leurs pas restaient lourds, chancelants et incertains, car c’était leur première sortie. Beaucoup s’asseyaient sur les chaises et les bancs qu’on avait aménagés pour eux. Ils étaient là plus de cinquante convalescents qui, après avoir été bien près de la mort, et après s’y être résignés, reprenaient goût à la vie et s’y réhabituaient. Et d’eux ne venait aucun bruit de paroles. Ils s’entretenaient à voix basse ou même demeuraient silencieux comme s’ils n’avaient pas voulu troubler le repos et le sommeil de ceux qui souffraient encore là-haut.

C’était ces soldats et ces officiers que Nicky Lariss contemplait.

Et son regard s’arrêta longuement sur un officier de dragons, à quatre galons, grand, maigre, au visage jauni par la maladie, aux yeux ternis et abattus et qui, penché dans un fauteuil de paille, les coudes sur les genoux, dessinait des arabesques dans le sable de l’allée du bout de son bâton, la pensée lointaine et la tristesse au front.

Sturberg demanda :

— Qui regardes-tu avec tant d’attention ?

— Simon Levaillant !…

— Rien à craindre de celui-là… il est seulement à surveiller comme les autres… et voilà pourquoi j’ai obtenu, quand je sus qu’on l’avait relevé, du côté de Lassigny, asphyxié et mourant, qu’il fût envoyé à l’Helvetia… Je crois bien qu’il devra une fière chandelle à ma fille, car c’est Isabelle qui l’a sauvé… Après tout, ce garçon nous a gênés un moment, autrefois… tu te rappelles ?… il ne nous gêne plus… mais tu avais des confidences à me faire… du moins à ce que j’ai compris… pourquoi tardes-tu ?

Nicky Lariss ne répondit pas.

Au lieu de regarder les soldats dans les jardins, ses yeux s’étaient relevés et se fixaient maintenant sur une des fenêtres du château.

Là — il le savait — était l’appartement particulier d’Isabelle.

Le rideau de cette fenêtre venait de s’agiter, il s’entr’ouvrit, un frais visage parut contre la vitre, s’encadrant dans des cheveux blonds où le soleil matinal se jouait…

Et à la direction de son regard, Nicky voyait aisément quel était, parmi les malades et les blessés, celui qu’elle avait tout de suite cherché et qu’elle regardait.

Nicky ne pouvait s’y méprendre… C’était un regard chargé de passion…

Il laissa échapper une exclamation étouffée. Sa main fouilla la lourde tapisserie à laquelle elle s’accrochait, et l’on entendit le craquement d’un déchirure.

Sturberg ne le perdait pas de vue, le suivant d’un œil oblique.

Il dit tranquillement, une nouvelle cigarette aux lèvres :

— Pourquoi détériores-tu mon mobilier ?

Nicky, d’un geste de haine, désigna Simon, puis la fenêtre d’Isabelle.

— Es-tu donc aveugle ? Ne sais-tu pas qu’elle l’aime ?

Cette exclamation ne parut pas surprendre Sturberg.

— Où est le mal ? N’est-ce pas, même, une sécurité de plus pour nous ?… Ce garçon est devenu mon obligé. Au besoin il nous défendrait…

— Mais lui… lui, n’aura pour ta fille qu’un sentiment d’amitié et de reconnaissance… Ce ne sera jamais de l’amour…

— Pourquoi donc, s’il te plaît ?… Isabelle est assez jolie… assez séduisante pour…

— Il aime Rolande de Chambry.

— Il la croit morte… et des années ont passé… Les souvenirs peu à peu s’effacent… et auprès de lui il aura la beauté vivante d’Isabelle… Le reste ne sera plus que fantôme…

— Mais elle n’est pas morte… Un jour ou l’autre ils se retrouveront.

— Ce jour-là, il sera trop tard… car, ou bien Isabelle sera mariée et heureuse, et n’aura rien à craindre de Rolande de Chambry… ou bien — dit-il en baissant la voix — nous serons redevenus maîtres du sachet de cuir… et alors la vie de Rolande ne pèsera pas lourd… Il faut que la mémoire de François-Ferdinand reste pure sans que l’ombre d’un soupçon vienne l’assombrir… Lorsque les documents seront revenus en la possession de notre gouvernement… toute preuve pouvant accuser l’archiduc aura disparu, et il faudra que disparaisse également la femme qui, un instant, aura possédé cette preuve…

— Ainsi, dit Nicky Lariss, la voix assourdie, ainsi tu approuves ces amours ?

— Je laisse faire… Je suis un peu fataliste !… Puis, j’adore Isabelle… Elle est mon seul culte et ma seule croyance… J’en suis fier… À Vienne, je l’ai souvent comparée dans ma pensée aux grandes dames de la cour de François-Joseph, aux princesses de sang royal, si élégantes et si altières… et j’ai trouvé qu’elle était la plus belle…

— C’est vrai, murmurait Nicky les yeux fermés, elle est la plus belle…

Mais voici que la jeune fille apparaît dans le jardin.

Voici qu’elle se dirige vers Simon… C’est à peine si elle répond aux saluts respectueux et affectueux des soldats qu’elle rencontre… Pour elle, Simon seul existe.

Lui est si occupé par les arabesques qu’il dessine sur le sable, qu’il ne la voit pas.

Et il faut qu’elle lui adresse la parole pour qu’il s’aperçoive de sa présence.

Alors elle lui tend les mains, elle lui offre son bras… Il se lève, encore lourdement, accepte » pour marcher cette aide gracieuse.

Et ils font quelques pas, lentement, vers l’ombre de grands arbres, elle toute rose, les yeux brillants, heureuse… lui, pensif et triste…

Sturberg disait :

— Tu me faisais prévoir des confidences… Y as-tu renoncé ?

— Non. Écoute… Du reste, ce ne seront point des confidences, car déjà, j’en suis sûr, tu te doutes… Oui, oui, tu sais que je l’aime, n’est-ce pas ?

— Qui donc, s’il te plaît ? fit Sturberg, en affectant un air surpris.

— Isabelle !…

— À vrai dire, tu ne te trompais pas, je m’en doutais… Mais que tu l’aimes, ou que tu ne l’aimes pas, quel intérêt cela peut-il avoir et pour elle et pour moi ?… Tu ne supposes pas que mes ambitions ne sont pas plus hautes et que je prêterai les mains à ce mariage ?… Car je te vois venir, et tu vas, n’est-ce pas, me demander…

— Sturberg, je suis ton ami et ton complice… Tu me méprises donc bien ?…

— Rassure-toi… Je ne te méprise pas plus que je ne me méprise moi-même… Nous ne valons pas cher, ni l’un ni l’autre… Es-tu content de cet aveu de nos mérites ? Il y a pourtant entre toi et moi une différence et cette différence vient justement de ma fille… Elle est si belle, et si innocente, si digne de tous les bonheurs, qu’elle semble un rayon vivifiant dans ma vie et que sa pureté et sa beauté effacent un peu l’infamie de ma condition… Je suis plein d’orgueil quand je la regarde… Et tu voudrais que…

Il se mit à rire, les épaules secouées.

— Entre toi et moi, dit Nicky, il n’y a pas que cette différence…

— Dis-moi tout ce que tu penses…

— Il y a la fortune… Ah ! tu as bien mené ta barque et tu es devenu riche… tandis que moi…

— Lorsque nous rentrerons à Vienne, notre mission accomplie, tu sais quelle est la récompense promise… Cette récompense, ce cadeau royal, nous devions nous la partager… Je t’ai promis de te l’abandonner tout entière…

— Une goutte d’eau !

— Peste ! tu as pris toi-même de l’ambition !

— Je n’ai fait que suivre ton exemple.

— Et c’est moi que tu charges de couronner ta carrière de… bandit ? Car nous ne sommes que deux bandits… Entre nous, nous pouvons bien nous l’avouer…

— J’aime Isabelle… je l’aime à la folie… et tu me connais, mes menaces ne sont pas vaines… Si tu ne me la donnes pas, elle ne sera à personne !

À la menace voilée, si terrible pourtant, Sturberg resta calme et indifférent.

L’autre continuait, bavant tout le venin amassé depuis longtemps dans sa haine.

— Tu me méprises et tu ne me crains pas… Oui, je t’envie… j’envie ta fortune, si aisément venue, et qui roule entre tes doigts… Pendant que je restais humble, effacé, tu grandissais… Et cependant, qu’es-tu ? Un exécuteur des basses œuvres de la cour… Rien… rien de plus que moi !

— Ton chef !

— Oui, mon chef, et c’est tout… Et lorsque nous aurons réussi notre mission, c’est à toi qu’en reviendra la gloire, comme déjà t’en reviennent les profits… Tu me jetteras, comme à un chien, une part du gâteau, ou le gâteau tout entier… Qu’importe ! Ce n’est pas cela que je veux… Je veux mieux que cela… Je veux que de ces cinq années, pendant lesquelles nous aurons couru des dangers quotidiens, car nous risquons tous les jours notre tête, il me reste au moins quelque chose, et ce quelque chose que je veux, c’est Isabelle…

— Jamais ! jamais ! quoi que tu fasses !

Nicky Lariss tremblait de fureur.

— Tu ne crains donc pas ?

— Je sais de quoi tu es capable… je devine tes pensées et j’entends tes menaces. Pourtant Je te rappelle à la raison… Renonce à Isabelle… Elle ne sera pas à toi… Tu possèdes mes secrets… Tu as partagé ma vie… rien ne te serait plus facile que de me perdre… en même temps, du reste, tu te perdrais toi-même… Je n’ai pas peur de toi…

— Tu as donc une protection mystérieuse qui te donne tant d’assurance !

— Oui… ta lâcheté… Car tu es lâche, Nicky… je t’ai vu à l’œuvre… Pour me dénoncer sûrement, une dénonciation anonyme — c’est une arme à laquelle tu as dû penser — ne suffirait pas… Crois bien que je suis paré contre un pareil danger… Pour me perdre il te faudrait payer de ta personne… et ta lâcheté t’arrêtera au seuil d’une détermination qui nous ensevelirait tous les deux dans la même catastrophe…

Nicky baissait la tête et sa respiration grondait, assez pareille aux râles gutturaux d’un chien qui voudrait mordre et qui ne l’ose…

— Calme-toi… Et ne t’inquiète pas de l’avenir… Ta part sera belle… Quant aux paroles qui viennent d’être échangées ici, fais comme moi et oublie-les…

Après quoi, s’arrêtant de marcher, et reprenant place en face de Nicky :

— Reprenons, si tu veux, notre entretien à son début… Rolande recherche l’adresse de Pulchérie Boitel… Notre intérêt est que cette adresse lui soit connue… Le document sortira sans doute ainsi de sa cachette… Le reste nous regarde… À toi d’aviser…

Nicky Lariss se leva, sombre, l’œil mauvais.

Il murmura :

— Cette fois encore tu seras obéi…

Et ils se séparèrent sans se donner la main.