Les Écumeurs de guerre/07

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Éditions Tallandier (p. 114-123).


VII

les gothas la nuit, la bertha le jour


Tous les matins, Rolande et Rose-Lys lisaient anxieusement les journaux auxquels elles avaient envoyé une note concernant Pulchérie.

Les jours s’écoulaient et aucune réponse ne venait.

Elles connaissaient la vieille fille… Confite en des habitudes de toute sa vie, n’ayant dans la tête que le devoir de son travail quotidien, ses idées ramassées sur de toutes petites choses, ne voyant rien au delà de l’horizon qui embrassait les champs de la ferme de Marengo, Pulchérie n’avait jamais lu un journal. Ce n’était ni mépris, ni indifférence. Non. Pour elle, les journaux n’existaient pas. Même pendant les angoisses de juillet 1914, elle n’avait pas manifesté de curiosité et n’avait pas cherché à se rendre compte par elle-même. Elle se contentait d’entendre parler. Il était donc possible qu’elle continuât à Paris l’existence détachée qu’elle avait menée à la campagne. Pas un journal, sans doute, ne lui passait entre les mains. Mais Pulchérie n’était pas seule. Si sauvage qu’elle fût, autour d’elle des gens devaient s’intéresser à sa misère… et l’appel des jeunes filles avait pu parvenir jusqu’à eux…

À moins… et cette pensée les faisait frissonner de peur… à moins qu’elle ne fût morte…

Un matin une lettre leur arriva, adressée à Rolande de Chambry.

C’était un événement pour elles.

Elles ne connaissaient personne et jamais personne ne leur écrivait…

Ce fut presque en tremblant que Rolande décacheta :

« Mademoiselle, puisque vous aviez laissé votre adresse au journal, ne soyez pas surprise si je vous écris directement, au lieu de vous répondre par la voie de la presse… Je suis heureux de pouvoir vous apprendre que Mlle Pulchérie Boitel, à laquelle vous vous intéressez, demeure 130 ter, avenue de Saint-Ouen, dans la même maison que sa sœur Noémie, où elle a trouvé un refuge en arrivant de Reims… J’ai l’honneur de vous saluer… »

On pouvait considérer la lettre comme anonyme, car elle n’était signée que par l’hiéroglyphe d’un simple paraphe où ne se manifestait aucun semblant de nom.

— Enfin ! dirent-elles ensemble, toutes joyeuses.

C’était un samedi et le lendemain elles seraient libres. Elles résolurent de ne pas attendre davantage. Dès le dimanche, dans la matinée, elles accouraient avenue de Saint-Ouen.

Et toute cette journée, elles travaillèrent dans la fièvre.

Comme elles étaient voisines d’atelier, de temps en temps elles échangeaient un mot, à voix basse, ou même seulement un sourire, et ce mot ou ce sourire signifiait bien des choses. La découverte de Pulchérie, c’était le chaînon qui reliait leur existence d’aujourd’hui avec celle d’autrefois. Pour Rolande, c’était quelque chose de plus… Pulchérie, à n’en pas douter, avait toujours en sa possession le précieux dépôt qui lui avait été confié… Autrement, Pulchérie serait morte !…

Elles se couchèrent de bonne heure, la journée finie, La soirée était belle. Le ciel était pur. À peine quelques flocons blancs de nuages qu’un vent d’est léger poussait et dispersait, et vers dix heures, la lune se leva. C’était l’époque sinistre où, quand Paris s’endormait par ces soirées paisibles, Paris ne manquait pas de se dire :

— Une belle nuit pour les Gothas !…

Et du reste, pendant toute cette journée, de sept heures du matin jusqu’à trois heures de l’après-midi, à la cadence fameuse de ses vingt minutes, la grosse Bertha avait bombardé la banlieue de Paris.

Rose-Lys ferma les persiennes de la chambrette en regardant le bleu du ciel.

Et comme tout le monde — ainsi qu’il était juste — elle fit la réflexion :

— Une belle nuit pour qu’ils viennent !  !

Elles n’eurent pas le temps de s’endormir… Déjà, « lies s’engourdissaient lorsqu’elles crurent entendre le lointain signal d’un premier coup de canon… Elles se dressèrent, prêtèrent l’oreille…

— C’est une porte qu’on ferme dans l’impasse, dit Rolande.

Mais voici un deuxième coup… voici un troisième…

Et les hurlements de la sirène déchirèrent lamentablement les ténèbres de la ville.

— Allons, dit Rose-Lys, en sautant du lit, pendant que Rolande se rhabillait, ce ne sera pas encore aujourd’hui qu’on dormira tranquilles…

Elles descendirent à la cave, emportant deux chaises et une couverture. C’était un abri pour une trentaine de personnes. On avait fini par se connaître et on fraternisait. Même, ces derniers temps, comme les alertes devenaient plus fréquentes, chacun apportait à tour de rôle du vin, du pain, du gruyère ou du saucisson et on lunchait sur les tonneaux… Cette nuit, l’alerte était sérieuse. Le tir de barrage n’avait pu empêcher les avions boches de passer. À travers les roulements secs des 105 et des 75, on percevait nettement, sinistres, les formidables détonations des bombes et chacun, à part, communiant dans la même colère et la même crainte, sentait le frisson de tout un peuple réfugié sous terre, pour échapper à la mort odieuse qui, lâchement, tombait du ciel… La berloque sonna vers minuit… Elles allèrent se coucher. À peine étaient-elles au lit qu’on entendit de nouveau la sirène… Seconde alerte… Et, cette fois, il y en eut pour jusqu’à deux heures du matin…

Heureusement, le lendemain était un dimanche.

On pourrait se rattraper au lit et faire la grasse matinée.

Mais, énervées, elles ne purent s’endormir et se levèrent de bonne heure.

À sept heures et demie, une détonation, toute proche, retentit.

Elles n’avaient pas peur. Elles en avaient vu bien d’autres. Et, pourtant, leur cœur se serra. La banlieue, comme Paris, sous la menace lointaine, allait à ses affaires et rien n’était changé, mais on ne se sentait plus libre et un fardeau qui gênait pesait sur les crânes.

C’était la grosse Bertha qui recommençait son bombardement quotidien.

À neuf heures, comme le temps était beau, elles montèrent à pied vers Paris.

De temps en temps, poursuivant son idée fixe, Rolande s’arrêtait et disait :

— Mon Dieu ! pourvu qu’elle n’ait rien perdu, ou qu’on ne le lui ait pas volé !…

Et Rose-Lys la rassurait :

— Moi, je la connais mieux que toi… C’est une peureuse, mais elle est fidèle et entêtée… j’ai confiance… Dans quelques minutes tu auras retrouvé ce que tu cherches…

Elles arrivèrent à l’adresse de l’avenue de Saint-Ouen.

La concierge était en train de balayer sa loge.

Mlle Pulchérie Boitel, s’il vous plaît, madame ?

— Vous êtes de sa famille, peut-être ? Alors, vous avez été averties déjà ?

— Non, pas de sa famille… Nous la connaissons seulement… Nous ne savions pas ce qu’elle était devenue… Nous avons fini par la retrouver… pas plus tard qu’hier, et alors…

— Et alors, vous arrivez un peu tard… mes pauvres petites…

— Pourquoi, madame ?

— Montez au sixième, la troisième porte à droite dans le couloir… on vous le dira…

Rose-Lys et Rolande firent l’ascension des six étages.

Elles se demandaient, non sans quelque crainte :

— Qu’est-ce que cela signifie ?

Au sixième, le couloir était plein d’ombre, empli de relents de cuisines et de cabinets. Jamais l’air pur et la lumière n’y étaient entrés… Elles s’y hasardèrent, comptèrent les portes.

— La troisième, à droite… la voici.

Et, après une hésitation dernière, elles frappèrent.

On entendit un pas lourd et traînant, avec des savates mal retenues qui claquaient sur les briques du carrelage… Une main maladroite, à l’intérieur, tâtonna contre la serrure. La porte s’ouvrit… Elles entrèrent, timidement… Une vieille femme à l’air triste et doux leur barra le passage en demandant :

— Vous vous trompez, mes fillettes… qui cherchez-vous ?

— Pulchérie Boitel…

— Ah !… en ce cas, c’est bien ici… et vous pouvez entrer…

— Pulchérie est chez elle ?

— Chez elle, oui, si on peut dire, mais pas pour longtemps… Et quand elle s’en ira, ce ne sera pas plus pour chercher un logement… Elle se moque, à l’heure qu’il est, de toutes les restrictions, du manque de sucre, de pain, de vin et de charbon… et de tous les concierges et de tous les proprios…

Les jeunes filles firent deux pas dans un étroit cabinet qu’éclairait une lucarne voilée d’un rideau de serge, pour obéir aux ordonnances de police… Car les lumières des lucarnes parisiennes pouvaient servir de points de repère aux bombardements des avions. Une petite table, une chaise de bois, une armoire de bois blanc, et un lit. La petite table avait été rapprochée du lit… Elle supportait un crucifix autour duquel on avait enroulé un chapelet… et Rose-Lys reconnut le chapelet de Pulchérie… un verre dans lequel il y avait sans doute de l’eau bénite, deux bougies allumées… et, dans le lit, une longue forme rigide sur laquelle on avait ramené, jusqu’au dessus de la tête, un drap blanc, très blanc, très propre…

Et la bonne femme souleva le drap et dit en pleurant :

— Voici ma sœur… elle est morte ce matin…

Le visage très maigre, d’un jaune cireux, avait les yeux clos. Toutes les rides, stigmates du labeur de toute une vie, stigmates de vieillesse, avaient disparu. Et la pauvre Pulchérie semblait rajeunie par la mort. Ses mains étaient jointes, dans le geste qui lui était si habituel. Un mouchoir était noué en bandeau sous son menton et attaché dans ses cheveux gris.

Rose-Lys et Rolande s’agenouillèrent pieusement et prièrent.

Ni l’une ni l’autre ne pensa que cette mort, dans sa simplicité, était pour Rolande une catastrophe… peut-être… car Pulchérie n’avait-elle pas emporté avec elle le secret du document ?… Ce ne fut qu’après avoir prié que cette pensée leur vint.

Pendant qu’elles étaient à genoux, Noémie allait et venait, à tous petits pas. C’était une bonne femme de soixante-quinze ans, desséchée par la misère, très propre, et dont les grands yeux noirs, très enfoncés sous l’arcade sourcilière, avaient dû être magnifiques. Elle boitait et traînait la jambe. Elle était percluse de douleurs. Et quand elle voulut tremper une branche de buis dans l’eau bénite pour la tendre aux jeunes filles, afin que sur le corps de Pulchérie elles fissent le signe de croix, c’est à peine si elle fut capable de refermer la main, tant celle-ci tremblait, et tant les pauvre doigts chargés de rhumatismes étaient ankylosés par les exostoses…

Puis elle raconta, sans qu’on le lui eût demandé, comment la vieille fille était morte :

— Chaque fois qu’il y avait un raid de gothas, elle devenait verte. Il fallait la soutenir pour la faire descendre à la cave. Et pendant plusieurs jours après, c’était de l’anéantissement. Jamais je n’aurais pu croire qu’on fût si effrayé. Quand une bombe éclatait un peu plus près, dans le quartier, elle tombait évanouie… C’était sûr qu’un jour viendrait où elle ne serait plus capable de supporter la chose… J’avais beau la raisonner, me moquer… Quand c’est les nerfs qui prennent le dessus, ça vous retourne tous les sangs, n’est-ce pas ? Et c’est ce qui est arrivé… cette nuit… À la première alerte, elle n’y tenait plus… À la berloque, on la remonta, comme une chiffe. Je m’installai auprès d’elle. Et, voilà de nouveau la sirène. D’abord elle eut une crise de nerfs, puis ce fut une syncope… dont elle ne se réveilla que ce matin, vers huit heures… Elle me reconnut, me sourit… et tout à coup une bombe de Bertha a éclaté tout près… Alors elle m’étreignit, murmura quelques mots… poussa un profond soupir et je la sentis qui s’alourdissait dans mes bras… C’était fini…

Noémie s’est arrêtée. Voici qu’elle regarde les jeunes filles d’un air soupçonneux.

— Qui donc êtes-vous ? Avant aujourd’hui vous n’étiez jamais venues !…

Et cette question rappelle à Rolande le secret dont Pulchérie était dépositaire.

C’est Rose-Lys qui va répondre :

— Pulchérie était servante chez mon père, à la ferme de Marengo.

— Et moi je suis Rolande de Chambry et j’habitais Clairefontaine…

— Ah ! oui, bien, bien, fait la vieille… pinçant les lèvres… je ne vous demande pas vos papiers.

Ce visage de charité et de bonté se refermait. Les yeux tristes et qui, tout à l’heure, avaient accueilli rentrée des jeunes filles par un regard reconnaissant, se faisaient inquiets et méfiants… et parfois allaient se poser sur la morte comme si, dans une inquiétude soudaine, ils avaient eu besoin de réconfort… Rose-Lys et Rolande n’en firent pas la remarque. Elles s’attardèrent dans cette chambre. Des femmes, locataires de la maison, s’y succédaient, récitaient une courte prière, jetaient de l’eau bénite et après avoir causé avec Noémie s’en retournaient. La maison n’était habitée que par de pauvres gens. Deux ou trois petits ménages, dont les hommes étaient à la guerre, dont les femmes s’employaient un peu partout. Puis, des veuves, ou des vieilles filles, comme Pulchérie et comme Noémie, dont l’existence, on le verra tout à l’heure, était un miracle de réflexion, d’imagination et de calcul. Un instant, Rose et Rolande restèrent seules, Noémie ayant eu besoin de passer dans sa chambre qui était située en face dans le même couloir. Alors, elles échangèrent quelques paroles rapides, à voix basse :

— Que penses-tu ? faisait Rose-Lys…

Fiévreuse, Rolande se levait, parcourait la chambrette.

— Qui sait si elle n’a pas caché ici le sachet de cuir ?

Mais chercher, devant ce cadavre, leur paraissait un sacrilège.

Pourtant, quand Noémie rentra, Rolande lui demanda timidement :

— Madame… j’ai un grand intérêt à vous poser certaines questions…

Les lèvres de Noémie se pincèrent de plus en plus. Il fut visible qu’elle avait un geste de recul et se renfermait pour ainsi dire en elle-même.

— Pulchérie, avant de mourir, ne vous avait-elle rien révélé ?

— Révélé quoi ? dit la vieille, mise sur la défensive.

— Qu’elle possédait un secret qu’on lui avait confié dans des circonstances tragiques ?

— Non… si elle avait un secret, elle l’a gardé pour elle…

— C’est possible, oui, fit Rose-Lys, puisque je le lui avais fait jurer, mais si elle ne vous a rien dit pendant qu’elle vivait auprès de vous, peut-être a-t-elle parlé, au moment de mourir… et alors, ce serait si grave, si grave… Répondez-nous, madame !

— Je réponds… Pourquoi répondrais-je ?… Est-ce que je vous connais ?… Pulchérie est morte subitement à la dernière bombe de la Bertha… Elle n’a pas eu le temps de parler…

— Et vous le jurez, madame ? Elle ne vous a rien confié ?… Rien ?… Rien ?…

— Qu’est-ce qu’elle m’aurait confié, la pauvre ?… Elle ne possédait plus un sou vaillant…

— Je ne parle pas d’argent… mais un objet, peut-être ?… des papiers ?… des papiers qui ne lui appartenaient pas… et dont la possession devait lui avoir causé bien des frayeurs ?…

Elles surprirent un léger trouble sur le visage ridé de la bonne vieille. Ses mains noueuses et à demi impotentes s’agitaient et se crispaient dans les poches de son tablier.

Et elle finit par dire :

— Je ne sais pas du tout ce que cela signifie… Vous parlez hébreu, mes fillettes…

Elles échangèrent un regard profond par lequel elles se comprirent.

Aucun doute… Noémie mentait… Noémie savait ce qu’étaient devenus les papiers.

Mais insister davantage eût été lui inspirer de la défiance : plus tard, on verrait.

Elles se turent.

Le lendemain, elles accompagnaient Pulchérie au cimetière de Saint-Ouen, où l’Ardennaise fut enfouie dans la fosse commune.

Au 130 ter de l’avenue de Saint-Ouen, quand elles eurent pris congé de Noémie, elles s’arrêtèrent dans la loge de la concierge pour demander :

— La chambre de Pulchérie Boitel est-elle louée ?

— Non, mes enfants, elle est toujours libre.

— Eh bien, nous la retenons…

— On n’aime guère les jeunesses, dans la maison, et si vous êtes coureuses…

— Madame !  !  !

— C’est bon, ce que j’en dis, c’est pour vous prévenir… On paye trois mois d’avance…

— C’est entendu… Nous payerons… Et nous entrerons demain…