Les Étapes d'un volontaire (Duplessis)/I/XII

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Alexandre CADOT (1p. 42-47).

XII

Le citoyen Carotte-Pistache passa son bras dans le mien, et il me fut facile de m’apercevoir, à la pesanteur et à l’irrégularité de sa marche, qu’il était en proie à une vive excitation bachique : je me réjouis intérieurement de cette découverte, qui me promettait une plus grande franchise de sa part.

L’appartement occupé par le citoyen Pistache était situé dans une des plus vieilles maisons et l’une des rues les moins fréquentées d’Avignon.

— Vraiment, citoyen, lui dis-je, après avoir gravi, non sans peine, l’escalier sombre, tortueux et étroit qui conduisait à sa tanière, je m’étonne qu’un des élus du peuple puisse loger dans un semblable taudis.

— Que tu es jeune ! s’écria-t-il en éclatant de rire. Tu ne connais donc rien à la vie ?

— Pourquoi dis-tu cela ?

— Parce que si tu possédais la moindre expérience des hommes et des choses, tu saurais qu’ici-bas l’on ne juge presque jamais que d’après l’apparence, et que tu ne t’étonnerais pas alors de me voir demeurer dans un pareil chenil.

— Je ne te comprends pas !

— Quoi, tu ne comprends pas que ma profession étant celle de patriote, et que mon crédit ne s’appuyant que sur la guerre que je fais aux classes heureuses de la société, dont le luxe est envié par les pauvres, je serais perdu demain si je me laissais entraîner à suivre l’exemple de ceux que je combats ! Que penserait de moi la foule, en m’entendant prêcher du haut d’un somptueux balcon l’égalité des conditions et le partage des biens ? que je suis un hypocrite ambitieux et un traître ! Non, je ne suis pas si simple ! Pour donner de l’autorité à ma parole, je dois avant tout passer moi-même pour une victime. Il faut que le peuple croie qu’en défendant ses droits je défends les miens ; qu’en exécutant ses vengeances je me venge aussi ; en un mot, que nos intérêts sont semblables et communs : de là vient seulement la confiance que je lui inspire. Ce logement, si sombre et si délabré, dont l’apparence misérable et glacée t’effraie, me sert donc à dissimuler ma vie secrète et mes goûts intimes, de même que le manteau troué de Diogène lui servait à cacher son orgueil. Au reste, rassure-toi ! Malgré ses murs lézardés, ses carreaux brisés, ses fenêtres étroites et sombres, mon logement n’est pas aussi dénué de toutes ressources qu’il en a l’air. Regarde un peu mon cabinet de travail, réduit mystérieux où personne, — je parle des patriotes, ne pénètre. Tu conviendras sans doute que c’est un endroit convenable pour la rêverie.

Le citoyen Pistache, en parlant ainsi, poussa un ressort caché dans la muraille : une porte, dont je n’aurais jamais soupçonné l’existence, tant elle était adroitement encaissée dans une vieille boiserie, s’ouvrit aussitôt, et j’aperçus un spectacle auquel, certes, j’étais loin de m’attendre, c’est-à-dire le boudoir le plus coquet que l’on puisse imaginer, et digne en tout point de la plus fastueuse petite-maison d’un ci-devant.

Une lampe d’albâtre suspendue au plafond projetait sur un riche ameublement de velours, disposé avec un goût parfait, une lueur douce et tendre, qui donnait un suprême cachet d’élégance à ce mystérieux retiro.

— Tu vois, me dit le citoyen Pistache, après avoir joui pendant quelque temps de mon étonnement, que je ne suis pas aussi misérable et aussi à plaindre que tu voulais bien le croire. Buvons à la santé de mes amours !

Le membre du comité révolutionnaire retira alors d’une magnifique armoire, qui avait dû sortir jadis des mains de Boulle lui-même, un flacon de forme qui m’était inconnue, et plaçant deux verres du plus pur cristal de Bohême devant nous, il les emplit d’une liqueur qu’il me désigna, et dont le nom, que j’entendis alors prononcer pour la première fois, m’échappe en ce moment.

— À la santé de mes amours ! répéta-t-il d’une voix enrouée qui trahissait une récente orgie.

Après que je lui eus fait raison, le citoyen Pistache se jeta lourdement sur un délicieux tête-à-tête, allongea ses jambes comme un homme fatigué, et se tournant de mon côté :

— Mets-toi à ton aise, me dit-il, et causons.

Je pris un fauteuil, je m’assis en face de lui et il reprit aussitôt :

— Tu craignais ce soir que je ne voulusse t’enlever ta conquête, me dit-il ; ah ! pauvre ami, combien tu me connais peu ! Cette femme que tu as soustrait à mon regard était probablement, du moins elle m’a paru telle, quelque jeune et jolie grisette, n’est-ce pas ?

— Oui, c’est cela même, tu as deviné juste !

— Eh bien ! mon cher adjudant, tu sauras pour ta gouverne à venir qu’une fille du peuple, fût-elle douée de la plus fabuleuse beauté qui ait jamais existé sur la terre, n’obtiendra de moi ni un regard ni un sourire ! Cela semble t’étonner ! Oh ! c’est que tu ne me connais pas encore ! J’ai cinquante-deux ans aujourd’hui, mais tu ne contesteras pas que j’ai été jeune, n’est-ce pas ? Or, si tu avais l’histoire de ma jeunesse… Au fait, pourquoi ne te la raconterais-je pas ?

— Tu me ferais vraiment plaisir.

— Quand j’étais jeune, vois-tu, adjudant, mon plus grand défaut, — et je puis faire d’autant mieux cet aveu aujourd’hui que mon caractère a complètement changé, — mon plus grand défaut donc, quand j’étais jeune, était une vanité et un amour du luxe effrénés. Tu concevras sans peine qu’avec de tels penchants, je dus essayer de m’introduire dans la haute société, de me produire auprès de ces belles et fastueuses grandes dames, dont l’élégante immoralité n’était un mystère pour personne, ce qui n’empêchait pas qu’on n’affectât partout de ressentir pour elles le plus profond respect. Eh-bien ! le croiras-tu ? Les femmes, d’une conduite si légère avec les gens de leur caste, se montrèrent hautaines et pleines d’ironie pour moi ; elles me traitèrent avec un laisser-aller insultant et qui montrait combien j’étais à leurs yeux un être sans conséquence ; elles se moquèrent de mes larmes, tournèrent en ridicule mes prières, se jouèrent indignement de moi : en un mot, je fus bafoué, bafoué publiquement, et avec une cruauté dont rien n’approche !

Mystère inexplicable ! Ces insultes, ces dédains, au lieu de tuer à tout jamais mes espérances, rendirent ces femmes plus belles à mes yeux, et mon amour pour elles, — un amour plein de fureur et de haine, — s’accrut jusqu’à la folie.

En vain j’essayai de me distraire en me lançant à corps perdu dans l’orgie, je ne réussis qu’à me brouiller avec ma famille ; à devenir un sujet de scandale pour la ville, et à me ruiner complètement.

Ah ! te dire les heures terribles et pleines d’angoisses cruelles que je passai lorsque, abandonné et fui de tout le monde, je me trouvai seul à seul en face de la misère, serait une chose au-dessus de mes forces ! Rien qu’à ce souvenir, la fièvre enflamme encore mon sang. Je ne puis m’expliquer comment je ne devins pas fou ! Il est probable que ce fut la haine dont mon cœur débordait qui me sauva de la démence ; j’étais altéré de vengeance, et j’espérais dans l’avenir !

Tu comprendras sans peine avec quelle joie, quel délire je saluai les premiers symptômes qui annoncèrent la révolution, avec quelle ardeur fiévreuse je me jetai dans la lutte, avec quelle ardeur je combattis.

Enfin la victoire est venue, et je prends aujourd’hui une revanche sur le passé !

Le peuple me croit un grand citoyen, et me cite comme un modèle du patriotisme ! Je me moque pas mal du peuple, moi ! Ce qu’il me faut, c’est voir ces femmes orgueilleuses, pour qui je n’étais jadis qu’un ridicule et présomptueux manant, trembler aujourd’hui agenouillées devant moi et me demander grâce ! Non, tu ne peux te faire une idée de l’âpre volupté que j’éprouve à humilier ces hautaines créatures.

Les faisant passer par toutes les alternatives du désespoir et de l’espérance, je tiens sans cesse suspendus sur leur tête un couperet et un sourire. Daignerai-je les aimer, ou bien les enverrai-je à l’échafaud ? Voilà ce qu’elles se demandent pendant de longues nuits d’insomnies, tandis que moi je dors heureux, doucement bercé par l’idée de mon triomphe. Buvons encore à mes nouvelles amours.

L’affreux monstre remplit une seconde fois nos verres, et, dissimulant la profonde horreur qu’il m’inspirait, car j’étais curieux de savoir jusqu’à quelle profondeur pouvait atteindre la perversité de cet homme, je trinquai avec lui en acceptant la santé qu’il venait de porter.

— Mais, citoyen, lui dis-je, comment peut-il se faire que des aristocrales incarcérés, — car je pensé que tu me parles de ces damnés, — aient recours à toi et implorent ta protection ? Je conçois que par la position tu puisses faire beaucoup de mal, mais non réparer celui qui est fait ! Tu as certes le pouvoir d’envoyer une tête à l’échafaud, mais non pas de lui ravir une victime !

— Ah ! tu crois cela, toi, répondit-il d’une voix dont le timbre de plus en plus rauque et voilé me prouva qu’il commençait à céder à l’ivresse. Ah ! tu crois que je ne puis pas sauver le cou d’une aristocrate, quand bon me semble, de la caresse du triangle de fer ? Ne suis-je donc pas membre du comité révolutionnaire ?

— Certes, mais tu n’es pas le comité révolutionnaire tout entier ! tu n’y représentes qu’une voix…

— Est-ce que tu te figures, trop naïf et cher adjudant, que nous nous amusons, dans le comité, à aller aux voix ! Chacun y fait à peu près ce que bon lui semble… Au reste, désires-tu connaître la composition de ce comité ?

— Ma foi, cela me ferait plaisir, m’empressai-je de répondre, car les révélations du citoyen Pistache, en me montrant en déshabillé les hommes, qui possédaient alors le pouvoir, excitaient au plus haut point ma curiosité.

— Eh bien ! alors, écoute-moi. Tu verras que je suis à même d’agir selon mon caprice… Mais, tiens, pour te donner une idée de ma puissance, il est une jeune ci-devant, la fille de l’ex-marquis de R***, connue de tout Avignon pour sa beauté et pour son hypocrisie ou sa vertu, c’est la même chose, qui passait pour fière et orgueilleuse à l’excès. Voilà près de huit jours que j’ai fait incarcérer son père ; veux-tu parier avec moi cent livres, qu’après-demain soir la superbe Amélie sera à souper ici en tête-à-tête avec moi ? Dis, le veux-tu ?

Je ne sais pourquoi ce nom d’Amélie, en tombant de la bouche du monstre, me fit passer un frisson par le corps, et me rappela la jeune et délicieuse créature que j’avais vue, à peine une heure auparavant, insultée par la populace pour avoir sauvé une relique.

— Laissons là cette aristocrate qui ne m’intéresse pas, répondis-je au citoyen Pistache, et revenons à la composition du comité révolutionnaire, dont tu fais partie.

— Notre comité révolutionnaire, reprit Pistache, après un court moment de silence, présente, vu de loin, un aspect imposant et terrible ; mais, examiné de près, on s’aperçoit qu’il est misérablement composé. Il compte neuf membres, y compris moi. Quatre de ces membres sont des hommes tellement nuls, que, pour un oui ou un non, pour s’exalter où s’enthousiasmer, ils attendent que leurs collégues aient dit oui ou non, se soient exaltés ou enthousiasmés ! Ils sont par eux-mêmes incapables de prendre une résolution ou une initiative.

Demain, je leur ferai crier à mon gré : Vive le drapeau tricolore ! ou vive les lis ! Vive la république ! ou vive la monarchie absolue ! Ces quatre voix que je déplace à volonté, et qui forment à elles seules à peu près la majorité, me rendent chaque jour de grands services et m’assurent de l’’accomplissement de toutes mes volontés.

Quant à l’autre moitié qui compose le tout du comité, l’un des membres serait peut-être un grand républicain s’il n’était sous le joug d’une avarice rapace et comme on en voit peu. Je suis assez porté à croire que cet homme déteste les aristocrates d’une haine violente, ainsi qu’il le prétend ; mais ce dont je suis sûr, c’est que personne n’apprécie plus que lui leur or. On sait d’avance le taux qu’il met à un élargissement, à une arrestation, aux permis de passer, à un permis de parler à un détenu, à un lever de scellé.

— Mais, si cela est connu, citoyen Pistache, comment cet avare peut-il garder sa place et conserver la confiance du peuple ?

— Tu oublies, adjudant, que beaucoup de nobles et d’aristocrates, obligés de fuir en toute hâte, se trouvent réduits à une profonde misère ! Mon avare les fait poursuivre à outrance, arrêter, incarcérer et guillotiner avec un zèle sans pareil, et cela suffit pour maintenir sa popularité ! Au reste, ce n’est pas un mauvais diable, et nous faisons par-ci par-là quelques bonnes affaires ensemble.

Récapitulons : les quatre indécis que je mène à mon gré, l’avare que je sais prendre par l’intérêt, puis enfin moi, cela fait six voix sur neuf dont je dispose. Tu vois qu’à vrai dire je suis le seul et unique maître de la ville, et quand je crie : Vive la révolution ! c’est absolument comme si je criais : Vive moi, Pistache-Carotte Marcotte !

— Vraiment, citoyen, je ne puis trop applaudir à ton esprit. À présent, laisse-moi te remercier de ton hospitalité et prendre congé de toi, car il se fait tard et tu dois avoir besoin de repos.

— Le fait est que ma journée a été assez bien remplie. À revoir. Tu es jeune, discret, aimant le plaisir, et de passage dans la ville, aussi me conviens-tu sous tous les rapports. Je l’attends demain sans faute. Me promets-tu de venir ?

— Certainement que je te le promets !

Le citoyen Pistache me tendit alors sa main, dont la pression me causa le même dégoût que si j’eusse été en contact avec un reptile ; puis je me hâtai de descendre dans la rue, j’avais hâte de respirer l’air pur de la nuit.

Le lendemain, je me trouvais de service au quartier, quand le grand patriote Pistache-Carotte me fit demander.

— Cher ami, me dit-il avec un certain embarras, je viens te chercher pour dîner. Le comité révolutionnaire, à qui j’ai parlé de toi, m’a chargé de t’inviter à un grand repas qui doit le réunir aujourd’hui. Tu ne peux refuser.

— Je ne demanderais pas mieux que de t’accompagner, si cela m’était possible, mais je ne puis ; je suis de service…

— Une belle excuse, vraiment ! Le premier devoir d’un citoyen n’est-il pas d’obéir aux représentants du peuple ?

— Je ne dis pas le contraire ; seulement cette excuse n’empêcherait pas mon commandant de m’infliger les arrêts forcés…

— Où est-il, ton commandant ? C’est donc un fédéraliste ? Attends un peu, je vais aller lui parler, moi !

Le citoyen Carotte-Pistache me quitta aussitôt, et revenant une minute plus tard :

— Ton commandant est un bon patriote, me dit-il ; il a tout de suite apprécié ma démarche, et il te donne congé jusqu’à demain. Allons !

Je suis encore à me demander, en écrivant ces lignes, comment je pus, en l’an II de la République, fréquenter un aussi abominable gredin que l’était le Pistache ! Il y avait certes dans ma conduite un grand fonds de curiosité, mais enfin ce Pistache m’apparaissait tel alors que je le vois aujourd’hui, c’est-à-dire comme le type du vice poussé jusqu’à la dernière puissance, et je ne voudrai pour rien, à présent que le Directoire nous a rendu la sécurité et la paix, toucher la main d’un homme semblable ! D’où vient donc ma faiblesse d’alors ? C’est, si je ne me trompe, qu’il y eut un moment sous la Terreur, où les honnêtes gens, à force d’assister à des spectacles horribles, perdirent sinon leur sens moral, du moins leur sensibilité ! Tout en condamnant énergiquement en soi-même l’assassinat et la violence, on était tellement accoutumé à ces déplorables excès qu’on ne les remarquait plus : ils étaient passés à l’état chronique.

Le citoyen Pistache, dès que nous fûmes hors du quartier, remit sur le tapis la conversation de la veille. Je compris à son regard oblique et à certaines questions ambiguës, qu’il regrettait d’avoir été aussi loin avec moi et qu’il se reprochait son imprudence. J’eus l’air de ne point m’apercevoir de ses craintes, et fis en sorte, par mes réponses, de calmer son inquiétude, car le citoyen Pistache valait la peine, au point de vue du mal dont il était capable, d’être ménagé.

— Je dois à présent aller faire ma tournée à la maison de réclusion, me dit-il, accompagne-moi, je te promets de ne pas être long. Je trouve que les aristocrates sont toujours assez bien, et je ne m’arrête jamais aux plaintes qu’ils m’adressent.

La maison de réclusion d’Avignon avait été anciennement un couvent de Cordeliers.

Elle pouvait contenir, où pour mieux dire elle contenait, car il faut avouer qu’ils étaient un peu entassés les uns sur les autres, près de deux cents détenus.

— Vois-tu cette statue de saint François qui est là sur la porte ? me dit Pistache, c’est moi qui l’ai fait décapiter. Je trouve cette enseigne excellente et significative. Sa vue rappelle aux incarcérés le sort qui les attend.

Nous entrâmes alors dans un vestibule voûté, terminé par une grille de fer qui s’ouvrit devant le grand Pistache. À gauche se trouvait une porte surmontée d’une tablette en pierre noire, à moitié brisée et sur laquelle on apercevait les mots latins ad cœlos, qui terminaient une inscription dont le reste manquait. Au-dessous de cette tablette, était accrochée une planche de bois qui portait en grosses lettres : Corps-de-garde.

On appela alors mon compagnon de dedans le corps-de-garde, et je m’amusai, resté seul, à lire la consigne qui était affichée sur le mur. Je la reproduis textuellement :


« Mort aux traîtres ! les sergents, caporaux où commandants de poste ne laisseront entrer ou sortir personne sans une permission signée de deux membres du comité révolutionnaire.

« Ils veilleront à ce qu’il ne soit glissé dans les comestibles portés aux détenus ni lettres, ni billets, ni papiers, ni avis.

« La ronde sera faite cinq fois par jour.

« Tous les matins, à neuf heures, le commandant du poste viendra faire son rapport au comité.

« Signé : Églantine Dubois,
« président. »


J’achevais de copier cette consigne sur mon carnet, lorsque Pistache vint me retrouver,

— Regarde donc tous ces aristocrates qui montrent leurs têtes à travers les barreaux des fenêtres de leur prison encombrée de provisions de viande et de légumes, me dit-il ; j’espère que nous ne les laissons pas mourir de faim, ces maudits suspects ! Après tout, il faut avouer qu’avant qu’ils n’aient eu le temps de consommer ces provisions nous les envoyons ordinairement faire un tour à la guillotine !

Mon ami Pistache me quitta de nouveau pour procéder à la visite des chambres, et je me trouvai seul au milieu d’un immense corridor. Bientôt, au bruit de mes pas retentissants sur les dalles sonores, je vis apparaître, craintive et tout effarouchée, la jolie petite tête blonde d’un enfant qui s’était blotti dans un angle obscur.

Je lui souris avec bonté et appelai par un signe amical de la main.

L’enfant, après avoir hésité pendant quelques secondes, se décida enfin à venir à moi, et sa frayeur se dissipant bientôt, il ne tarda pas à jouer avec le fourreau de mon grand sabre.

— Eh ! mes amis, montrez-vous donc ! le militaire n’est pas méchant ! s’écria-t-il peu après.

À cet appel, une dizaine d’autres tout jeunes enfants des deux sexes, qui se tenaient blottis dans les embrasures des croisées, apparurent subitement, et rassurés par l’impunité acquise à la hardiesse de leur camarade, m’entourèrent avec curiosité.

— Comment vous trouvez-vous ici, mes amis ? leur demandai-je.

— Ce sont nos parents qui n’ont pas été sages, me répondit le plus âgé d’entre eux, un joli petit bambin qui pouvait avoir de sept à huit ans au plus. On les a mis en prison, et nous on nous permet de rester à jouer dans ce corridor pendant le jour !

— Moi, ma maman est bien bonne, s’écria une petite fille. N’est-ce pas, citoyen militaire, que tu ne la tueras pas avec ton sabre !

— Non, mon enfant, ne crains rien, lui répondis-je avec émotion, on ne fera pas de mal à ta chère maman.

— Oh ! que tu es bon, toi ! s’écria la pauvre enfant qui se jeta à mon col et m’embrassa en pleurant.

La vue de ces malheureux enfants me faisait mal ; je me hâtai de les quitter, et je redescendis dans la rue.

Quelques gardiens tentèrent bien de s’opposer à mon passage, mais la vue de mon uniforme et le nom de mon ami Pistache, que je prodiguai, levèrent tous les obstacles, et on me laissa sortir.

Je me promenais de long en large devant la prison, lorsqu’une voix tremblante et douce qui m’adressait la parole, me tira de mes tristes réflexions.

— Au nom du ciel ! monsieur, procurez-moi le moyen de voir mon père.

À cette prière, je tressaillis, car la voix qui la prononçait ne m’était pas inconnue ; et levant les yeux, j’aperçus devant moi, les mains jointes, les yeux noyés de larmes, la plus délicieuse personne que l’on puisse imaginer.

— Ah ! c’est vous, citoyenne ! n’écriai-je avec un profond étonnement en reconnaissant la jeune fille, qui, la veille, avait été insultée par la foule, à propos de la relique, et qu’Anselme avait sauvée…

— Vous, monsieur ! s’écria-t-elle de son côté. Ah ! c’est Dieu qui vous envoie ! Vous pouvez me rendre Le plus grand service… Ah ! pardon, dit-elle tout à coup en s’interrompant… j’oubliais que vous êtes l’ami du citoyen Pistache.

— Ce qui me vaut sans doute l’honneur, mademoiselle, de passer pour un bandit à vos yeux. Rassurez-vous. Je connais, en effet, le citoyen Pistache ; mais je ne partage ni ses opinions ni ses fureurs. Croyez donc que s’il est en mon pouvoir d’être à vous et aux vôtres de quelque utilité, je ne laisserai pas échapper cette occasion, car vous me semblez bien désolée !

— Ah ! monsieur, si vous saviez ! Mais tenez, la joie que me cause cet espoir que vous me donnez m’empêche de m’expliquer.

En effet, la jeune fille, suffoquée par ses pleurs, fut obligée de garder pendant un moment le silence.

Bientôt, essuyant ses yeux, elle reprit :

— Monsieur, me dit-elle, la vie de mon père, la mienne par conséquent dépendent de la volonté du citoyen Pistache.

— Et que ne t’adresses-tu, citoyenne, à Pistache lui-même ? dit en ce moment une voix rude qui se fit entendre à nos côtés.

Je me retournai et je vis Pistache qui, d’un air sarcastique et haineux, fixait ardemment ses yeux sur la jeune fille.

— Ah ! c’est comme cela que tu fréquentes les aristocrates, me dit-il en riant d’une méchante façon ; je ne savais pas que tu possédais de si nobles connaissances… Cette citoyenne est probablement la grisette dont tu t’es montré si jaloux hier au soir ?

— Aujourd’hui est la première fois que j’ai l’honneur de voir mademoiselle ; je ne connais pas même son nom.

— Alors permets-moi de te présenter, me dit Pistache, en affectant de prendre l’air d’un homme du monde : mademoiselle Amélie R***, la fille du marquis de R***, l’un des hôtes actuels de la maison de détention dont nous sortons.

Quoique Pistache essayât de conserver un air calme et digne, la façon dont il me présenta la jeune fille du marquis de R*** décelait malgré lui la haine qui l’animait et la joie que lui inspirait cette rencontre.

— Mademoiselle, dis-je en m’inclinant devant l’adorable et craintive créature qui, depuis l’apparition de Pistache, semblait en proie à une terreur extrême, ne vous troublez pas ainsi, et rassurez-vous ! le citoyen membre du comité révolutionnaire est beaucoup plus compatissant au fond qu’il ne veut le laisser voir, et je ne doute nullement qu’il ne se fasse un plaisir de vous protéger dans votre malheur.

— Comment donc, s’écria Pistache en m’interrompant, c’est-à-dire que je suis tout à fait aux ordres de la citoyenne ! N’est-ce pas un bien grand honneur pour moi que la fille d’un ci-devant marquis veuille bien condescendre jusqu’à accepter mes services !… Au reste, la citoyenne doit savoir que depuis longtemps j’attends sa visite !… Elle n’a qu’à me fixer le jour et l’heure qui lui conviendront, et elle peut compter qu’elle me trouvera chez moi !… Toutefois je lui conseille de se presser, car, si je ne me trompe, c’est justement demain que le comité révolutionnaire doit s’occuper de terminer l’affaire du ci-devant marquis de R***.

— Ah ! citoyen, je vous en supplie, s’écria la jeune fille avec un élan parti du cœur, dites-moi s’il m’est permis de conserver quelque espoir ?… Je sais bien que mon pauvre père est innocent…

— Un ci-devant n’est jamais innocent ! dit durement Pistache en interrompant la jolie solliciteuse. Quant à ton père, personnellement, les charges les plus graves pèsent sur lui… Je doute qu’il sorte de cette accusation avec sa tête !…

À ces affreuses paroles, la jeune fille devint pâle comme une morte, et appuya sa main sur son cœur, dont je crus entendre les battements.

— Que faire ? que devenir, citoyen ? reprit-elle peu après d’une voix suppliante et en élevant sur Pistache des yeux noyés dans les larmes, et dont l’expression eût désarmé un tigre.

— Il fallait d’abord ne pas perdre autant de temps que tu l’as fait, lui répondit-il durement, et venir me trouver tout de suite. Au reste, je ne puis causer plus longtemps ici avec toi. Mes devoirs me réclament. Je serai ce soir chez moi de huit à dix heures. C’est une concession que je veux bien faire à ton malheur… Au moins, sois exacte.

Pendant que le citoyen Pistache parlait, je ne puis exprimer la fureur que je ressentais ; vingt fois je fus sur le point de me jeter sur lui et de le traiter comme il méritait de l’être ; la pensée seule que cette violence ne pouvait qu’aggraver la position du marquis de R*** me retint. Quant à sa charmante et malheureuse enfant, elle accepta avec une héroïque résignation l’insulte du misérable, et rien en elle, si ce n’est une vive rougeur qui colora un instant son pâle visage, ne trahit la poignante émotion qu’elle éprouvait.

— Eh bien, citoyenne, tu ne me réponds pas, lui dit Pistache, en me prenant par le bras et en se disposant à s’éloigner, faut-il que je t’attende demain ?

La jeune fille tressaillit ; puis, m’adressant un regard singulier et que je ne pus comprendre, d’une voix calme à mon grand étonnement, répondit en saluant Pistache :

— À ce soir huit heures, chez toi !

— Je le savais bien ! murmura le membre du comité révolutionnaire en haussant les épaules d’un air de mépris. Ah ! ces ex-grandes dames, elles se ressemblent et se valent toutes !

Je dus faire un violent effort sur moi-même pour parvenir à me composer une contenance et ne pas laisser voir à Pistache le dégoût qu’il m’inspirait ; car il était nécessaire, pour l’accomplissement d’un projet que je venais d’arrêter en moi-même, que le membre du comité révolutionnaire ne me prit pas en défiance et restât mon ami.

— J’espère, brave adjudant, me dit-il bientôt après, en éclatant de rire, que tu as été complètement battu ! Voyons, ne me garde pas rancune de mon triomphe. Cette aristocrate n’est pour toi qu’une jolie personne, tandis que pour moi elle représente l’accomplissement d’une vengeance ! N’essaye donc pas de me la disputer ! Au reste, je saurai te dédommager à l’occasion de la condescendance à mes désirs !

— Tu te trompes étrangement, cher Pistache, lui répondis-je en affectant un air dégagé et insouciant, si tu te figures m’avoir pour rival. J’aurais été content de pouvoir être utile à cette enfant ; car sa douleur m’avait attendri ; mais voilà tout.

— Tu es jeune, tu es encore bien jeune, mon naïf adjudant ! s’écria Pistache en continuant de rire. Quoi ! tu te figures bonnement que les aristocrates éprouvent réellement les sentiments qu’elles affectent ? Quelle erreur ! ce sont des comédiennes consommées qui savent admirablement jouer leur rôle et en imposer aux incrédules comme toi. Quant à moi, je connais trop leurs ruses et leur hypocrisie pour me laisser prendre à leurs grimaces !

— Où allons-nous à présent, citoyen ? demandai-je à Pistache afin de couper court à la conversation.

— Chez le secrétaire du comité révolutionnaire, notre amphitryon d’aujourd’hui.

Dix minutes plus tard, Pistache-Carotte me présentait à ses collègues comme étant un des officiers les plus capables de l’armée, et en outre, le patriote le plus pur que l’on pût trouver, On m’accueillit à merveille.

Le dîner, à défaut de gaité, présenta une grande animation, car on ne parla que de politique.

Le siége de Toulon, les armées d’Italie et celles du Nord, la Convention, Robespierre, Danton, les Jacobins, Chaumette, Hébert et le tribunal révolutionnaire firent tous les frais de la conversation.

On discuta ensuite sur les moyens à prendre pour donner plus de force au mouvement révolutionnaire et assurer le salut public, mais cette discussion ne dura pas bien longtemps, grâce à l’unanimité de l’opinion des membres présents : tous tombèrent tout de suite d’accord que on n’obtiendrait ces heureux résultats qu’en donnant une grande activité à la guillotine !

— Allons, citoyens, s’écria le secrétaire, voici l’heure de la séance qui va sonner, il nous faut quitter la table ; nous reviendrons ce soir manger la desserte.

Les convives se levèrent alors, et je me disposais à m’éloigner, lorsque Pistache me saisissant par le bras :

— Au nom de la loi, je t’arrête, déserteur ! me dit-il en riant. Ah ! tu te figures que je m’en vais te laisser ainsi te mettre eu quête de ta bien-aimée aristocrate ! Je ne suis pas si sot ! Tu vas m’accompagner à la séance !

— Mais je n’ai pas l’honneur d’être ton collègue, et je ne puis par conséquent pénétrer dans la salle de vos conférences…

— Tu le peux parfaitement : nous délibérons toujours en public !

Ne voulant pas, je le répète, éveiller les soupçons de mon ami Pistache, je n’insistai plus pour recouvrer ma liberté, et je le suivis sans me faire prier.

Dès que les membres du Comité révolutionnaire eurent pris place, le secrétaire lut rapidement quelques dénonciations, on entendit très-sommairement le témoignage des citoyens cités, puis on rendit, toujours avec la même rapidité, un assez grand nombre de mandats d’arrestation.

Pendant que le comité fonctionnait, je me mis à feuilleter un grand registre placé devant moi : c’était le journal des procès-verbaux. Je remarquai que la forme adoptée par ce tribu était aussi expéditive que simple.

Voici la copie d’une de ces minutes écrites sur une feuille volante, que je ramassai par terre et emportai avec moi.


« Pour avoir dit : « Périsse la République qui nous, fait mourir de faim, et vive le pape qui nous faisait vivre ! » Charles Crétot, apothicaire, sera mis en état d’arrestation dans la maison de réclusion. Le scellé sera apposé sur ses papiers, meubles et effets.

Signé : Chou-Navet Dumont,
« Président, etc. ;


« Pour avoir voulu entretenir une correspondance avec son fils émigré, M. Labalue, ci-devant, sera traduit devant le comité de sûreté générale, auquel extrait du présent sera adressé avec les papiers et lettres saisis. »

Signé : Chou-Navet Dumont,
« Président, etc. ;


« Pour avoir entendu la messe dite du pape, en se tournant du côté du grand chemin d’Arles ; avoir fait baptiser un enfant à la cave et permis à sa famille de porter de beaux habits le dimanche et de vieux et sales le jour de décade, Granet père, marchand, sera mis pendant un mois en état d’arrestation chez lui.

« Pour avoir composé une pièce qui peut être qualifiée de factum et qui paraît se rapporter aux prétendus droits du pape sur Avignon, Trophime Laffat, prote chez le citoyen Laurent, imprimeur, sera traduit devant le Comité de sûreté générale, auquel copie du présent sera adressée ainsi qu’un exemplaire dudit factum.

Signé : Chou, etc.


« Pour avoir dit que cette ville d’Avignon appartient au pape de même que Paris appartient au roi ; avoir ajouté que bientôt Avignon, — faisant allusion aux armes papales, — retournera à qui de droit, Jean Audibert, homme de loi, sera mis en arrestation dans la maison de réclusion ; le scellé sera apposé sur ses papiers, meubles et effets.

« Pour avoir empêché son fils de chanter le « Ça ira » et lui avoir appris le vaudeville : « Vive Henri IV ! », André Trimoulet, dit Sans-Peur, marchand de soieries, sera mis en état d’arrestation, et le scellé sera apposé sur ses papiers, meubles et effets.

« Pour avoir vendu son blé un tiers de moins en valeurs métalliques qu’en assignats, Joseph Couriel, du village de la Côte, commune de l’ex-Saint-Jean, sera mis en état d’arrestation dans la maison de réclusion ; le scellé sera apposé, etc., etc.

« Pour ne pas s’être réjoui lors de la victoire de Jemmapes et avoir dit que Toulon était imprenable, Jean Rigault, ancien canonnier de la marine, sera mis en état d’arrestation ; le scellé, sera apposé sur ses papiers, etc. etc.

« Pour avoir donné asile à son frère, prêtre insermenté et rebelle, François Laussel, cultivateur du hameau des Pruniers, commune de Castelfort, sera mis en état d’arrestation dans la maison de réclusion ; le scellé sera apposé, etc., etc.

Signé : Chou-Navet Dumont,
« Président.
Signé : Laitue Planchet,
« Secrétaire.


Après avoir parcouru une assez grande partie de ce registre, je fis deux observations : la première, que dans les séances du matin, les mêmes faits étaient bien plus sévèrement jugés que quand ils se présentaient à la séance de l’après-dîner ; la seconde, que toutes les fois qu’il n’y avait pas de preuves matérielles, quel que fût le délit, le prévenu était simplement renvoyé à la maison de réclusion ; mais que dès qu’il y avait des preuves écrites, quelque minimes et insignifiantes qu’elles fussent, l’accusé était traduit devant le comité de sûreté générale.

Profitant, bientôt de l’animation qu’une dénonciation fort grave venait de faire naître parmi le comité révolutionnaire, je m’échappai adroitement et sans être vu de mon geôlier Pistache.

Une fois dans la rue, je m’empressai de hâter le pas, et me rendis, sans m’arrêter, jusqu’à l’extrémité opposée de la ville.

Un mauvais cabaret borgne que j’aperçus, me parut un endroit fort convenable pour me cacher ; je demandai une bouteille de vin et une chambre, et on me conduisit dans une arrière-boutique sombre et de la plus triste apparence.

Mon intention était de rester dans ce taudis jusque vers les sept heures, de façon qu’il fût impossible à mon ami Pistache de me retrouver avant la fin du jour ; puis, vers les sept heures, de me mettre à rôder dans les environs de sa maison, pour arrêter au passage la fille du marquis de R***, lorsqu’elle arriverait à son rendez-vous ; de lui bien faire connaître le danger affreux auquel elle s’exposait, et de lui offrir enfin mes loyaux et désintéressés services.