Les Étapes d'un volontaire (Duplessis)/I/XIII

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Alexandre CADOT (1p. 47-51).

XIII

Il était près de quatre heures lorsque j’entrai dans le cabaret, et la nuit ne tarda pas de m’envelopper de ses ombres : c’était à peine si à la lueur vacillante d’un feu chétif et à moitié éteint, qui brûlait tristement dans l’âtre du foyer, je pouvais distinguer les murailles humides et lézardées de la pièce où je me trouvais.

Au reste, profondément absorbé par mes réflexions, je prenais peu garde aux objets qui m’environnaient ; mon esprit flottait indécis entre mille résolutions confuses et diverses, que j’acceptais et repoussais tour à tour, ne sachant à quel parti m’arrêter, lorsqu’un léger coup, frappé à la porte du cabinet que j’occupais, me rappela à la réalité en m’arrachant à mes songes.

Ma première pensée fut que Pistache avait découvert ma retraite momentanée, et que, craignant que je ne songeasse à lui ravir sa proie, il venait sonder mes intention : je résolus de le traiter avec tout le mépris qu’il méritait.

— Entrez ! m’écriai-je à un nouveau coup qui relentit. La porte s’ouvrit doucement et une ombre sembla glisser vers moi.

— Qui êtes-vous ? repris-je en me levant vivement.

— La fille du marquis de R***, me répondit une voix tremblante que je reconnus tout de suite pour être celle de la jeune Amélie.

Il me serait impossible de décrire l’émotion que me causa cette apparition à laquelle j’étais si loin de m’attendre,

— Veuillez attendre un moment, mademoiselle, dis-je à la jeune personne, je m’en vais chercher de la lumière.

En effet, je revins deux minutes plus tard, avec une mauvaise chandelle que le cabaretier me donna, puis la fixant sur la table et offrant une chaise toute vermoulue, la seule qui se trouvait dans le cabinet, à mademoiselle de R*** :

— Asseyez-vous, je vous en prie, lui dis-je.

Elle se laissa tomber plutôt qu’elle ne s’assit, et prenant aussitôt la parole :

— Je ne puis encore comprendre où j’ai pu puiser assez de hardiesse pour tenter la démarche que je fais en ce moment, me dit-elle d’une voix altérée et en baissant les yeux ; l’affreux et imminent danger auquel est exposé mon père a seul pu me donner ce courage.

— Pardon, mademoiselle, me permettez-vous, avant de suivre cette conversation, de vous adresser une question ? Comment avez-vous pu savoir, car je suppose que c’est bien moi que vous cherchez, que j’étais réfugié ici ?

— Je vous ai suivi toute la journée, me répondit-elle.

— C’est différent : parlez, je vous écoute.

— Je n’ignore pas, monsieur, reprit-elle après une légère pause, que ma présence ici est une grave inconvenance ; mais, hélas ! par le temps de désastres et de bouleversements où nous vivons, on doit savoir fouler parfois aux pieds tous les usages reçus !… Je n’abuserai pas de votre patience… Quelques paroles me suffiront pour m’expliquer !… Ce matin, monsieur, j’allais repousser avec toute l’indignation et toute l’horreur qu’elle méritait la proposition du citoyen Pistache, lorsqu’à votre air franc et loyal, au sentiment de pitié que j’ai cru lire dans vos yeux, je me suis ravisée en pensant que peut-être bien le ciel venait d’envoyer en vous à mon pauvre père et à moi un protecteur ! Officier, et n’ayant sans doute rien à redouter de la méchanceté du citoyen Pistache, peut-être, ai-je dit, ce jeune homme qui semble me plaindre, a-t-il une sœur, et m’accordera-t-il sa protection…

— Vous ne vous êtes pas trompée, mademoiselle ! m’écriai-je avec chaleur. Je suis à vos ordres, et je ne demande qu’à me rendre digne, en la justifiant, de la confiance que vous avez bien voulu mettre en moi. Que faut-il faire ?

— M’accompagner chez le citoyen Pistache, et me jurer sur votre honneur que vous répondrez de celui de ma famille.

— Je vous le jure au nom de mes sœurs, mademoiselle ! m’écriai-je avec enthousiasme. Voici huit heures, qui sonnent : partons.

Pendant le long trajet que nous eûmes à parcourir avant d’arriver à la maison du citoyen Pistache, mademoiselle de R*** me raconta son histoire : elle, était bien simple. Son père, le marquis de R***, confiant dans son innocence, dans la vie retirée qu’il menait, et dans la bonne foi de la révolution, n’avait pas voulu passer à l’étranger. Bientôt, aux abominables excès qui épouvantèrent la France, il comprit qu’il s’était trompé et il changea de résolution ; mais il était alors trop tard : les routes étaient gardées, les ordres les plus sévères étaient donnés, et il lui fut impossible d’émigrer.

Enfin, il y avait de cela près d’un mois, sa maison fut envahie par une horde de gens armés qui, après y avoir tout mis au pillage, l’emmenèrent lui-même prisonnier.

Sa fille, qui, par bonheur, se trouvait chez une de ses vieilles tantes malades, garda la liberté.

— Vous raconter, à présent, monsieur, me dit la fille du marquis de R***, les démarches que j’ai tentées, les humiliations sans cesse renaissantes que j’ai eues à subir, serait au-dessus de mes forces. Sans les encouragements qui me furent prodigués par un vieux prêtre, ancien ami de ma famille, que j’eus le bonheur de rencontrer, et qui, proscrit lui-même, oublia son propre danger pour m’aider dans mes sollicitations, je sens que je n’aurais pas eu le courage de supporter plus longtemps l’existence !… Mon intention était de me rendre à une séance publique du comité révolutionnaire et de crier : « Vive le roi ! » pour me faire incarcérer.

Ce prêtre dont vous me parlez, mademoiselle, est probablement 

cet homme revêtu d’une carmagnole brune, qui prit hier au soir votre défense à propos de cette relique que vous aviez soustraite au bûcher.

— Lui-même, monsieur ! Ah ! son sublime dévouement pour moi l’a rendu mon second père !

— Pardonnez-moi, mademoiselle, lui dis-je alors, d’aborder un sujet de conversation qui doit vous être bien pénible, mais il est indispensable que je sache à quoi m’en tenir à cet égard : quelles ont été jusqu’à ce jour vos relations avec le citoyen Carotte-Pistache ?

Au nom du membre du comité révolutionnaire, je sentis le bras de la pauvre jeune fille trembler sous le mien.

— Le citoyen Carotte-Pistache, me répondit-elle, après un moment de silence qu’elle employa sans doute à affermir sa voix, le citoyen Pistache ne m’était pas inconnu ayant la révolution.

— Quoi ! était-il donc reçu dans la maison de monsieur votre père ?

— Le citoyen Pistache n’a jamais été reçu nulle part, me répondit-elle avec une fierté qui lui allait à ravir ; il est vrai que plusieurs fois il vint au château, mais c’était seulement pour traiter de la vente d’un morceau de terrain qu’il possédait et que mon père désirait ! Ici se place un aveu qu’il m’est pénible de vous faire, mais que je ne veux cependant pas vous cacher. La dernière fois que M. Marcotte mit les pieds au château, j’entrai dans la bibliothèque de mon père pendant qu’il s’y trouvait. Sa vue me causa une sorte de mouvement de dégoût ou d’effroi que je n’eus pas la présence d’esprit de complètement dissimuler et qu’il remarqua sans doute. Quoique M. Marcotte fût alors un scandale pour la ville et que la triste célébrité attachée à son nom fût parvenue jusqu’à nous, je ne m’en reprochai pas moins amèrement mon étourderie, et je fus au désespoir de l’avoir blessé ! Jugez quelle dut être ma confusion lorsque le lendemain de ce jour je reçus une lettre de ce misérable…

— Une lettre de menaces, sans doute…

— Hélas ! non, monsieur, une lettre d’amour ! Il avait remarqué la fâcheuse impression que sa vue avait produite sur moi, disait-il, mais il savait attendre, et il espérait tout de l’avenir ! Il terminait en ajoutant que le temps était à l’orage et que l’appui d’un cœur dévoué et d’un bras vaillant, n’était pas une chose à dédaigner pendant la tempête…

— Quelle impudence ! Que dit monsieur votre père ?

— Il ne connut jamais cette lettre. Il est, monsieur, des outrages immérités qu’une fille, quand elle les subit, doit savoir cacher à son père ! Au reste, cette insulte me parut si gratuite, si dénuée de sens commun que je ne tardai pas à en perdre le souvenir !

— Ah ! je comprends le reste ! la révolution est arrivée…

— Hélas ! oui, monsieur, et M. Marcotte, devenu le citoyen Pistache-Carotte, le membre le plus influent du comité révolutionnaire, n’a pas tardé à se venger du mépris que je lui avais montré en faisant incarcérer mon pauvre père…

— Ne craignez rien, mademoiselle, m’écriai-je avec feu, vous avez invoqué auprès de moi le souvenir de mes sœurs, eh bien ! c’est justement à ces chères enfants que j’ai pensé lorsque le hasard m’a fait vous rencontrer. Je me suis dit que si jamais l’une d’elles se trouvait, — rien n’est, hélas ! impossible en fait d’infortunes et de catastrophes par le temps où nous vivons, — exposée à un grand danger, ou sous le coup d’un malheur terrible, ma reconnaissance pour l’homme loyal et désintéressé qui viendrait à son secours, atteindrait jusqu’au fanatisme ! Pourquoi donc ne ferais-je pas pour vous ce que je voudrais que l’on fit pour mes sœurs ! Rassurez-vous, un être aussi vil que le citoyen Pistache ne peut être brave ! S’il repousse mes prières, j’aurai recours à la force. Je veux que votre père soit libre : il le sera !

— Ah ! monsieur ! me répondit la jeune fille d’une voix attendrie, que Dieu vous récompense de votre généreuse conduite ! Quant à moi, je devrais refuser votre noble dévouement, qui va peut-être vous exposer à quelque grand danger, vous mettre dans une position difficile, mais je ne m’en sens pas le courage… À l’idée de me retrouver avec mon père, mon égoïsme parle plus haut que ma délicatesse… J’accepte votre secours !

Mademoiselle de R*** achevait de prononcer ces mots, lorsque nous arrivâmes devant la sombre maison qu’habitait le citoyen Pistache.

Un mince filet de lumière que nous aperçûmes briller à travers les interstices d’une croisée mal jointe, nous apprit que le misérable attendait déjà sa victime.

— N’est-il pas à craindre qu’en nous voyant apparaître tous les deux ensemble, le citoyen Pistache n’essaye d’appeler au secours, ou du moins ne tente de m’échapper, dis-je à la jeune fille. Peut-être feriez-vous bien de vous montrer seule d’abord. Quant à moi, je resterai caché dans l’escalier.

— Entrer seule dans la tanière de cette bête féroce !… Oh ! je n’oserais jamais ! s’écria mademoiselle de R*** avec effroi. Mais tenez, monsieur, il est temps encore… retirez-vous !… Ne vous mêlez pas de cette affaire qui ne vous regarde en rien, et qui peut avoir pour vous de bien fâcheuses conséquences… Oh ! pas de fausse honte !… Ne vous croyez pas lié par ces paroles qu’une généreuse indignation vous a dictées, et dont je vous serai à tout jamais reconnaissante !… Songez que vous avez une mère, des sœurs !… que votre existence est chère et précieuse !… Et puis, je ne suis pas si à plaindre !… Je rejoindrai bientôt mon père… venez… partons !

Il y avait tant de douceur et de résignation dans la façon dont la pauvre jeune fille prononça ces paroles, que je ne me sentis pas le courage de l’interrompre ; le son de sa voix me remuait l’âme.

En la voyant prête à s’éloigner, je la retins par le bras.

— Merci, mademoiselle, lui dis-je, de l’intérêt que vous voulez bien prendre à ma sûreté ; mais ma résolution est inébranlable, rien ne pourrait me détourner à présent de mon dessein. Je me suis engagé à vous rendre votre père, votre père vous sera rendu. Au reste, votre instinct exquis de femme vous inspire probablement mieux que ma prudence ! Il est peut-être préférable que nous entrions ensemble. Venez.

La fermeté avec laquelle je prononçai ce dernier mot ne laissait à mademoiselle de R*** d’autre parti que celui de l’obéissance.

— Allons, monsieur, me répondit-elle avec cette résolution si inexplicable et si commune à la fois que savent trouver les natures d’élite, lorsque sonne l’heure du danger. Ce que vous faites en ce moment pour mon père et pour moi est une action que nos cœurs sauront reconnaître, mais que Dieu seul pourra récompenser !

Quelques secondes plus tard, je frappais discrètement à la porte du redoutable membre du comité révolutionnaire.

— Qui est là ? s’écria la voix du citoyen Pistache.

— C’est moi ! la citoyenne Amélie, répondit aussitôt mademoiselle de R***.

Nous entendîmes alors un rire moqueur accompagné d’une exclamation de triomphe, puis, presqu’au même instant, une clé grinça en tournant dans la serrure et la porte s’ouvrit.

— Entre, citoyenne ! dit Pistache. Seulement, tâche une autre fois, si je consens à te recevoir encore, de me montrer un peu plus d’empressement et d’exactitude ! Il y a plus de dix minutes que huit heures sont sonnées !… Or, le temps où l’on faisait faire antichambre aux manants est passé… Tâche d’apprendre un peu le respect que l’on doit à un membre du comité révolutionnaire.

Pistache qui, en parlant ainsi, s’était tenu devant la porte, probablement afin de faire subir à mademoiselle de R*** l’humiliation de rester devant lui sur le palier de l’escalier, se retira de la position qu’il occupait pour lui laisser le passage libre.

Profitant de ce mouvement, je sortis de l’angle obscur où je me tenais caché, et, poussant doucement mademoiselle de R*** devant moi, j’entrai à sa suite dans l’appartement de mon ami le sans-culotte.

À ma vue, Pistache parut d’abord frappé d’étonnement, mais sa stupéfaction disparut bientôt devant sa colère.

— Que viens-tu faire ici, brigand ? s’écria-t-il en s’avançant résolument d’un pas vers moi. Va-t’en sans plus tarder, ou gare à ma vengeance !

Au lieu de répondre à Pistache, je fermai vivement la porte à double tour, puis mettant la clef dans une des poches de mon uniforme, je croisai les bras et le regardai fixement. Il pâlit.

— Ah ! ah ! reprit-il en affectant de rire d’une façon bruyante, probablement avec l’intention de dissimuler la crainte que lui causaient et mon action et mon silence, je vois que tu es en gaîté, ce soir… tu veux me mystifier… Mauvais plaisant, va ! En voilà assez comme cela ; j’ai à causer avec la citoyenne au sujet d’une dénonciation fort sérieuse que j’ai reçue tantôt et qui concerne le salut de la République ! Fais-moi le plaisir de nous laisser seuls au plus vite.

— Mon doux et excellent ami, lui répondis-je tranquillement, je suis prêt à faire tout ce qui dépendra de moi pour t’être agréable ! Tu désires que je sorte, soit ; seulement, comme il est de toute justice que tu payes mes bons procédés de retour, tu me permettras de mettre deux conditions à mon obéissance.

— Explique-toi vite, me répondit-il en oubliant de continuer de rire et en prenant un air sérieux. Que demandes-tu ? que veux-tu ?

— Deux choses fort simples et qu’il est en ton pouvoir de m’accorder : d’abord que mademoiselle de R*** se retire comme elle est venue, c’est-à-dire avec moi ; ensuite, que tu me signes l’ordre d’élargissement de son père.

— Comment, cher ami, tu n’as plus d’autres prétentions ? Réellement, tu es d’un désintéressement rare ! Impossible de trouver un homme moins exigeant que toi.

— Je te ferai observer à mon tour, mon bien-aimé Pistache, que mon temps est précieux, et que, malgré tout le charme de ta conversation, il ne m’est pas permis de te consacrer plus de cinq minutes encore… Fais-moi donc le plaisir de me répondre catégoriquement : acceptes-tu, oui ou non, mon ultimatum ?

— Ah ! misérable serpent que j’ai réchauffé dans mon sein, s’écria Pistache en se dépouillant du masque de feinte douceur qu’il avait conservé jusqu’alors et en grinçant des dents ; ah ! tu oses relancer le lion dans son antre ! malheur à toi ! Reste ici avec ton indigne maîtresse… c’est moi qui vais sortir !… Tu me verras revenir bientôt avec ma vengeance !…

À cette insulte si ignoble et qu’elle méritait si peu, adressée à mademoiselle de R***, je sentis une colère immense me mordre au cœur ; toutefois, déterminé à garder mon sang-froid à tout prix pendant la lutte que je venais d’engager, j’eus assez de force de volonté pour ne pas laisser éclater mon indignation.

— Citoyen Pistache, lui répondis-je d’une voix contenue et en me reculant de quelques pas, de façon à pouvoir, au besoin, m’appuyer contre la porte, je t’avertis que si tu essayes de sortir de cette chambre, je te tue comme un chien enragé que tu es !

À l’air dont je prononçai ces paroles, le citoyen Pistache comprit qu’il ne s’agissait pas d’une vaine menace, mais d’une résolution bien arrêtée, et, de pâle qu’il était, il devint blême.

— Mais c’est donc un guet-apens, un assassinat ! s’écria-t-il en levant sur moi un regard obscurci par la peur.

— Il faut que tu sois bien maladroit ou bien troublé pour oser prononcer les mots de guet-apens et d’assassinat devant mademoiselle, que tu avais espéré attirer ce soir chez toi, et dont tu as fait incarcérer le père, lui répondis-je. — Crois-moi, le seul parti qui te reste à prendre est de signer d’abord l’ordre d’élargissement, que j’exige, et de me laisser ensuite partir en paix !…

— Signer cet ordre ! jamais ! j’aimerais mieux me couper le poing !

— Entre le sacrifice de ton poing et celui de ta vie, la différence est grande !

— Qu’entends-lu dire par là ? s’écria le citoyen Pistache, tandis qu’un tremblement nerveux agitait son corps. Que tu veux m’assassiner ?

— On tue un reptile venimeux, mais on ne l’assassine pas !

— Alors ton intention, si je refuse d’obéir, est de me tuer ?

— Oui, citoyen, c’est bien là mon intention.

— Monsieur, je vous en supplie… s’écria alors mademoiselle de R*** en prenant pour la première fois, depuis qu’elle était entrée, la parole ; mais l’interrompant sans lui donner le temps de poursuivre :

— Mademoiselle, lui dis-je, votre intervention en ce moment ne peut rien sur ma résolution ; veuillez, je vous en prie, me laisser seul un instant avec mon honorable ami. Notre conversation en est arrivée à un moment où la présence d’une femme ici n’est plus possible. Attendez-moi dans l’escalier… je vous rejoindra tout à l’heure.

En parlant ainsi je mis une de mes mains sur la poignée de mon sabre, et de l’autre ouvrant la porte, je fis un signe impérieux de tête à mademoiselle de R*** de sortir : elle obéit.

Jamais je n’oublierai la profonde et hideuse expression de terreur que refléta le visage du citoyen Pistache lorsque nous nous trouvâmes seul à seul en présence.

Cependant, après avoir réfléchi pendant quelques secondes il parut se rassurer.

— Citoyen, me dit-il, je crois que pour terminer au plus vite cette scène qui menace de tourner au ridicule, nous ferions bien de parler un peu raison. Veux-tu laisser la menace de côté et causer logiquement, en homme d’affaires ? Oui ! Alors, écoute-moi avec attention. D’abord, je suppose, et c’est là, tu le reconnaîtras, une grande concession que je te fais, — je suppose, dis-je, que ton intention soit réellement de m’assassiner. À quoi te servira ma mort ? quel bénéfice en retireras-tu ? À rien ; aucun ! Ne m’interromps pas, je te prie, et laisse-moi poursuivre. Tu conçois fort bien que moi n’étant plus, l’ex-ci-devant marquis de R*** n’en restera pas moins en prison pour le présent, n’en sera pas moins jugé plus tard, et exécuté ensuite pour cela !

Grâce à la révolution, on n’est pas à un juge près en France, et les bourreaux ne manquent pas ! Ton grand coup de sabre ne te ferait nullement atteindre le but auquel tu tends.

À présent, j’aborde un autre ordre d’idées.

Après avoir discuté l’utilité et l’opportunité de ma mort, voyons quelles en seraient les conséquences.

D’abord, si je ne m’abuse, elle produirait chez les patriotes, — et n’oublie point que ce sont les patriotes qui possèdent le pouvoir, — elle produirait, dis-je, un vif désir de vengeance !

Avant vingt-quatre heures, tu serais découvert comme étant l’auteur du crime ; quarante-huit heures après ta tête roulerait sur l’échafaud !… Qu’as-tu à répondre à cela ?

— Une chose très-simple, mon bien aimé Pistache : d’abord c’est que si tu n’étais plus de ce monde, le marquis de R***, que j’ai résolu de sauver, posséderait un ennemi de moins acharné à sa perte, et surtout le plus dangereux de tous, car il lui est personnel. Il y aurait donc chance alors, en mettant en jeu toutes les protections que l’on possède, de tirer cet infortuné ci-devant d’affaire ! Tu vois que ta mort présente un côté éminemment utile et propice à mon projet. À présent, je passe à cette perspective de l’échafaud, que tu as bien voulu me montrer pour moi dans un avenir tellement rapproché qu’il équivaut au présent. Eh bien, cher ami, permets-moi de ne pas partager davantage, à ce sujet, ta manière de voir. Non-seulement l’on ne me poursuivra pas, mais, bien plus, on applaudira à mon action…

— Es-tu fou ? que répondras-tu donc au comité révolutionnaire quand il t’interrogera ?

— Le comité révolutionnaire ne m’interrogera pas, par cette excellente raison que ce sera moi qui irai à lui bien avant qu’il ne m’appelle ; or, voici le petit discours que je lui tiendrai…

— Voilà, je l’avoue, qui m’intéresse.

— Citoyens, leur dirai-je, hier je croyais posséder pour ami un patriote, mais ce patriote n’était qu’un traître vendu à l’étranger !… Frémissez d’indignation et redoublez de vigilance, en apprenant le nom de cet infâme !… c’était Pistache-Carotte votre collègue !… Hier au soir le misérable, excité par la boisson et ayant perdu toute prudence, s’est ouvert à moi, m’a dévoilé ses projets et a fini par m’offrir de partager avec lui, au prix de mon honneur, l’or de l’Angleterre… Vous comprenez quelle a dû être ma réponse, un refus énergique et méprisant, la promesse que je dévoilerai son inqualifiable conduite, que je vous dénoncerai ce crime de lèse-nation… Le monstre découvrant alors jusqu’à quel point il s’était trompé en me jugeant capable de devenir son complice, n’a pas reculé, pour sauver sa tête, devant un crime !

Armé d’un poignard, il s’est précipité sur moi pour appliquer sur ma bouche patriotique le sceau de l’éternité ; la liberté a doublé la force de mon bras, et dans la lutte qui s’est engagée entre nous, j’ai eu le malheur de tuer le monstre, je dis le malheur, car je regrette que pour l’exemple des traîtres sa tête ne soit pas tombée sur l’échafaud.

Voilà, mon cher Pistache, quel sera le discours que je tiendrai au comité révolutionnaire.

— Et tu te figures que l’on ajoutera foi à une semblable calomnie, dénuée de toute preuve ! s’écria Pistache, qui ne put, malgré ses efforts, me cacher son émotion.

— J’en suis certain, et voici pourquoi : c’est que je dévoilerai à tes anciens collègues l’existence de ce luxueux et mystérieux boudoir que tu as eu l’imprudence de me montrer hier !… Le peuple envahira alors ta maison et, à la vue de ces richesses soigneusement cachées, que tu gardais pour toi, tandis qu’en public tu affectais la misère, le cri de rage et de réprobation qui s’élèvera contre ta mémoire sera tel, qu’il n’y aurait rien d’impossible à ce que l’on me portât en triomphe, tandis que l’on traînerait ton cadavre dans le ruisseau. Mais le temps presse, cher ami, et j’ai hâte d’en finir. Je t’accorde encore cinq minutes de réflexion ! Ces cinq minutes écoulées, où tu me remettras l’ordre d’élargissement du marquis, où tu mourras… Je n’ajoute plus une parole Choisis !

— Adjudant, me répondit alors Pistache, je ne t’aurais jamais cru aussi fort que tu t’es montré ce soir ! Il y a en toi de l’avenir. Tu as gagné la partie, et il ne me reste plus qu’à payer…

Le sans-culotte que je ne perdais pas des yeux, car je craignais quelque trahison de sa part, s’assit aussitôt devant son bureau et écrivit deux lignes sur un papier portant l’en-tête du comité révolutionnaire, puis, me le remettant :

— Voici, me dit-il ; es-tu satisfait ?

Je pris le papier : c’était, rédigé selon les formes ordinaires et légales, un ordre d’élargissement.

— Très-bien, mon cher Pistache, lui répondis-je, j’aime mieux cela. J’allais me retirer lorsque le sans-culotte me retint.

— Cher ami, me dit-il, ce que j’estime par-dessus tout dans un homme, c’est l’énergie et le courage ; tu as montré ce soir une vigueur qui te vaut à tout jamais mon estime. Veux-tu que nous continuions à être amis ? Je te jure, quant à moi, que je te fais cette offre de tout cœur et sans aucune arrière-pensée de prendre une revanche.

Comme je n’avais rien à gagner à me faire un ennemi mortel du dangereux et puissant sans-culotte, je l’assurai que notre discussion n’avait changé en rien les sentiments que je lui portais, et je serrai cordialement, du moins en apparence, la main qu’il m’offrit.

Je ne puis dire la joie que j’éprouvais en portant à la pauvre enfant qui m’attendait dans l’escalier, l’ordre d’élargissement qui sauvait la vie de son père.

À présent, si le lecteur me demande quelle eût été ma conduite, dans le cas où le citoyen Pistache se fût refusé à se rendre à mes désirs, je lui répondrai que, ma foi, je n’en sais rien !

Il me serait difficile de peindre la joie qu’éprouva mademoiselle de R*** en recevant de mes mains l’ordre d’élargissement de son père : son émotion était tellement vive qu’elle resta pendant près d’une minute sans pouvoir prononcer une parole.

— Ah ! monsieur, me dit-elle enfin avec un attendrissement que je n’oublierai jamais, le service que vous venez de me rendre est trop grand pour que je puisse vous témoigner ma reconnaissance : il me contraint même à ne plus vous revoir ! Croyez au moins que votre nom trouvera place tous les jours dans ma prière !

Je m’inclinai silencieusement devant la noble jeune fille : elle parut un moment vouloir m’adresser de nouveau la parole, mais changeant presque aussitôt de résolution, elle s’éloigna vivement.

Craignant qu’en traversant seule la ville à une heure aussi avancée, elle n’eût à subir les outrages des patrouilles irrégulières des sans-culottes, je la suivis de loin jusqu’à ce qu’elle eût regagné sa demeure.

Rentré chez moi, je passai une nuit fort agitée ; je craignais que Pistache, ne subissant plus ma pression, ne révoquât l’ordre d’élargissement que je lui avais arraché par violence.

Un moment je fus sur le point d’aller trouver Anselme, pour le mettre au courant de ma position, et lui demander aide et conseil ; mais j’abandonnai tout de suite cette résolution, afin de ne pas l’entraîner dans ma perte, si les événements se compliquaient, car, quant à moi, ma résolution était inébranlablement arrêtée, de ne reculer devant aucun obstacle, aucun danger.

À peine fit-il jour que je m’habillai à la hâte et me rendis chez le citoyen Pistache que je trouvai encore au lit.

— Ah ah ! s’écria-t-il, en me voyant entrer, il paraît, cher ami, que tu doutes encore de ton triomphe, et que tu ne le crois pas complet. Rassure-toi ! loin de t’en vouloir, je te suis, au contraire, très-reconnaissant de ta conduite d’hier ! Elle m’a appris qu’il ne faut jamais se fier à personne, et m’a mis en garde pour l’avenir… Cette leçon vaut bien une tête, sans doute. Sans compter que pour un aristocrate qui m’échappe, je saurai bien me rattraper sur vingt autres ! Ne parlons donc plus de cela ! Toutefois, et pour en finir à tout jamais avec ce sujet, je te rappellerai que je compte sur la promesse que tu m’as faite de ne révéler à qui que ce soit au monde l’existence de mon boudoir.

— C’est une promesse que je tiendrai ! Seulement, permets-moi de t’adresser une question. Comment se fait-il que parmi les nombreuses personnes qui ont dû pénétrer dans ce mystérieux réduit, pas une seule ne t’aie encore dénoncé ?

— Voilà que tu redeviens naïf aujourd’hui, comme j’aurais voulu te voir hier, me répondit Pistache en haussant les épaules. Quoi, tu ne comprends pas que mon boudoir a toujours servi d’antichambre à l’échafaud ! Or, je ne connais pas de confident plus discret que la guillotine !

— Ainsi, mademoiselle de R***, m’écriai-je…

— Parbleu, si elle fût restée ici hier au soir, demain elle eût été guillotinée avec son père, me répondit froidement Pistache sans me laisser achever ma phrase. Voilà que tu pâlis… Enfant, tu ne seras jamais qu’un obscur et triste révolutionnaire !…

— Révolutionnaire, moi ! répétai-je avec force. Jamais ! Mais, tiens, Pistache nous ne pouvons continuer à nous voir !… L’horreur que me cause ton cynisme est tellement violente, qu’elle l’emporte sur ma prudence ! Je veux enfin que tu saches ce que je pense de toi !

— C’est inutile, s’écria Pistache en m’interrompant, ces scrupules d’enfant ne feraient guère d’impression sur moi et ne changeraient ni ma manière de voir ni d’agir ! Que veux-tu ? tu prends la révolution au sérieux et tu ne comprends pas le parti que l’on peut tirer d’un patriotisme intelligent… Nous n’arriverions donc jamais à nous entendre… Je te plains plus que je ne te hais, et comme me venger de toi me donnerait plus de mal que cela ne me rapporterait de plaisir, tu n’as rien à craindre de ma colère… laisse-moi tranquille et va-t’en.