Les Étapes d'un volontaire (Duplessis)/II/X

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Alexandre CADOT (2p. 41-44).

X

Ce ne fut qu’après avoir franchi presqu’en courant une distance d’une lieue au moins, que je m’arrêtai pour reprendre haleine.

Un bruit, dont je ne pouvais me rendre compte, bruit entremêlé de chansons hurlées par des voix désagréables, et que j’entendis à quelques pas de moi, venant de derrière un massif d’arbres, attira bientôt mon attention et mes pas.

Je trouvai une dizaine de vivandières qui lavaient dans un ruisseau les vêtements ensanglantés des soldats tués dans le dernier combat. Cette vue me fit oublier ma fatigue, et je repris ma course avec une énergie et une vitesse nouvelles.

À quatre heures de l’après-midi, j’atteignis le petit village de Messino, et je m’empressai d’entrer dans une mauvaise auberge, — la seule de l’endroit, — qui me parut, en comparaison du camp que je venais de quitter, une somptueuse demeure.

En sortant de Messino, je traversai plusieurs villages dont les habitants, Piémontais il y avait un an à peine, étaient devenus, par le sort des armes, des citoyens français.

J’en rencontrai plusieurs qui se rendaient au marché pour vendre leurs légumes et leurs fruits ! en m’apercevant, ils s’empressèrent de crier à tue-tête : « Viva la republica ! viva l’égalita ! »

— Où allez-vous comme cela ? leur demandai-je.

— Nous allons au vicariat de Sospello ! me répondit l’un d’eux qui comprenait le français.

— Vous voulez dire au district de Menton.

— Oui, citoyen, au district de Menton, répéta le paysan avec embarras. C’est que, voyez-vous, nous avons tellement l’habitude de dire le vicariat.

— Que vous oubliez que vicariat doit se prononcer aujourd’hui district.

— Ne croyez pas au moins, citoyen, que nous ne soyons pas de bons républicains. Viva la republica et l’égalita !

Comme ces paysans faisaient la même route que moi, je marchai pendant quelque temps à leurs côtés, et leur conversation m’apprit que, si les hasards de la guerre les avaient faits citoyens d’une république, leurs opinions étaient en désaccord avec cette forme politique.

Enhardis par l’air de profonde indifférence que je conservai, les paysans se figurèrent que je ne comprenais rien à leur patois, et ne se génèrent plus pour parler à cœur ouvert devant moi.

— Savez-vous la bonne nouvelle, mes amis ? dit l’un d’eux, un tout jeune homme. On prétend que nous avons battu les Français près du mont Saint-Bernard !

— Que Dieu fasse que cela soit vrai ! s’écria un vieillard en levant les yeux vers le ciel ; il est bien temps que nous sortions de notre honte !

Triste chose que les conquêtes opérées par la force ! pensai-je en moi-même. Pour arriver à la victoire, on doit verser flots de sang la victoire obtenue, on n’a réussi qu’à se faire des ennemis cachés.

Tant que la république, n’ayant pas confiance dans sa supériorité sur tous les autres gouvernements, voudra faire des prosélytes par les armes, sa propagande n’aura ni efficacité ni durée !

De Menton, où j’arrivai le même jour, je me rendis à Nice.

De Nice à Grasse, aucun incident nouveau n’accidenta ma route, et j’entrai dans cette dernière ville un peu avant la fin du jour.

Mon premier soin fut de me diriger vers la maison de Verdier. Il me reçut à merveille ; je restai deux jours avec lui, puis je me remis en route.

Mon intention, intention dont je m’applaudis aujourd’hui, était de profiter de mon retour dans ma famille pour parcourir et étudier l’intérieur de la France. Je résolus, chaque fois que l’occasion s’en présenterait, de voir de près les mœurs actuelles des provinces et de suivre, non le chemin qui devait me ramener le plus vite dans mes foyers, mais celui qui m’offrirait le plus de sujets d’observations et d’étude !

Au reste, muni d’argent et possédant un passeport, on, si l’on aime mieux, un congé en règle, ne devant séjourner longtemps : dans aucun endroit, et par conséquent ne pouvant porter ombrage à l’ambition de personne, j’étais à peu près assuré, en usant d’un peu de prudence, de n’être pas inquiété.

J’avais si souvent, lors de son siége, entendu parler de la ville de Toulon, que depuis longtemps je m’étais promis, si jamais l’occasion s’en présentait, de la visiter en détail.

Quoique l’accomplissement de ce projet me fît dévier de mon itinéraire, je résolus, profitant de ma liberté, de me diriger vers cette ville.

De Grasse à Toulon j’eus à souffrir des privations sans nombre ; ne pouvant à prix d’argent me procurer le pain qui m’était strictement nécessaire pour ma consommation, je devais, profitant de ma feuille de route, avoir recours à la municipalité de chaque endroit par où je passais.

On ne pourrait s’imaginer les formalités, les ennuis, les démarches qu’il me fallait subir pour obtenir quelques onces d’un pain à moitié moisi et à peu près indigeste. La disette qui régnait dans les provinces était affreuse.

Un peu avant d’arriver à Toulon, je fis la rencontre de deux compagnons ouvriers, qui, se préoccupant fort peu de politique et tout adonnés à l’étude de leur art, — ils étaient serruriers mécaniciens, — faisaient leur tour de France.

Ils m’adressèrent la parole pour me souhaiter une bonne journée, je leur répondis quelques mots pour les remercier, et la connaissance se trouva aussitôt faite.

L’un des deux ouvriers, âgé d’environ vingt-cinq ans, me parut affligé d’un caractère taquin et hargneux : contredisant sans cesse son compagnon et trouvant moyen d’épiloguer à propos de la parole la plus insignifiante, sa conversation n’était qu’une longue et acerbe contradiction. J’appris qu’il était Picard ; il se nommait Antoine.

— Ah ! voici les portes de la ville, m’écriai-je en apercevant un des murs d’octroi de Toulon. Mes amis, si vous voulez m’en croire, nous allons cesser toute conversation et garder un absolu silence.

— Pourquoi cela, militaire ? me demanda Antoine.

— Parce que les autorités de Toulon, craignant de voir cette ville retomber au pouvoir des Anglais, voient dans tous les étrangers qui y arrivent, m’a-t-on dit, autant d’espions et de conspirateurs, et qu’un propos tenu par nous en plaisantant, et mal interprété, pourrait nous attirer des désagréments sérieux.

— Vraiment ! s’écria Antoine d’un ton narquois. Eh bien, tant pis pour les autorités qui ne savent pas reconnaître les bons patriotes des conspirateurs ! Que le diable m’emporte si j’ai peur de ces imbéciles-là ! je suis un ouvrier, un honnête homme ; je dis ce que je pense ; je pense ce que je veux, et me soucie peu de l’opinion du monde !

— Tu as tort, Antoine, dit l’autre compagnon en s’adressant à son camarade, de répondre ainsi au bienveillant conseil que te donne le citoyen officier. Tu finiras, en voulant toujours faire à ta tête, par te trouver fourré dans quelque mauvaise affaire dont tu ne sauras plus comment te sortir.

— Laisse-moi donc tranquille avec ta sotte peur, interrompit Antoine en levant les épaules ! Je dirai, je te le répète, ce que je voudrai ! Que je vais reprendre Toulon pour mon compte personnel, par exemple, et me déclarer roi de France !

Au moment où l’entêté serrurier prononçai ces imprudentes paroles, un homme, revêtu d’une riche carmagnole et coiffé d’un crasseux bonnet phrygien, passait près de nous ; en entendant Antoine, il s’arrêta court et sembla indécis un moment sur le parti qu’il devait prendre.

— Tiens, voilà un espion qui va me dénoncer ! continua Antoine à haute voix et en éclatant de rire. Vous allez voir que l’on va me prendre pour un Capet !

La société de ce serrurier ne me convenant pas, car elle me paraissait, au point de vue de ma sûreté, fort compromettante, je pris congé de lui à la première rue que nous rencontrâmes, et je fus de mon côté.

Une heure plus tard, installé dans le petit hôtel borgne du Grand-Cerf, j’attendais dans la salle à manger commune que l’on m’apportât le modeste repas que j’avais commandé, lorsque plusieurs patriotes de la ville entrèrent.

— Savez-vous la nouvelle ? dit l’un d’eux en s’adressant à l’aubergiste. Il paraît que plusieurs espions piémontais viennent de pénétrer dans la ville : on prétend également que des satellites étrangers, déguisés en officiers et en soldats républicains, sont disséminés en grand nombre dans l’intérieur de la ville…

— Est-ce possible ? s’écria l’aubergiste en affectant une indignation profonde… Ah ! les misérables, que ne les arrête-t-on tout de suite ? Que ne les déchire-t-on en morceaux !…

— Ma nouvelle est d’autant plus authentique, reprit le sans-culotte, que je la tiens de mon cousin, le secrétaire du comité de surveillance ! Quant à arrêter ces infâmes, on attend que par l’explosion de leur complot ils se livrent et se signalent eux-mêmes afin que pas un ne puisse échapper !…

— Oser se couvrir du noble uniforme d’un militaire de la république pour servir les intérêts du tyran ! reprit l’aubergiste de plus en plus exaspéré. Ah ! pourquoi le supplice de la roue n’existe-t-il plus ?…

J’avoue que, quoique ma feuille de route fût en règle, je me sentais très-mal à mon aise en entendant tenir ces propos. Heureusement que, retiré dans un coin de la salle, l’ombre cachait ma rougeur !

Lorsque cinq minutes plus tard l’on servit le souper, et que je sortis, pour prendre place à la table commune, de l’angle obscur où je m’étais tenu jusqu’alors, je vis que mon apparition contrariait assez vivement le patriote colporteur de nouvelles.

Craignant que cet homme, dans la prévision que je ne fusse un conspirateur qui voulait se venger de son indiscrétion, ne songeât à me dénoncer, je m’empressai de prendre place à ses côtés et d’engager la conversation avec lui.

— Ce que vous venez de nous apprendre, au sujet de ces espions piémontais, déguisés en soldats républicains, ne m’étonne nullement, citoyens, lui dis-je ; j’arrive moi-même de l’armée, et je suis plus à même que qui que ce soit de connaître la perfidie et la ruse des Piémontais ! Seulement je n’aurais jamais cru qu’ils eussent une telle audace.

— L’audace des satellites des tyrans, lorsqu’ils agissent dans l’ombre, est aussi grande que la lâcheté qu’ils montrent quand on découvre leurs trames ténébreuses, me répondit sentencieusement le sans-culotte. Mais qu’ils tremblent, l’œil du pouvoir est ouvert sur eux !

— Ainsi, vous croyez que l’intention de ces infâmes est de s’emparer par trahison de Toulon ?

— Cela ne fait pas un doute pour tous les esprits clairvoyants. Si le comité de salut public n’avait pas déployé autant d’énergie et exercé une si incessante surveillance, il y a longtemps déjà que ces misérables eussent accompli leur criminel dessein.

— Vous me faites vraiment trembler !

— Oh ! rassurez-vous. Je vous le répète : toutes les mesures sont prises.

Pendant le temps que dura le souper, j’eus soin de ne pas laisser tomber la conversation que j’avais si diplomatiquement engagée avec le cousin du secrétaire du comité de surveillance ; lorsque nous nous levâmes de table, j’étais au mieux dans son esprit : il faut dire que je m’étais extasié devant ses moindres propos, et que j’avais paru accepter les grosses balourdises qu’il me débitait avec un rare aplomb, comme autant d’oracles.

Je n’ignore pas que cet aveu ne prouve guère en faveur de l’indépendance de mon caractère, mais il est impossible de nos jours de ne pas sacrifier quelquefois sa franchise en faveur de sa sécurité. Au reste, je regrettais amèrement d’avoir cédé à ma curiosité en me rendant à Toulon, et je me promettais de quitter cette ville dès le lendemain matin, si rien ne s’opposait à mon départ.

J’allais me retirer dans le mauvais grabat où j’avais déjà déposé mon modeste bagage, et où je devais passer la nuit, lorsque tout à coup une rumeur lointaine ; qui semblait produite par une grande agglomération de monde, arriva jusqu’à nous et me retint dans la salle à manger.

Bientôt cette rumeur se rapprocha de l’hôtel du Grand-Cerf ; des clameurs furieuses retentissaient dans les airs.

— À mort les traîtres ! à la lanterne les espions ! À bas les satellites des tyrans ! À la lanterne ! à la lanterne !

À peine ces cris venaient-ils de frapper mes oreilles que j’aperçus, en m’élançant au balcon, deux hommes qui, tout meurtris et ensanglantés, fuyaient devant la foule.

L’un de ces hommes, le plus jeune des deux, gravement touché sans doute par quelque projectile, n’avançait qu’avec peine et grâce, — on le comprenait à l’expression de douleur qui affectait son visage, — à un puissant effort de volonté. Je compris qu’il était perdu.

En effet, à peine avais-je fait cette réflexion qu’un bâton lancé avec autant de force que d’adresse, atteignit l’infortuné fuyard dans les jambes et le renversa.

Avant qu’il eût le temps de se relever, la foule, semblable à une meute de chiens affamés, se jeta sur lui, et il disparut un moment en entier sous les coups de ses ennemis.

Cette scène se passait juste devant la porte de l’hôtel et au pied d’un réverbère, qui l’éclairait de sa lueur sinistre et blafarde. C’était affreux.

À peine quelques secondes se furent écoulées, que le malheureux, relevé par vingt bras, s’éleva au milieu de la foule.

— À la lanterne l’espion piémontais ! criait-on de tous les côtés.

Que le lecteur juge de l’étonnement et de l’émotion que j’éprouvai en reconnaissant dans le prétendu espion piémontais le serrurier Antoine, mon compagnon de route.

La première pensée fut d’élever la voix en sa faveur ; mais en réfléchissant combien, grâce aux faux bruits qui circulaient sur les prétendues menées des agents de l’étranger, ma position était mauvaise, je me tus.

Je suis persuadé que si j’eusse pris la défense de cet infortuné, mon sort eût été semblable au sien.

La foule bien assurée que sa victime ne pouvait désormais lui échapper, et désireuse d’augmenter le spectacle de son agonie, cessa pendant un moment de pousser des cris, afin de s’amuser des réponses de l’infortuné.

— Odieux satellite ! s’écria un des orateurs ou des meneurs de la ville, avoue-nous ta trahison entière et nous te ferons peut-être grâce.

— Je ne puis avouer ce qui n’existe pas, répondit Antoine d’une voix rendue rauque par la fatigue, la douleur et la peur. Comment voulez-vous que je me reconnaisse pour Piémontais lorsque je suis Picard !

— Aussi lâche et aussi rusé que traître reprit l’orateur. Vraiment, citoyens, cet homme n’imite-t-il pas à ravir l’accent picard ? Heureusement que nous sommes trop clairvoyants pour nous laisser prendre à une semblable ruse !

— Mais, citoyens, mais mes amis, écoutez-moi, je vous en conjure, continua le pauvre serrurier, d’une voix suppliante… Sur mon honneur, sur la tête de ma mère, je vous jure que je suis innocent… Mais, écoutez-moi donc… Vous voyez bien que je n’ai plus la tête à moi… Je suis victime d’une grossière erreur… Tout cela va s’expliquer… Vous allez voir !

— Ils s’obstine dans son mensonge, le gredin ! s’écria un homme couvert d’une carmagnole, et que je reconnus pour être le même que celui devant lequel Antoine, par esprit de bravade et d’opposition, s’était vanté, lors de notre entrée dans la ville, de prendre à lui seul Toulon.

— Il s’obstine, le gredin ! répéta le délateur. Eh bien, moi, citoyen, je jure sur la tête de Robespierre, sur l’autel de la liberté, sur la constitution, que j’ai, de mes propres oreilles, entendu ce satellite se vanter de reprendre Toulon, et de combattre pour la cause des Capets. Oseras-tu renier ce propos, que tu as tenu devant moi, misérable ?

— Ce propos était une plaisanterie, répondit le serrurier d’une voix sourde ; — je voulais m’amuser aux dépens d’un compagnon…

-— Ah ! c’était une plaisanterie, reprit l’orateur avec une grande véhémence. Au fait, l’esclavage et l’abrutissement des peuples ; le triomphe des rois, la misère des paysans, la dîme, la corvée, les droits du seigneur, ne sont-ce pas, en effet, de charmantes plaisanteries pour les serviteurs et les agents des tyrans ! Ah ! combattre pour la famille abhorrée des Capets, te semble une plaisanterie ! Reprendre Toulon ! une plaisanterie ! Soit ! nous aussi, nous savons plaisanter ! Et pour te le prouver, nous allons te pendre !

Une tempête de cris et de hurlements salua ces paroles.

— Voici une corde, s’écria en ce moment une voix aiguë, qui perça à travers les clameurs de la foule.

C’était un enfant, un de ces hideux vagabonds, comme en comptent malheureusement toutes les grandes villes, qui venait de parler ; son offre fut accueillie par des bravos retentissants,

Alors se passa un de ces spectacles sans nom auxquels on assiste en croyant que l’on rêve et dont le souvenir vous poursuit le reste de vos jours. Antoine, saisi par la foule, frappé, terrassé, meurtri, broyé, fut attaché à la fatale corde, et bientôt son cadavre suspendu à la lanterne se balança, frémissant, dans les airs.

Quant à moi, je m’enfuis épouvanté.

Ce ne fut que plus tard que j’appris combien le supplice de ce pauvre innocent avait été plus cruel encore que je ne me l’étais imaginé. La corde fournie par le petit vagabond, grosse tresse en paille, n’avait pu rendre le terrible office que l’on attendait d’elle, et le malheureux Antoine avait dû subir une agonie d’une demi-heure !

Il faisait à peine jour le lendemain matin, lorsque je descendis de mon grabat, en toute hâte, sans m’être couché. Je payai ma faible consommation et m’empressai de sortir de Toulon.

J’avais l’imagination tellement assombrie et frappée par l’horrible scène nocturne de la veille, que tout en marchant je chantais la Marseillaise à tue-tête. Je suis persuadé que j’eusse crié en ce moment, sans me faire prier : Vive Robespierre !

Ce ne fut qu’en arrivant à La Ciotat que, grâce au bienveillant accueil que me fit la jeune hôtesse de l’auberge où j’entrai, que je recouvrai un peu de tranquillité d’esprit.

Cette jeune femme partit d’un grand éclat de rire lorsque je lui montrai ma feuille de route d’invalide.

— Je vois ce que c’est, me dit-elle, quelque grave intérêt vous rappelle, sans doute, dans l’intérieur. Eh bien ! croyez-moi, en passant à Marseille, allez rendre une visite à mon frère qui est établi doreur dans cette ville, et il arrangera cela !

— Mais, citoyenne, je vous jure que mes rhumatismes sont seuls…

— Oui, oui, je connais cette histoire ! Vous êtes discret, c’est très-bien. Allez, je vous le répète, voir mon frère, et soyez persuadé que, quoiqu’il ne remplisse aucune fonction publique, il jouit d’un grand crédit, et qu’il vous fera obtenir ce que vous désirez, soit l’incarcération d’un rival, soit l’élargissement de prison d’une personne qui vous est chère.

Ne tenant pas absolument à convaincre l’hôtesse de l’auberge de La Ciotat que j’étais un simple volontaire, qui quittait l’armée tout bonnement pour retourner dans sa famille, je pris, afin de couper court à ses demi-mots d’intelligence qui m’agaçaient, la lettre qu’elle me remit pour son frère.

Me voici enfin à Marseille ! Que dis-je ! Marseille n’existe plus. Les maisons qui bordent ces rues silencieuses semblent abandonnées et ressemblent à autant de tombeaux. On se croirait dans un colossal cimetière, si ce n’était que, de temps en temps, on entend retentir le tambour.

Le soir de mon arrivée, je fus me promener sous le fort Saint-Jean ; mais cette promenade, loin de dissiper ma tristesse, ne fit que l’augmenter encore ; car j’aperçus à travers les grilles d’une fenêtre basse de ce fort, de pauvres suspects qui y étaient détenus, et qui attendaient, je n’ose dire leur jugement, mais leur condamnation.

Il y avait si peu d’espérance dans les yeux abattus de ces malheureux, tant de pâleur et de souffrance sur leurs visages amaigris, que je compris qu’ils s’attendaient à l’échafaud. Chose bizarre vraiment que l’esprit humain ! Au moment où je m’attendrissais sur le sort de ces victimes, mon regard rencontra, collée sur les murs du fort, une affiche qui appela toute mon attention. Je m’approchai pour la lire et je vis que c’était une affiche de théâtre qui annonçait pour le soir même la représentation de Acétophilé, — comédie, — et du Dragon et des Bénédictines !

Dix minutes plus tard, — qu’on explique cette action comme on voudra, — je prenais un billet des premières loges, et j’entrais dans le théâtre.

À peine eus-je mis les pieds dans la salle du spectacle, qu’une odeur forte et nauséabonde tout à la fois me suffoqua, et me fit regretter ma démarche ; au total, ma curiosité ne tarda à l’emporter sur le dégoût que me faisaient éprouver les émanations de l’ail, et je résolus de rester pour voir comment savait s’amuser ce peuple, dont la ville était si triste.

Seulement, au lieu de monter dans les loges, je me plaçai au parterre, au milieu des soldats, des mariniers et des ouvriers, et je me hâtai d’allumer un cigare.

À travers le nuage de fumée produit par toutes les pipes qui se fumaient au parterre, j’essayai de distinguer la physionomie de la salle. Je ne pus y parvenir qu’après quelques minutes, c’est-à-dire lorsque je fus un peu acclimaté à l’épaisse atmosphère qui m’enveloppait.

Quel grotesque coup d’œil présentait la salle ! Combien la révolution avait changé l’aspect des premières loges.

Plus de ces belles toilettes luxueuses et de bon goût, qui devenaient le texte des conversations du lendemain d’une représentation ; plus de ces mains effilées et blanches qui ressortaient si belles sur les rebords de velours des loges ; plus de riches dentelles et de diamants étincelants. Partout des figures communes, des mises sales et débraillées, des interpellations grossières ou de mauvais goût, un langage des halles !

Bientôt certains spectateurs, pour abréger l’attente du lever du rideau, trouvèrent une victime. C’était un gros homme vêtu de vert, ayant ses cheveux poudrés emprisonnés dans une bourse, et qui, occupant à lui seul une loge, devint le point de mire de l’assemblée, sous le prétexte qu’il leur tournait à moitié le dos.

Voyant que le gros homme était insensible aux cris, aux moqueries et aux plaisanteries qui lui étaient adressées, l’on passa bientôt aux menaces :

— À bas l’habit vert ! à bas la livrée du ci-devant frère du tyran !

Le gros homme, aussi immobile que le pilastre contre lequel il s’était appuyé, ne semblait seulement pas s’apercevoir de cette tempête : ce sang-froid et ce dédain exaspérèrent ses ennemis à un tel point, que bientôt, oubliant toute mesure, ils songèrent à envahir la loge et menacèrent de mort le citoyen vêtu de vert.

Déjà les plus furieux se levaient pour accomplir ce dessein, lorsqu’un officier municipal parut dans une loge d’avant-scène et réclama le silence.

Des huées accueillirent cette prétention, et une pomme, — je demande pardon de ce détail trivial, — lancée avec une grande violence, atteignit le visage du fonctionnaire public, qui se couvrit de sang.

Des bravos frénétiques et des vivats enthousiastes prouvèrent le plaisir que causait ce triomphe aux perturbateurs.

— Le feu aux loges ! qu’on démolisse la salle ! qu’on attache le valet des tyrans en guise de lustre ! dirent plusieurs voix de matelots avinés.

— Oui ! c’est cela ! le feu à la salle, répétèrent en chœur les gens les plus animés. Le valet suspendu en guise de lustre ! Bravo ! bravo !…

À ces menaces, que l’animation et la pantomime de ceux qui les proféraient rendaient possibles, les femmes placées dans les loges se levèrent avec empressement, et une inexprimable confusion s’ensuivit.

Quant à moi, voyant que l’affaire prenait une mauvaise tournure, et jugeant parfaitement inutile de m’exposer à recevoir quelque mauvais coup dans une bagarre qui ne me regardait en rien, je me glissai vers la porte de sortie, et m’élançai dans le corridor.