Les Étapes d'un volontaire (Duplessis)/II/XI

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Alexandre CADOT (2p. 44-48).

XI

La première personne que j’aperçus fut le malheureux officier municipal qui avait été si mal accueilli ; il causait avec un tout jeune homme, dont le costume d’une certaine élégance contrastait d’une étrange façon avec les haillons de la foule.

Ce jeune homme, en m’apercevant, poussa une exclamation de surprise ; puis, s’avançant vivement vers moi, il me prit dans ses bras et me serra à m’étouffer contre son cœur.

— Quoi, ingrat ! tu m’as oublié, tu ne me reconnais plus ? me dit-il.

— Est-ce possible ! toi, Jouveau ! mon cousin ! m’écriai-je.

— Moi-même, cher ami ! Que je suis donc heureux de te revoir !

— Citoyen, — dit l’officier municipal en s’adressant à mon cousin Jouveau, dont je parlerai plus en détail tout à l’heure, — entends-tu ces cris !… Ces furieux vont démolir la salle, si tu n’y prends garde !… Peut-être bien la ville de Marseille sera-t-elle en insurrection ce soir !

— C’est vrai, j’oubliais ! dit Jouveau avec sang-froid. Faisons taire ces braillards. S’adressant alors vivement à moi : As-tu sur toi une feuille de grand papier ? me demanda mon cousin.

— J’ai ma feuille de route !

— Cela suffit : donne-moi la vite et suis-moi !

— Mais que comptes-tu faire ?

De nouveaux hurlements, qui firent trembler la salle, ne permirent pas à mon cousin de me rejoindre : il se hâta de s’élancer vers une loge dont l’officier municipal lui ouvrit la porte et dans laquelle il se précipita.

— Le représentant ! s’écria l’officier municipal.

À ce simple mot, la tempête qui grondait dans la salle s’apaisa comme par enchantement : il se fit un profond silence.

Jouveau s’avançant alors jusqu’au bord de la loge, déplia ma feuille de route, et entonna plutôt qu’il ne lut l’arrêté suivant :


« Égalité, fraternité, liberté ou la mort !

« Le représentant du peuple, envoyé par la Convention nationale dans le département des Bouches-du-Rhône, avec des pouvoirs illimités, apprenant à l’instant même le trouble qui vient d’avoir lieu ici :

« Considérant : 1° La souveraineté du peuple, violation de la loi ; considérant : 2° trames, fils des conspirations Pitt et Cobourg ; considérant : 3° foudre du peuple, glaive de la loi, hache vengeresse, échafaud, têtes tombant, sang impur.


« Arrête :

« Article 1er. La loi sur la liberté des costumes, la tranquillité des spectacles patriotiques sera scrupuleusement exécutée !

« Article 2. Les instigateurs, fauteurs, complices, participants et adhérents du trouble qui vient de se manifester dans la salle de spectacle, seront poursuivis et jugés révolutionnairement suivant toute la rigueur des lois.

« Article 3. Tous les bons citoyens seront tenus, à peine d’être déclarés complices et punis comme tels, de venir dénoncer les individus dénommés en l’article ci-dessus.

« Article 4. Extrait du présent sera envoyé à toutes les communes afin qu’elles aient à s’y conformer.

« Fait et arrêté à Marseille, le 3 messidor de l’an II de la République une, indivisible, immortelle et impérissable.

« Le représentant du peuple,
« Signé, N***.
« Pour copie conforme,
« Signé Curtius, secrétaire. »


Curtius, après avoir entonné ce décret, replia gravement ma feuille de route et s’assit : l’orchestre se mit aussitôt à jouer des airs patriotiques, puis la toile se leva.

Il y avait alors près de dix-huit mois que je n’avais assisté à aucune représentation théâtrale ; je ne pus exprimer l’étonnement profond que me causa le nouveau genre de déclamation alors en vogue.

Les acteurs, semblables à des maniaques ou à des possédés, hurlaient leurs rôles d’une voix de stentor et avec une énergie sans pareille. Chaque fois qu’ils prononçaient les mots de « liberté, peuple, oppression, tyrans, » on eût dit qu’ils étaient en proie à une attaque d’épilepsie ou qu’ils voulaient se jeter sur le parterre.

De leur côté, les spectateurs, c’est une justice à leur rendre, tombaient en pâmoison et applaudissaient avec un enthousiasme qui tenait du délire à toutes les tirades débitées contre les rois, le despotisme, la noblesse et le clergé. Leurs transports se traduisant alors en gestes désordonnés, ils faisaient trembler les galeries sous leurs pieds et couvraient le parterre d’un nuage de poussière.

— À présent que la tranquillité est rétablie, me dit Jouveau-Curtius, il faut que j’aille voir un peu pourquoi ce gros homme habillé de vert a provoqué, ainsi qu’il l’a fait, le public. Peut-être y a-t-il là une affaire !…

— Où te reverrai-je, Jouveau ?

— Attends-moi ici, je reviens tout de suite.

Quelques mots à présent sur mon cousin Jouveau que je venais de retrouver d’une façon si inattendue, et jouissant d’un si grand crédit.

Jouveau et moi avions été camarades de collége, et comme mon bon père, lié jadis avec la famille de mon ami, servait de correspondant à ce dernier et le faisait sortir avec moi, nos condisciples s’étaient figuré que nous étions, Jouveau et moi, parents, et nous avions fini tous les deux, après avoir plaisanté de cette prétendue alliance, par la prendre au sérieux, et par nous traiter de cousins.

Mon cousin Jouveau, je dois cet aveu à la vérité, n’était rien moins qu’un bon écolier. Affligé d’un esprit inquiet, turbulent, aimant le plaisir avec passion, peu délicat sur les moyens à employer pour satisfaire ses désirs, il vendait au collége ses effets d’habillements, ses livres, empruntait de l’argent à droite et à gauche, et montrait les plus fâcheuses et précoces dispositions de dissipation.

Au demeurant, Jouveau, exclusivement occupé de lui-même, n’était nullement méchant avec ses camarades ; oubliant aussi facilement une injure qu’un service reçu, selon que son intérêt le lui conseillait, il ne voyait dans ses amis que des gens qui pouvaient lui rendre service. Un esprit vil et ingénieux, un fond de gaieté inépuisable, faisaient rechercher Jouveau par ceux-là mêmes de ses camarades qui l’exploitaient avec le plus d’impudence, et qui connaissaient le mieux son féroce égoïsme : Jouveau amusait.

Au reste, j’ai peut-être tort, au point de vue de la reconnaissance, de mettre ainsi à nu les défauts de mon cousin, car si Jouveau aimait quelqu’un au collége, c’était certes moi. Ma gravité, ma taciturnité et ma franchise lui en imposaient singulièrement : il me craignait bien autrement que notre régent ; un reproche de moi le faisait pâlir.

Depuis sept ans à peu près que mon cousin Jouveau avait été renvoyé du collége, cette fois était la première que nous nous retrouvions ensemble.

— Eh bien ! lui dis-je lorsqu’il rentra cinq minutes plus tard dans la loge, as-tu appris quel est cet original qui a mis ainsi la salle en insurrection ?

— J’apprends et je sais tout, me répondit-il en souriant. Quant à l’homme habillé de vert, il n’y a rien d’étonnant dans sa conduite ; c’est un sourd et muet de naissance qui ne se doutait seulement pas des hurlements poussés par le public.

— Comment, tu apprends et tu sais tout ! répétai-je. Es-tu donc investi d’un pouvoir extraordinaire ? Je ne te cacherai pas que la façon dont tu as fait rentrer le parterre dans l’ordre m’a beaucoup intrigué. Qu’es-tu donc ?

— Je ne puis répondre à cette question que par un récit. Je remets donc les explications que tu demandes à la sortie du spectacle.

Une heure plus tard, la toile se baissa, et Jouveau ou Curtius, car c’était là le nom nouveau de mon cousin, me prenant par le bras, m’entraîna avec lui : je remarquai que chacun s’écartait avec respect devant mon cousin, puisque cousin il y a, pour lui faire place.

— Cousin, me dit-il, lorsque nous fûmes dans la rue, je puis, à présent, satisfaire ta curiosité. Tu vois en moi le secrétaire général, intime et particulier, d’un représentant en mission !

— Reçois tous mes compliments sur ton élévation. Je vois que tu as su faire ton chemin.

— Mais oui, pas mal. Il n’y a pourtant que six mois que je suis entré dans la vie politique. Mon représentant est le meilleur vivant qu’il soit possible d’imaginer. Aimant par-dessus tout le plaisir et ayant en moi une confiance absolue et sans bornes, il représente, mais c’est moi qui gouverne. Curtius, m’a-t-il dit, il y a trois mois de cela, à la suite d’un fabuleux dîner qui dura quarante-huit heures, Curtius, je suis un bel homme, et je représente mieux que personne au monde ; mais j’ai le travail en horreur.

Partageons-nous donc la besogne. Moi, je vais me montrer ici à la foule, je recevrai les députations, je haranguerai les délégués des comités : toi, tu t’occuperas de toutes les affaires administratives et politiques, tu prendras les arrêtés, tu rédigeras mes rapports. Je m’en rapporte entièrement à ton expérience et à ton patriotisme. Ce marché te convient-il ? — Parfaitement, ai-je répondu ; car je ne suis pas assez sot pour refuser le pouvoir. — Vous pouvez compter, citoyen représentant, que je m’arrangerai à vous faire une vie tissée de soie et d’or. — C’est ce que je demande, et je vois que tu comprends à demi-mot. Je m’en rapporte à toi du soin de ne me laisser manquer de rien.

En effet, depuis cette conversation, la confiance de mon représentant en moi est telle, qu’il me délivre toujours vingt signatures en blanc à l’avance pour les expéditions des affaires pressantes qui pourraient le déranger de ses plaisirs. Mais il se fait tard, et il faut qu’avant de me coucher, je rédige et fasse expédier l’arrêté que j’ai pris au nom de mon représentant, à propos du trouble qui a eu lieu à la comédie ce soir. Bonne nuit, cousin ; je ne puis t’exprimer la joie que me causent ta présence à Marseille et notre rencontre, Aussitôt que tu seras levé demain, viens me voir, nous déjeunerons ensemble.

Le lendemain, j’y étais dès sept heures du matin, — car nous étions aux plus longs jours de l’été, — chez le citoyen Curtius. Son valet me répondit que son maître dormait encore et qu’il ne serait visible que vers les onze heures.

Lorsque je vins à l’heure désignée, je trouvai l’antichambre de Curtius-Jouveau remplie de toutes sortes de gens et j’eus beaucoup de peine à pénétrer jusqu’à lui.

Curtius, assis près d’un bureau dans son cabinet de travail, avait encore son bonnet de nuit ; devant lui était placé un papier blanc, et une plume à la main, il semblait indécis de savoir s’il devait oui ou non céder aux instances de deux jeunes solliciteuses qui lui souriaient de la plus séduisante façon.

— Ah ! te voilà, cousin, dit-il en m’apercevant ; sois le bienvenu. Mes enfants, continua-t-il en s’adressant aux jeunes filles que mon entrée avait tout décontenancées, je ne vous cacherai pas que j’ai soupé fort tard hier au soir, que je suis ce matin d’une humeur désagréable, et que votre présence, loin de me distraire, me fatigue. Revenez voir demain matin si je suis dans une meilleure disposition d’esprit. Aujourd’hui, je renonce aux affaires qui peuvent se remettre.

— Mais, citoyen, dit la plus âgée, ou, pour être plus exact, la moins jeune des deux solliciteuses, qui pouvait avoir dix huit ans au plus, notre pauvre mère se désespère !… Un jour de captivité de plus représente un siècle pour les malheureux qui souffrent !…

— Je n’aime pas que l’on insiste auprès de moi, citoyenne, répondit sèchement Curtius. Au total, depuis trois mois que votre mère est incarcérée, elle a dû s’habituer à la prison, et vingt-quatre heures de captivité de plus ou de moins ne sont rien pour elle. Après tout, si revenir vous dérange, rien ne vous force à cette nouvelle démarche.

= Oh ! cela ne nous dérange nullement, citoyen, se hâta de dire la jeune fille, nous reviendrons. À revoir, citoyen !…

Les deux jolies solliciteuses saluèrent alors humblement mon cousin Jouveau et s’éloignèrent en essayant de sourire : je vis trembler des larmes dans leurs yeux.

— Que signifie ta conduite, Jouveau ? dis-je alors sévèrement à mon ancien camarade ; je te connaissais égoïste, mais je ne te savais pas inhumain ! Pourquoi avoir montré cette dureté à ces pauvres enfants ?

— Je t’assure, cousin, me dit tranquillement Jouveau, que tu t’abuses complètement sur mon compte ; personne n’est moins cruel que moi. Seulement, j’ai pour règle de conduite invariable et constante de ne me gêner en rien pour personne ! Ces jeunes filles m’ennuyaient, je les ai donc priées de s’éloigner… Voilà tout.

Jouveau achevait à peine de prononcer ces mots quand un tout jeune homme entra dans le cabinet.

— Ah ! c’est toi, Horatius Coclès ! s’écria Curtius, Va-t’en dire à Fabricius et aux deux Gracchus de travailler, toute affaire cessante, à mettre au net les lettres pour le comité de sûreté générale. Quant à toi, cousin, continua Jouveau en se levant de dessus son fauteuil et en jetant au milieu de la chambre son bonnet de nuit, suis-moi, je vais te présenter à l’illustre N***, mon très-cher représentant…

— Que veux-tu que je lui dise à ton représentant ? Je n’ai nullement besoin de le voir.

— Veux-tu bien te taire, malheureux ! Est-ce que tout le monde n’aime pas à se réchauffer aux rayons du soleil ! Ignores-tu donc l’immense pouvoir dont jouit un représentant en mission ? Allons, trêve de réflexion, et suis-moi.

En traversant l’antichambre de Jouveau, puis ensuite celle du représentant, je remarquai que les solliciteurs saluaient mon cousin avec autant d’humilité et de respect que s’il eût été un Richelieu ou un Louis XIV. Tous ces gens qui s’indignaient au souvenir de la cour étaient certes plus obséquieux et plus vils que les plus éhontés courtisans de la monarchie : seulement s’ils s’abaissaient avec autant d’humilité que les habitués de l’Œil-de-Bœuf, ils ne possédaient pas la même grâce que ces derniers.

— Attends-moi un moment ici, me dit Jouveau lorsque nous eûmes pénétrés dans les appartements occupés par le représentant, et que nous ne fûmes plus séparés de lui que par une seule pièce, je vais avertir le grand homme de ta présence.

Jouveau entra alors, en laissant la porte ouverte derrière lui, dans le salon où se tenait le chargé des pouvoirs de la Convention.

— Ah ! c’est toi, mon ami, s’écria une voix que je conjecturai être celle de N***, sois le bienvenu ! Qu’y a-t-il de nouveau ? Que dit-on dans la ville ?

— Vraiment, citoyen représentant, s’écria mon cousin sans répondre à la question qui lui était adressée, je n’ai jamais vu un teint plus égal et meilleur que celui que vous avez ce matin.

— Tu trouves, Curtius ? cependant j’ai passé la plus grande partie de cette nuit à souper ; je dois toutefois avouer que cet extra ne m’a pas plus pesé que s’il se fût agi d’avaler un biscuit, dit le représentant d’un ton satisfait.

— Le fait est que votre estomac est bien le plus fort que la Conveniton possède.

— Oui, je confesse que la nature n’en à pas trop mal agi à mon égard…

— Elle vous a traité en enfant gâté, citoyen représentant.

— Trève de compliments, mon cher Curtius, dit le puissant personnage d’un ton qui était loin de sentir la colère ; causons un peu d’affaires. Il paraît que j’ai pris, hier au soir, un arrêté au sujet des troubles qui ont eu lieu à la comédie.

— Oui, citoyen représentant, je viens de le faire transcrire sur le registre ; si vous désirez en prendre connaissance, je vais vous le lire : vos considérants sont peut-être un peu longs, mais ils n’en valent pas moins pour cela…

— Je m’en rapporte à toi, Curtius ; mais, dis-moi, comment as-tu pu donner lecture de ce document, qui n’était pas composé à l’avance, puisque tu ne t’attendais pas à l’événement qui l’a provoqué ?

— je l’ai improvisé, représentant !

— Tout d’une haleine et sans hésiter, Curtius ?

— Oui, représentant ; tout d’une haleine et sans hésiter.

— C’est à ne pas y croire. Vraiment, tu es doué d’un esprit hors ligne, Curtius.

— Quand on aime sa patrie, représentant…

— Oh ! connu. Mais poursuivons notre travail. As-tu à présenter quelques pièces ce matin à ma signature ?

— Oui, représentant, plusieurs : des arrêtés, des mesures de police et de sûreté générale.

— Très-bien ; passe-moi ma plume ; je m’en rapporte à toi. Ah ! j’oubliais : à propos de mesures de sûreté générale, point de faire opérer l’élargissement du ci-devant comte de Saint-***…

— Mais, citoyen représentant, les preuves qui existent de la culpabilité du comte de Saint-*** sont accablantes : son dossier est le plus chargé de tous ceux de notre police, et des patriotes nous ont dernièrement adressé une pétition pour demander sa mise en jugement, et, par suite, son exécution au plus vite.

— Curtius ! tu manques d’esprit, s’écria le représentant, fouilles tes cartons avec plus de soin, et tu y trouveras au contraire une demande signée de la plupart des patriotes les plus illustres du département, qui me prient de relâcher le comte de Saint-***, victime d’une erreur, et du patriotisme duquel ils répondent.

— C’est bien, citoyen représentant, je trouverai ce document, et ce soir au plus tard le comte sera libéré. N’avez-vous plus d’ordres à me donner ?

— Réflexion faite, Curtius, l’ordre d’élargissement ne doit être que provisoire. Quant à cette lettre dont tu m’as parlé, envoyée et signée par des gens sans aveu, qui en veulent à ce pauvre diable de comte de Saint-***, jette-la au feu !

— Puis-je vous demander, citoyen représentant, sans commettre une indiscrétion, s’il y a longtemps que vous avez vu la délicieuse fille de l’ex-ci-devant comte ?

— Hier au soir, mauvaise langue ; mais tais-toi, Un galant homme doit être discret… Ah ! j’oubliais encore… Quant aux vieilles demoiselles de R…, qui m’assiégent de lettres, de visites et de supplications pour obtenir la mise en liberté de leur tante, tu leur feras comprendre que la rigueur de mes devoirs s’oppose à cela… que si elles insistaient et me fatiguaient encore de leurs sempiternelles jérémiades, je serais forcé de punir le scandaleux intérêt qu’elles portent à une suspecte. Qu’elles prennent garde !… Continue ton rapport, Curtius.

— Il vous reste encore, citoyen représentant, à statuer sur le sort de la famille de M…

— Qu’on l’envoie au tribunal révolutionnaire !…

— Mais elle se prétend tout à fait innocente de l’accusation qui pèse sur elle.

— Au tribunal révolutionnaire, te dis-je !

— À ne vous rien cacher, représentant, j’ai parcouru le dossier de cette famille sans trouver contre elle non-seulement une seule preuve de culpabilité, mais même encore un seul prétexte d’accusation.

— Que me chantes-tu là, Curtius ! Sache que toutes les fois qu’il s’agit de prouver la criminalité d’un noble ou d’un prêtre, les preuves ne doivent et ne peuvent manquer ; c’est là une règle de conduite dont je ne me départirai jamais, et qui n’a été recommandée, lors de mon départ, par Amar et Verdier.

— Mais, citoyen représentant, le comte de Saint-***, dont vous devez signer l’élargissement aujourd’hui, est noble cependant, si je ne me trompe !…

— Mauvais plaisant, tu sais bien que j’ai mes raisons pour…

— Et moi aussi, donc, j’ai les miennes, interrompit Jouveau, pour m’intéresser à la famille de M***.

— Ah ! mon gaillard ! s’écria le représentant en partant d’un grossier éclat de rire, il paraît que vous n’êtes pas aussi accaparé par vos affaires que vous voulez bien le prétendre. Eh bien ! va pour l’élargissement de la famille de M***.

Le représentant, après avoir accordé à son favori l’élargissement de la famille de M***, à laquelle ce dernier paraissait s’intéresser si vivement, reprit, après un court moment de silence, la parole :

— Curtius, dit-il, tu sais que je n’ai rien à te refuser ; toutefois je te prierai, mon fils, de t’occuper le moins que tu pourras de la noblesse. N’oublie point que plus nous enverrons de ci-devants au tribunal révolutionnaire, et plus la durée de notre mission se prolongera. As-tu terminé ton rapport ? Je ne sais, mais il me semble que tu as oublié encore certaines affaires.

— Vous avez raison, représentant, il me reste à vous soumettre le petit état de cette décade !

— Ah ! ah ! je suis tout oreilles. Voyons un peu cela.

— Reçu : 1o  de X* 2,400 livres ; 2o  de XX* 6,000 livres ; 3o  de XXX* 1,200 ; 4o  de XXXX* 2,000 livres ; total, 11,600 livres.

— Réellement, mon cher Curtius, tu es doué de remarquables talents administratifs ! s’écria le représentant d’une voix joyeuse. Il est à regretter, dans l’intérêt de la France, que tu ne sois pas ministre des finances.

— Attendez pour me louer, citoyen représentant ; que vous ayez entendu l’aveu qu’il me reste à vous faire. Sur ces 11,600 livres, j’ai reçu 2,000 livres en assignats.

— Deux mille livres en assignats, misérable ! répéta le représentant en changeant de gamme, c’est-à-dire d’un ton furieux. Tu veux donc me ruiner, m’ôter les moyens de soutenir dignement mon rang ? Et quel est le coquin qui a osé te traiter, toi, mon secrétaire intime, avec un tel sans-façon ? Vite son nom, que je lance contre lui un mandat d’arrêt. Réellement, plus l’on avance dans la vie, et plus l’on se convainc chaque jour qu’il ne faut être bon pour personne. Je devrais être sans pitié, et renvoyer tous les conspirateurs devant le tribunal révolutionnaire ! Voyons, j’attends le nom du bailleur d’assignats, quel est-il ?

— Citoyen représentant, dit Jouveau, cet homme n’avait que ces assignats pour toute fortune, et si je les eusse refusés, il m’eût été impossible de rien tirer de lui : il est, au reste, en ce moment, hors de notre atteinte. Après tout, comme j’ai moi-même le placement de ces assignats, je vous en tiendrai compte en or.

— À la bonne heure ! n’oublie point qu’à l’avenir, je te défends de recevoir, soit pour mon compte soit pour le tien, du papier ! Des gens qui ont mérité mille fois la mort, que l’on sauve de l’échafaud, et qui vous jettent des assignats à la tête ! Morbleu ! C’est par trop d’impudence ! Sachons garder notre dignité !…

— Le total de la décade est donc, je vous le répète, de onze mille six cents livres, citoyen représentant, c’est-à-dire huit mille sept cents, soit les trois quarts, qua je vous porterai aussitôt que toute cette foule de pétitionnaires, qui nous assiége, aura évacué la place.

— Quand tu voudras, mon cher Curtius ! tu sais que ma confiance en toi est sans bornes à présent. Toutes les affaires du jour sont terminées, je l’espère !

— Oui, citoyen représentant. À demain l’épuration des autorités constituées.

— Du tout, Curtius. J’entends que cette épuration ait lieu à la tribune de la Société populaire : cela sonnera mieux et fera meilleur effet.

— Oui ; mais ce sera le peuple qui nommera, et si vous êtes recherché pour les actes de votre mission, à qui aurez-vous recours ? Si vous avez besoin d’attestations, qui vous les donnera ? Il est donc plus prudent, si je ne me trompe, que vous vouliez bien prendre la peine de me désigner les noms des citoyens sur lesquels vous pouvez compter ; je m’arrangerai de façon à assurer leur élection, et qu’elle ait lieu par le peuple.

— Curtius, tu as autant de sens que d’esprit : je te donnerai ces noms !

— Parlerez-vous aussi, représentant, au président du comité révolutionnaire, à propos de cette livraison de tuiles que nous attendons depuis près de huit jours ?

— Le fait est que nous avons réellement besoin d’une remonte en linge ? mais que veux-tu ? le président du tribunal révolutionnaire prétend qu’il n’a pu se procurer une seule aune de batiste !

— Mensonge ! représentant, j’ai moi-même, pour détruire cette objection, que l’on oppose toujours comme fin de non-recevoir, fait mettre, il y a trois jours, les scellés sur la boutique du juif Isaac Noband, marchand toilier. Il se trouve aussi dans les maisons des reclus d’excellents caveaux où les vins dépérissent ! Eh bien ! croiriez-vous que vos domestiques ont toutes les peines imaginables pour se procurer le liquide nécessaire à notre stricte consommation ! Il me semble vraiment qu’il est temps, pour votre dignité, de mettre un terme à ce sans-façon avec lequel on agit envers votre personne !

— Ah ! tu trouves que l’on agit d’une façon cavalière avec moi, Curtius ! Parbleu, ne crains rien, je parlerai au président du tribunal révolutionnaire de la bonne manière ! Veux-tu être présent à notre entretien ?

— Je ne demande pas mieux, citoyen représentant, car, à vrai dire, je crains toujours que vous ne soyez dupe de votre excessive délicatesse et de votre trop grande bonté ! Vous connaissez les hommes, ils sont toujours disposés à confondre ces sentiments avec celui de la faiblesse ! Or, votre réputation, je ne le cache pas, m’est plus précieuse encore que la mienne…

— Je sais combien tu m’es attaché, Curtius !…

— Qui vous attaque me blesse. Tenez, hier encore, je n’ai pu retenir ma fureur en apprenant par notre police la façon dont certaines gens vous traitent…

— Ah bah ! on ose mal parler de moi, mon ami ? Est-il possible ! Et que dit-on ?

— Le respect, citoyen représentant, m’empêche de répondre à cette question.

— Je veux tout savoir ! Parle et ne me cache rien. Je te l’ordonne.

— Je dois vous obéir !… Eh bien ! citoyen représentant, mon sang bout d’indignation en répétant ces odieux propos ; on prétend que vous êtes un débauché, un goinfre, un voleur, un homme de sang, un imbécile !…

— Connais-tu les auteurs de ces infâmes calomnies ? demanda le représentant d’une voix qui me parut altérée par la colère,

— Mon devoir était de les rechercher. Oui, je connais ces misérables.

— Et quels sontils ?… Vite, Curtius, réponds !

— Celui dont les propos ont été les plus violents est le passementier Lemite ; vient après lui le nommé Roux, juge de paix de la section numéro 11 ; puis Lalune, secrétaire adjoint de la municipalité.

— Très-bien, Curtius ! Tu comprends qu’il faut délivrer au plus vite la République de ces contre-révolutionnaires. Tu vas prendre un arrêté bien circonstancié, bien soigné, bien limé, pour les faire traduire devant le comité de sûreté générale. Quant à moi, je vais écrire à l’instant même, de ma propre main, et de ma meilleure encre, trois lignes à Verdier. Je te promets que les infâmes conspirateurs n’échapperont pas à la peine qu’ils méritent si bien ! Au revoir, mon cher Curtius ; va expédier sans perdre de temps ces trois mandats d’arrêt, afin que ces abominables coquins soient arrêtés avant que je me mette à table ! Au revoir, mon fils.

— Je cours exécuter cet ordre, citoyen représentant. Toutefois, je vous demanderai auparavant la permission de vous présenter mon cousin, mon plus ancien et mon meilleur camarade de collége, qui vient d’arriver de l’armée d’Italie, muni des attestations les plus honorables. Si vous daignez, représentant, lui accorder votre protection, je vous en aurais une reconnaissance éternelle.

— Il demande sans doute quelque chose, ton cousin ! Eh bien ! écris, je signerai.

— Ah ! représentant, je n’attendais pas moins de votre bonté. Mais mon cousin ne demande qu’une seule chose, d’avoir l’honneur de vous être présenté.

— J’aime autant cela. Dis-lui que je le recevrai aujourd’hui même.

— Citoyen représentant, mon cousin est dans votre antichambre, où il m’attend.

— Et bien ! va le chercher et amène-le moi !

En entendant Jouveau se diriger vers la pièce où il m’avait laissé, je me reculai vivement et fus me mettre à une fenêtre qui donnait sur la cour, afin qu’il ne me soupçonnât pas d’avoir entendu la conversation qu’il venait d’avoir avec le représentant,

— Viens, cousin, me dit-il ; on t’attend.

Le représentant N***, que je voyais pour la première fois, était taillé sur le patron d’Hercule : il ressemblait assez à un vigoureux garçon boucher endimanché.

Il me reçut à merveille, me combla de caresses, et, interrompant Jouveau qui voulait commencer mon éloge :

— Ta parenté avec le citoyen et l’amitié que tu lui témoigne parlent assez en sa faveur, mon cher Curtius, lui dit-il. Au reste, à l’air franc, ouvert et martial de ton cousin, on ne peut mettre en doute qu’il ne soit un bon patriote. Adjudant, continua le représentant en se tournant de mon côté, je compte sur toi pour le petit dîner sans façon que je donne aujourd’hui à quelques bons sans-culottes. Je ne te retiens pas, car je suis accablé d’affaires ! à tantôt : on servira le potage à trois heures précises ! sois exact, je n’aime pas à attendre.

Après cette aimable invitation que je ne pus me dispenser d’accepter, l’illustre N*** me congédia d’un signe de main et je m’en fus avec Jouveau, fort contrarié de me trouver ainsi lancé, contre ma volonté, dans la haute société du devoir.

FIN DE LA DEUXIÈME SÉRIE